Other languages
LETTRES A SON FRERE IGOR KRIVOCHEINE

Oxford, 8 décembre 1956

Cher Igor,

J’ai été extrêmement heureux de recevoir ta lettre (du 28 novembre), car je commençais à m’inquiéter à propos de ta santé, et puis j’ai été informé par Kira [Cyrille] que tu lui avais écrit. Jusque là, je m’inquiétais beaucoup, tant il y a de difficultés actuellement dans le monde. Mais, grâce à Dieu, je lis dans tes lettres que tu te portes bien … Je suis très triste de la maladie de N. A., et j’espère qu’elle se rétablira bientôt ; je prie pour elle à l’église.

Je suis très heureux que tu aies reçu le livre de Mascall. Je pense que tu as également reçu le livre de Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, que je t’ai aussi envoyé. C’est un livre extrêmement intéressant, talentueux, je dirais même génial, ce qui ne veut pas dire que je suis d’accord avec tout ce qu’il écrit. L’auteur est un savant renommé, un paléontologue et un biologiste, célèbre par de nombreuses découvertes purement scientifiques (les restes du dénommé « homme de Pékin», etc.). L’intérêt du livre n’est pourtant pas seulement scientifique. C’est une tentative remarquable de penser philosophiquement l’évolution de la vie et en même temps une tentative de pénétrer dans son évolution ultérieure. Exactement le sujet de notre conversation avec Vladimir, un thème qui l’intéresse particulièrement. Ce qui me frappe, c’est la largeur et l’audace de ses synthèses et la profondeur de sa compréhension métaphysique. En plus, l’auteur est un écrivain brillant et un grand styliste.

Moi-même, je ne trouve pas tellement en lui du modernisme, mais plutôt une certaine tendance panthéiste et gnostique, bien que l’auteur le nie. Du point de vue chrétien, le sens religieux qu’il donne à l’évolution du monde est exagéré mais pas faux non plus. Toute sa conception (…) me rappelle d’une manière surprenante l’idée fondamentale d’Origène, bien que cette idée soit exprimée chez l’un et l’autre auteur dans une langue tout à fait différente. celle de la science et de la biologie chez Teilhard de Chardin, celle de la philosophie antique, de la Bible et des Pères chez Origène. Je te dis franchement. cette dernière (origénienne) m’est beaucoup plus proche et je pense même beaucoup plus adéquate à son sujet. Et pourtant, j’ai lu le livre de Teilhard avec un intérêt captivant et je considère des tentatives pareilles de réflexion chrétienne sur les progrès des sciences naturelles tout à fait nécessaires et très utiles. Mais personnellement je continuerai, comme avant, d’étudier les Pères grecs, surtout les mystiques. C’est ma «spécialité» et c’est quand même plus proche de ma réalité.

Maintenant, quelques mots à mon sujet. J’ai reçu de très intéressants microfilms de deux manuscrits athonites de saint Syméon le Nouveau Théologien, et je passe mes journées en bibliothèque, lisant ces microfilms sur des appareils spéciaux de lecture. C’est passionnant, et j’ai très envie d’achever au plus vite mon travail et de préparer le texte à la publication. Mais pour ce qui concerne le manuscrit du Musée historique [de Moscou], je n’ai malheureusement aucune nouvelle, ce qui me désole. Pour accélérer les choses, j’ai écrit le 4 novembre à V. V. Zaïtsev (responsable du département financier du patriarcat de Moscou), auquel le métropolite Nicolas avait confié cette affaire, mais à ce jour, je n’ai reçu aucune réponse à ma lettre. Enfin, hier, j’ai écrit au métropolite Nicolas lui-même, lui rappelant sa promesse et lui demandant à nouveau de la tenir. Le retard s’explique peut-être en partie par le fait que le métropolite Nicolas a été deux mois au repos et n’est revenu que fin novembre. Mais je m’inquiète néanmoins, et j’en suis venu à l’idée de te demander — si cela ne te semble pas trop difficile ou gênant — de te rendre en personne au patriarcat pour y demander où en est l’affaire. Il n’est pas obligatoire de déranger Mgr Nicolas lui-même, on peut se contenter d’interroger ce Zaïtsev, ou Bouïevski, ou A. V. Vedernikov. Peut-être que cela aidera, ou du moins éclairera la situation.

J’attends avec impatience le prochain numéro (10) du Journal du Patriarcat de Moscou, où sera sans doute relaté le voyage de notre délégation (à ce propos, dans le numéro 9 — que tu as probablement reçu — il y a un compte-rendu intéressant de la visite de la délégation anglicane. Presque tous ses membres sont de mes connaissances). Jusqu’ici, on ne nous a envoyé de Moscou aucune photographie de notre délégation. Manifestement, tout se fait très lentement. Mais je n’écris pas à Moscou à ce propos, car la question essentielle pour moi reste celle des microfilms du manuscrit. Le reste s’arrangera.

Le dimanche 16 décembre, à Londres, aura lieu la consécration de la nouvelle église du patriarcat de Moscou. Le bâtiment a été cédé par l’Eglise anglicane. Notre exarque, l’archevêque Nicolas, viendra de Paris. Je m’y rendrai également et vais concélébrer. Bien que tout ce qui est russe ne soit pas, actuellement, en odeur de sainteté (c’est un grand changement par rapport à l’été dernier), un évêque anglican sera présent à l’église et l’ensemble constituera une solennité importante.

Dans l’ensemble, j’ai présenté quatre communications au sujet de notre voyage en Union soviétique (une en France, les autres ici). Il est réjouissant de constater que l’attitude envers l’Eglise orthodoxe russe restait empreinte de compassion, et mes exposés ont suscité un vif intérêt.

J’ai été très heureux de correspondre avec Nikita, et lui répondrai par lettre séparée. Car celle-ci n’est déjà que trop longue.

Je t’embrasse, ainsi que Nikita. Mes hommages à Nina Alexeïevna.

Que le Seigneur vous garde.

Ton frère, hiéromoine Basile.