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Lettre de l’archevêque Basile Krivochéine au métropolite Juvénal de Toula,
à propos de la préparation du concile panorthodoxe

Le 5 novembre 1976.

À Mgr Juvénal, métropolite de Toula et de Belev, président du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou1.

Éminence,

Durant notre rencontre à Moscou en août dernier lors de la session de la Commission de dialogue théologique entre les orthodoxes et les anglicans2, vous m’avez demandé d’exprimer mon opinion à propos des thèmes de la future conférence [préconciliaire] panorthodoxe3. […]

La question [qui se pose]est celle de l’utilité de la convocation d’un concile panorthodoxe et non œcuménique, non parce que nous n’aurions pas le droit de convoquer un concile œcuménique sans les catholiques (c’est absurde, car l’Église orthodoxe n’a pas perdu sa plénitude4), mais parce que nous n’y sommes pas prêts et qu’il n’y a pour cela aucune nécessité théologique. Ce n’est que l’avenir qui pourradéterminer si ce concile est œcuménique ou est un « brigandage5 ». La question de la convocation même d’un concile panorthodoxe est actuellement compliquée et discutable. Je ne parle même pas du manque desmoyens financiers ainsi que des conditions sociopolitiques favorables, nécessaires à la convocation d’un « vrai » concile, c’est-à-dire d’un concile auquel assisterait la plénitude de l’épiscopat de toutes les Églises autocéphales,et qui siégerait suffisamment de temps pour étudier sereinement etdiscuter les questions à l’ordre du jour (dont l’étude préalable par des commissions de chaque Église ne peut aucunement remplacer leur discussion collective par le plérôme orthodoxe). En outre, il n’est pas certain que les résolutions théologiques seront d’un niveau convenable et pourront acquérir une autorité semblable à celle des décisions des anciens conciles. Et si c’est le cas, pourquoi donc prendre des résolutions théologiques qui perdront ensuite leur sens ? La seule question théologique dont devrait s’occuper le futur concile est la reconnaissance en tant que VIIIeœcuménique du concile de 879-880 sous le pape Jean VIII et le patriarche Photius, auquel toute l’Église — tant orientale qu’occidentale — était représentée pour la dernière fois, et oùle Symbole de Nicée-Constantinople fut proclamé en commun sans le Filioque6. Il convient aussi d’accorder une reconnaissance panorthodoxe aux conciles de Constantinople de 1341 et de 1351 qui approuvèrent la doctrine théologique de saint Grégoire Palamas7, insuffisamment ancréeencore dans la conscience de nombreux orthodoxes.

Mais s’il n’est pas nécessaire que le concile s’occupe de problèmes purement théologiques, il est indispensable et même urgent de discuter et de résoudre des questions en matière ecclésiastico-pratique. À ce genre de problèmes appartiennent celui de l’autocéphalie et celui des orthodoxes habitant en dispersion (diaspora), i.e. hors des frontières canoniques des Églises autocéphales, telles qu’elles furent établies tout au long de l’histoire. Ces questions se sont envenimées ces derniers temps, depuis que le patriarcat de Moscou a accordé le statut d’autocéphalie à l’Église orthodoxe en Amérique8, ce que le patriarcat de Constantinople n’a pas reconnu. La question de la diaspora est devenue importante à cause de l’apparition en masse de millions d’orthodoxes sur des territoires « en-dehors des autocéphalies »,en raison des émigrations du XXe siècle et de la conversion d’Occidentaux à l’orthodoxie. Ainsi, l’Orthodoxie s’est morcelée en plusieurs juridictions sur un seul et même territoire, ce qui mène à un chaos juridictionnel total. Tout cela cause un tort immense à l’Église orthodoxe. Ces difficultés ne peuvent en aucun cas être résolues par la simple transmission de l’autorité sur la diaspora et du droit de création de nouvelles autocéphalies à un unique patriarcat, concrètement au patriarcat de Constantinople qui, seul, prétend à un tel monopole. Une telle position manque de fondements canoniques et historiques.En outre, l’expérience des dernières décennies a montré que le patriarcat de Constantinople n’étaitpas en état — dans sa situation actuelle en tout cas — de diriger efficacement et utilement pour l’ensemble de l’Orthodoxie les affaires panorthodoxes. En partie, à cause du manque de fidèles et de cadres compétents,maisplus encore, à cause de son caractère national.Les intérêts panorthodoxes sont ainsi fréquemment mis au second plan par rapport aux intérêts grecs, dont l’exemple marquant est le refus par Constantinople de reconnaître l’autocéphalie américaine. Un obstacle encore plus importantà la reconnaissancede laplace exclusive du patriarcat de Constantinople dans les affaires panorthodoxes et la direction de la diaspora, est sa dépendance politique et financière du gouvernement turc d’un côté et du gouvernement grec de l’autre. Certes, on pourrait soulever de telles objections à l’égard de presque tous les autres patriarcats ou Églises autocéphales,mais aucun d’entre eux ne prétend à une juridiction universelle et au monopole du pouvoir sur la diaspora.

On pourrait trouver une solution en réorganisant radicalement lepatriarcat de Constantinople,par la création auprès de lui d’un Synode panorthodoxe permanent de représentants de toutes les Églises autocéphales. Ce Synode pourrait siéger, disons, à Chambésy ou ailleurs hors de Turquie sous la présidence d’un représentant du patriarcat de Constantinople, et gérer les affaires de nature panorthodoxe, tandis que les questions touchant à la vie intérieure de l’Église de Constantinople continueraient, comme auparavant, à être abordées par son propre Synode avec son patriarche en tête. Le Synode de Constantinople continueraitégalement à élire son patriarche comme évêque de l’Église locale. Une telle solution aurait une importance considérable non seulement par la mise en ordre du chaos juridictionnel dans la diaspora orthodoxe et la reconstitution de son unité, mais aussi, plus fondamentalement, par la création d’un centre panorthodoxede coordination et d’information mutuelle, de décisions fraternelles et d’actions communes dans les questions d’intérêt panorthodoxe,ce qui est d’une importance vitale pour l’Orthodoxie dans le monde contemporain. Mais il ne faut pas oublier que la réalisation pratique de tout cela paraît extrêmement difficile pour différentes raisons ecclésiales et extérieures à la vie de l’Église.

Toutefois, le premier pas indispensable pour résoudre les problèmes dans les relations interorthodoxes et, en général, dans l’ordre des affaires ecclésiales, est la reconnaissance, par le futur concile, des autocéphalies dernièrement créées ainsi que de l’antique autocéphalie de l’Église de Géorgie. J’estime nécessaire de le rappeler ici, car le patriarcat de Constantinople a eu à l’égard de celle-ci une politique contradictoire et incohérente. Tantôt (dans les années 1930, quand l’Église géorgienne était en rupture avec le patriarcat de Moscou), il la reconnaissait comme autocéphale ;tantôt, quand elle s’est réconciliée avec le patriarcat de Moscou, il ne la reconnaissait pas du tout (et ne l’invitait pas aux conférences panorthodoxes). Ensuite, l’Église de Constantinople l’a reconnue comme autonome (par rapport à quelle Église ?) et a accordé à cette Église très ancienne qui a reçu son autocéphalie du patriarche d’Antioche au VIIIe siècle et est devenue patriarcale au XIe siècle, une des dernières places dans la hiérarchie des Églises autocéphales9.Il est nécessaire de confirmer l’autocéphalie des Églises polonaise et tchécoslovaque, car la position du patriarcat de Constantinople était également incohérente et tendait à considérer ces Églises comme autonomes10.Mais avant tout, il faut que le patriarcat de Constantinople reconnaisse l’autocéphalie de l’Église orthodoxe en Amérique : c’est, peut-être, la question centrale et essentielle du concile, et s’il se trouvait qu’à la conférence panorthodoxe, les Grecs étaient absolument opposés à l’autocéphalie américaine, il vaudraitpeut-être mieux ne jamais convoquer le concile. Certes, des difficultés particulières sont liées à l’autocéphalie en Amérique : les orthodoxes de différentes nationalités vivant sur le territoire des États-Unis ont leurs propres organisations ecclésiales, et les Grecs sont même plus nombreux que les orthodoxes d’origine russe. C’est pourquoi, la résolution de cette situation peut être trouvée par un accord entre les patriarcats de Constantinople et de Moscou dont le but serait d’unir les deux Églises d’Amérique en une seule Église autocéphale. Car il est difficile de compter sur une simple adhésion des Grecs.La question d’autonomie de l’Église au Japon11 est moins difficile : on ne peut protester contre cette autonomie et elle doit être approuvée au concile.

La seule solution envisageable du chaos juridictionnel en Europe occidentale est la création d’une Église autocéphale.Certains estiment cependant qu’à cause d’une maturité insuffisante, d’un petit nombre de fidèles, de l’enracinement incomplet de l’Orthodoxie dans la vie locale ouest-européenne, il vaudrait mieux se limiter d’abord à une autonomie, en éloignant une proclamation d’autocéphalie à unavenir plus lointain. Nous ne pouvons approuver cet approche, parce qu’une autonomie ne peut être conçuequ’au sein d’une Église autocéphale ou d’un patriarcat, dans la juridiction duquel l’Église autonome subsiste.Or, c’est le patriarcat de Constantinople, avec ses prétentions à la primauté et au pouvoir sur la diaspora, qui deviendra inévitablement une telle instance. Toute autre décision est irréaliste : il ne faut même pas en parler. Mais cette juridiction de Constantinople, même indirecte, est inacceptable pour les fidèles de l’Église orthodoxe russe qui se trouvent dans la dispersion en Europe occidentale, parce que nous savons bien ce qu’est la domination desGrecs.Je dirai même plus : mieux vaut un chaos juridictionnel que notre dépendance des Grecs ! C’est mieux non seulement pour les Russes, mais aussi pour toute personne occidentale, car tous nous voyons quels obstacles sont créés par les Grecs au renforcement et à la mission de l’Orthodoxie en Occident (leur attitude envers la mission orthodoxe oscille entre indifférence totale et hostilité foncière).Concernant les Russes, nous sommes prêts à nous joindre, pour le bien de l’Orthodoxie, à une future Église autocéphale même si cela affaiblit nos liens avec notre Église-Mère, mais nous n’entrerons jamais dans une « autonomie grecque » quelconque.Ce qui reste encore envisageable est d’essayer de s’entendre avec l’archevêché de Mgr Georges à Paris (l’Exarchat pour les paroisses russes du patriarcat de Constantinople)et de créer une autonomie particulière ou un exarchat avec une autonomie élargie sous la juridiction du patriarcat de Moscou (plutôt nominale, il faut le souligner), auquel pourrait se joindre notre Exarchat du patriarche [de Moscou] en Europe occidentale. Cette région métropolitaine autonome ne prétendrait pas à un monopole juridictionnel en Europe occidentale et pourrait devenir une étape préparatoire à la future autocéphalie.

En ce qui concerne la question de savoir qui peut accorder l’autocéphalie (le concile panorthodoxe ou l’Église-Mère), les deux procédures peuvent être justifiées par des arguments canoniques et historiques. Je ne me rappelle pas que les conciles œcuméniques, sauf le IIIe qui a accordé l’autocéphalie à l’Église de Chypre, se soient occupés des questions d’autocéphalie et en aient accordé une à qui que ce soit. Le chemin le plus habituel est l’octroi de l’autocéphalie par l’Église-Mère, comme, par exemple, par le patriarcat d’Antioche à l’Église de Géorgie, par le patriarcat de Constantinople à l’Église russe et par le patriarcat de Moscou à l’Église en Amérique. L’une et l’autre méthode sont acceptables : il ne faut pas les opposer, les circonstances et le bien de l’Église déterminent laquelle choisir. Il est évidemment souhaitable que l’autocéphalie accordée par une Église-Mère soit confirmée par la suite par le concile panorthodoxe, la conférence panorthodoxe ou tout autre organecomparable, et ce, pour l’unité de l’Église et l’amour fraternel mutuel. Une seule chose est inadmissible : la prétention d’une Église(que ce soit celle de Constantinople et toute autre Église autocéphale)à avoir le droit exceptionnel d’accorder l’autocéphalie. De telles prétentions papistes sont étrangères à l’esprit de l’Orthodoxie.

Si je me rappelle bien, deux questions sont encore à l’ordre du jour de la conférence panorthodoxe : la possibilité de remariage pour le clergé12 et les changements (dans le sens d’une atténuation) des règles du jeûne dans l’Église orthodoxe. Je le regrette beaucoup, parce que le fait même de poser et de discuter de telles questions porte ombrage au concile aux yeux de l’opinion publique orthodoxe, notamment sur la Sainte montagne de l’Athos (or, le Mont Athos est le cœur de l’Orthodoxie)13. Quant au premier point, je dirai brièvement que le remariage du clergé contrevient àla parole de Dieu (pas seulement auxcanons). L’apôtre Paul écrit : l’évêque doit être « mari d’une seule femme » (1Tim 3, 2) (dans la terminologie de l’époque, le terme « évêque » était employé aussi pour les presbytres). Aucune raison d’ordre pratique ne peut engager l’Église orthodoxe à prendre des décisions contrairesaux Saintes Écritures. Si nous prenions ce chemin, je crains même que nous n’arrivionsà la reconnaissance du clergé féminin. Le mariage unique du clergé possède un sens théologique profond, je n’ai pas besoin de m’approfondir davantage ici à ce sujet, le professeur Troïtsky a bien écrit là-dessus14. Pour ce qui concerne la pratique ecclésiale, une certaine « économie » est possible, mais assez limitée.

Encore plus inadmissibles apparaissent toute sorte de tentatives de changement ou d’affaiblissement des règles du jeûne établies par les saints Pères. Ces règles qui remontent à l’époque apostolique (cf.par exemple, le passage dans la Didachè, œuvre du Ier siècle,sur le jeûne le mercredi et le vendredi comme particularité des chrétiens), bien qu’elles aient changé et se soient développéesdurant la période patristique, ont formé un ensemblecomplexe et harmonieusement proportionné, étroitement lié aux aspects liturgiques et à la piété de la vie orthodoxe, dont il constitue l’un des principes fondamentaux. Il est vrai que les orthodoxes contemporains gardent moins le jeûne, mais au moins ils comprennent qu’ils commettent un péché, et les pères spirituels, voyant leur pénitence, pardonnent avec condescendance à leur faiblesse […]. Penser que si nous assouplissions les règles du jeûne, les orthodoxes les observeront mieux, est tout aussi naïf. C’est plutôt le contraire : si les règles patristiques ne sont pas suivies, nos décisions seront d’autant plus négligées. D’autre part, la triste expérience de l’Église catholique romaine qui s’est montrée trop indulgente dans le domaine du jeûne, ou plutôt l’a supprimé quasi-totalement, non seulement n’a attiré personne, mais a en mené beaucoup à quitter l’Église (comme, par exemple, en Amérique où la suppression du jeûne du vendredi — particularité qui distinguait les catholiques des protestants — a eu pour conséquence une brusque chute de la fréquentation des offices catholiques). Le concile panorthodoxe ne doit pas supprimer les jeûnes, mais appeler les fidèles à les observer plus fermement.

Voilà ce que je peux écrire en réponse à votre demande. Ce n’est pas une recherche de théologie ni de droit canonique, mais juste certaines réflexions qui me sont venues en tête. […]

Je demande vos prières et reste vôtre dans l’amour en Christ,

+ Basile,

Archevêque de Bruxelles et de Belgique.


1Lettre dactylographiée, Archives Archevêque Basile, Bruxelles. Traduit du russe par Dimitri Garmonov, pour « Messager » de l’Eglise orthodoxe russe № 25,avril-juin 2014, France.

2Cf. K. Ware & C. Davey(éd.), Anglican Orthodox Dialogue: The Moscow Agreed Statement, SPCK, Londres, 1977.

3 Théologien renommé, l’archevêque Basile Krivochéine de Bruxelles et de Belgique (1900-1985) représenta l’Église orthodoxe russe lors des conférences préconciliaires panorthodoxes de Rhodes I (1961), II (1963) et III (1964) et de Chambésy-Genève (1968). Cf. notamment Archevêque Basile Krivochéine, Mémoire des deux mondes. De la révolution à l’Église captive, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 298-311.

4L’archevêque Basile développera cette opinion dans son étude sur ” Les textes symboliques dans l’Église orthodoxe «, Dieu, l’homme, l’Église. Lecture des Pères, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 123.

5Est ici visé le » deuxième ” concile d’Éphèse de 449, que l’Église rejeta et qualifia de ” brigandage ” (latrocinium), selon la formule du pape Léon 1er.

6Cf. F. Dvornik, Le schisme de Photius : histoire et légende,Paris, Éditions du Cerf, 1950 ; Archevêque BasileKrivochéine,” Les textes symboliques dans l’Église orthodoxe «, p. 129-131.

7Archevêque BasileKrivochéine, « Les textes symboliques dans l’Eglise orthodoxe », p. 133-137.

8En 1970.

9 Le patriarcat de Constantinople a reconnu l’Église de Géorgiecomme autocéphale en 1990, en la considérant comme 9e dans l’ordre des patriarcats.

10L’Église orthodoxe de Pologne avait été reconnue comme autocéphale par le patriarcat de Constantinople en 1924 et par celui de Moscou en 1948. L’Église orthodoxe des Terres tchèques et de la Slovaquie (anciennement de Tchécoslovaquie) avait été reconnue comme autocéphale par l’Église russe en 1951 et par le patriarcat de Constantinople en 1998.

11L’Église orthodoxe du Japon a été reconnue comme autonome par l’Église russe en 1970, mais pas par le patriarcat de Constantinople.

12 Selon les règles de l’Église orthodoxe, sont admissibles au sacerdoce les hommes célibataires ou mariés une seule fois. Par conséquent, tant l’ordination de divorcés que le (re)mariage de clercs est interdit.

13Cf.Archevêque Basile Krivochéine, « Le Mont Athos dans la vie spirituelle de l’Église orthodoxe », Buisson ardent. Cahiers Saint-Silouane l’Athonite, 20 (2014) (à paraître) ; S. Model, » Mgr Basile et le Mont Athos “, Messager de l’Église orthodoxe russe, 15 (2009), p. 16-20.

14Cf. S.V. Troïtsky [célèbre canoniste orthodoxe du XXe siècle], Khristianskayafilosofiabraka La Philosophie chrétienne du mariage], Paris, 1933.