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Le 26 mai

Le lendemain matin, mercredi 26 mai, je comptais aller à la liturgie de clôture de la période pascale, quand je reçus dans ma chambre un appel du père Michel Syrtchine me demandant de ne pas quitter ma chambre, car le métropolite Nicodème désirait me voir le jour même. Le père Michel dit que le métropolite n’était pas encore arrivé au Département et qu’eux-mêmes ne connaissaient pas son emploi du temps du jour, mais dès qu’il serait là, on me téléphonerait. Je dus donc attendre. Ce n’est que vers trois heures que l’on me dit enfin que le métropolite Nicodème me priait d’être chez lui au Département à seize heures quinze.

À l’heure dite, le métropolite me reçut dans son cabinet de travail au Département des relations extérieures. Il me proposa du thé.

« Pour commencer, réglons les questions urgentes, me dit-il. Demain, c’est l’Ascension. Où souhaitez-vous célébrer la liturgie et les vigiles de ce soir ? »

Ne voulant pas exprimer devant lui mes préférences, je lui répondis que cela m’était égal.

« Dans ce cas, je vous propose de célébrer aux Sokolniki. C’est une des plus grandes églises de Moscou », précisa le métropolite. — « Entendu. Mais peut-être que je pourrais y célébrer les vigiles et demain aller dans une église moins éloignée ? » — « Que diriez-vous de l’église du Prophète Élie, rue Obydennaya ? » demanda-t-il. — « Eh bien, puisque vous insistez, j’aimerais bien aller à Saint-Nicolas-des-Forgerons, si c’est possible » (c’était l’église du père Vsévolod Schpiller). — « Mais comment donc, bien sûr, puisque tel est votre souhait », dit le métropolite Nicodème et il donna des ordres dans ce sens.

Puis il entra dans le vif du sujet.

« Monseigneur, j’ai lu votre lettre et je dois avouer que je ne suis pas d’accord avec vous. » — « Pourquoi ? » — « Premièrement, en ce qui concerne ce que vous dites de la communion des catholiques. Cette question n’est pas assez importante pour être discutée au Concile. » — « Non, je ne suis pas de cet avis ; c’est vraiment une question très importante, mais j’admets qu’il y en a d’autres, plus vitales et plus urgentes et c’est pourquoi je ne soulèverai pas, au Concile, la question de la communion des catholiques-romains. Laissons-la donc de côté et passons aux autres questions. Pouvez-vous me garantir qu’il ne sera pas question d’une candidature unique pour laquelle tout le monde sera obligé de voter et qu’il y aura un choix ? » — « Vous parlez de candidature unique. Mais d’où tenez-vous cela ? Il n’y a pas de candidature unique », s’exclama le métropolite Nicodème. — « Comment, d’où je tiens cela ? Mais des documents officiels qui nous ont été adressés, sous la signature du métropolite Alexis de Tallinn. On y évoque expressément la proposition de ne présenter qu’un seul candidat », répondis-je.

Le métropolite Nicodème se renfrogna, fit une grimace, comme s’il avait avalé quelque chose de désagréable.

« Le métropolite Alexis a tout confondu. Tant que les communiqués de presse étaient émis par notre Département, ils étaient au moins précis et exacts. Mais depuis que, sous prétexte de l’imminence du Concile, c’est le métropolite Alexis qui s’est mis à les rédiger, on n’y peut plus rien comprendre. Ils sont composés incorrectement. On a presque honte de les lire ! » Le métropolite Nicodème était à ce point exaspéré qu’il se leva et s’approcha de la fenêtre. « En réalité, il n’y aura aucune candidature unique obligatoire. Chacun pourra librement voter pour qui il le souhaite. » — « C’est bien, dis-je, car l’annonce d’une candidature unique a suscité chez nous une incompréhension et une indignation générales. Vous pouvez donc m’assurer qu’il ne sera pas question, au Concile, de candidature unique, et qu’il y aura le choix ? » — « Je vous donne ma parole, répondit le métropolite Nicodème, mais jugez donc par vous-même de la façon dont se présentent les événements. Nous avons beaucoup discuté entre nous du candidat le plus à même de devenir patriarche et nous n’avons réussi à trouver personne d’autre que Pimène. Si vous connaissez quelqu’un, nommez-le. Tenez, prenez ce calendrier, qui contient les portraits de tous les évêques, choisissez vous-même, dites-moi lequel des évêques de plus de cinquante ans conviendrait pour être élu patriarche ? »

Par les mots « plus de cinquante ans », le métropolite Nicodème s’excluait de la candidature, en même temps que d’autres membres du synode tels que les métropolites Alexis de Tallin et Philarète de Kiev. J’étais d’accord avec ce principe et cela rendait la conversation plus aisée. Néanmoins, la question du métropolite Nicodème m’embarrassait. Premièrement, parce que je ne voulais pas nommer des gens comme l’archevêque Hermogène ou l’archevêque Paul de Novossibirsk, par peur de les compromettre ou de « dévoiler prématurément mon jeu » au métropolite Nicodème avant d’avoir pu évaluer, par des conversations avec d’autres évêques, à quel point ces candidatures étaient envisageables et possibles. D’ailleurs, en disant « prenez le calendrier », le métropolite Nicodème avait exclu d’emblée l’archevêque Hermogène, ce dernier ne figurant pas dans les calendriers édités par le patriarcat ces dernières années car il était en disponibilité. Je ne voulais pas évoquer le nom de l’archevêque Paul, car je savais par avance que le métropolite Nicodème me servirait en réponse les conclusions sordides de la commission de contrôle qui s’était penchée sur son cas suite à une accusation de « comportement immoral » formulée par les autorités ecclésiastiques et civiles. Je n’accordais aucun crédit à ces accusations que j’estimais fabriquées de toutes pièces dans le but de l’empêcher de prendre la parole durant le Concile. Mais la principale raison de mon silence était qu’en mon for intérieur, et pour diverses raisons, je ne considérais pas ces deux évêques, ni aucun autre d’ailleurs, dignes de devenir patriarches, pas plus dignes que le métropolite Pimène en tout cas.

Je dis cependant au métropolite Nicodème. « Qu’auriez-vous par exemple contre la candidature de Mgr Antoine de Minsk ? Certes, il n’a que quarante-sept ans, mais enfin, c’est presque cinquante. C’est un bon évêque, cultivé, il gère avec succès un diocèse de quatre cent vingt-cinq paroisses, il a donc l’expérience nécessaire. »

Entendant ces mots, le métropolite Nicodème se mit à rire. « Voyons, Monseigneur ! Lui ? Patriarche ? Vous savez bien vous-même que c’est impossible. »

Je dois admettre que, connaissant la timidité et la faiblesse de caractère du métropolite Antoine, je tombai intérieurement d’accord avec le métropolite Nicodème et ne cherchai pas à le contredire, me contentant de dire. « Il me semble que Mgr Léonide de Riga ferait l’affaire lui aussi. »

Cette fois, c’est presque de la colère que refléta le visage du métropolite Nicodème. « Vous n’imaginez pas, Monseigneur, l’intrigant que c’est ! Il a été responsable du Département des finances du patriarcat. Il a fallu le licencier à cause des intrigues qu’il fomentait. »

Je n’étais pas d’accord avec une telle appréciation de l’archevêque Léonide. J’avais certes entendu dire qu’il avait un caractère difficile et capricieux. Mais d’un autre côté, un aussi bon prêtre que le père Boris Stark de Iaroslavl (94), et d’ardents défenseurs de la vie spirituelle issus de l’intelligentsia de Moscou (comme la poétesse N. A. Pavlovitch, mes cousines germaines Nadège (95) et Olga Kaveline (96)) ne tarissaient pas d’éloges sur Mgr Léonide, disant que c’était un homme profondément spirituel, d’esprit monastique, qui avait su préserver dans son diocèse l’existence de deux monastères féminins, les meilleurs de toute la Russie. Cependant, eux aussi reconnaissaient la piètre santé et le caractère timoré du métropolite Léonide. Vu ces caractéristiques, aurait-il été apte à la charge de patriarche ? Je ne sais…

J’estimai toutefois nécessaire de défendre cette candidature face au métropolite Nicodème, avant de poursuivre. « Monseigneur, le problème, ce n’est pas de nommer des candidats. Personnellement, je n’ai rien contre le métropolite Pimène, je le considère vraiment comme le candidat le plus apte à devenir patriarche, même s’il était préférable qu’il ne soit pas candidat unique. Mais je suis résolument opposé à un vote à main levée. Car le vote est une question d’opinion personnelle, or par ce moyen on fait pression sur les votants. Il est vrai que les canons ne parlent pas de vote à bulletins secrets et il est difficile de déterminer si dans le passé les élections se faisaient publiquement ou à bulletins secrets, mais, de nos jours, un vote à main levée pour une élection personnelle est inadmissible et provoquera l’indignation et la réprobation générales ! On dira partout, et surtout en Occident, que l’élection du patriarche a été ni libre, ni canonique. Cela n’est pas dans l’intérêt de l’Église russe. Même avec un vote à bulletins secrets, Pimène passera. Mais s’il se trouvait des personnes pour donner leur voix à d’autres candidats, cela n’en serait que mieux. Cela donnerait la preuve qu’il s’agit bien d’élections libres. En fait, il vaudrait mieux que le métropolite Pimène ne soit pas élu à l’unanimité, sans quoi il y aurait un risque qu’il exerce un pouvoir trop personnel. on ne sait pas s’il sera bon gouvernant. »

« Vous raisonnez comme un Occidental, Monseigneur, comme un Bruxellois, me répondit le métropolite Nicodème en souriant, alors que nous, nous raisonnons comme des gens d’ici. Ici, personne ne viendra nous reprocher des élections à main levée. Mais chez vous, en Occident, quoi que nous fassions, on nous y critiquera. » — « Je pense, répondis-je, que même chez vous un vote à main levée pour un candidat unique provoquera des critiques et du mécontentement. » Et je lui racontai les conversations que j’avais eues avec l’ingénieur kiévien dans l’avion et avec le douanier à l’aéroport. — « Demandez donc à votre ingénieur de vous raconter comment se passent les élections dans l’institut où il travaille, s’écria le métropolite Nicodème, s’il s’agit de votes à main levée ou à bulletins secrets ? Pourquoi est-ce qu’il se tait sur son lieu de travail et vient se mêler des affaires de l’Église, auxquelles il ne connaît rien et pour lesquelles on ne lui demande pas son avis ! »

C’est là un exemple très caractéristique de la façon dont le métropolite Nicodème avait l’habitude de mener une discussion. au lieu d’analyser et réfuter le fond de l’argument de l’adversaire, il faisait une digression démagogue et à caractère personnel qui détournait l’attention de l’interlocuteur du sujet de la discussion. Un tel procédé était plus adapté à une tribune politique qu’à une conversation sérieuse.

« Ne me dites pas, Monseigneur, que, dans l’Église, on doit se conformer aux mêmes règles que dans le premier institut venu ? »

Mais le métropolite Nicodème était lancé. « Objectivement, à l’exception du patriarche Tikhon dont la légitimité canonique de l’élection ne fait aucun doute, pas un seul de nos patriarches, ni ceux du XVIIe siècle, ni Serge, ni Alexis n’ont été élus en accord avec les canons. Et pourtant, ils étaient tous des patriarches légitimes. Et bien maintenant, en votant publiquement, nous n’enfreignons pas plus les canons que cela n’a été fait par le passé. Je dirai même que le vote à main levée nous semble actuellement mieux correspondre aux intérêts de l’Église. Pour ce qui est de vos appréhensions de voir le futur patriarche exercer son pouvoir de façon abusive, vous êtes dans l’erreur. Nous avons eu l’occasion de le voir à l’œuvre depuis qu’il est locum tenens et qu’il préside le Saint-Synode. C’est un homme au caractère doux, totalement exempt de tendances autoritaires ; il fait toujours grand cas des avis extérieurs et tient réellement à collaborer avec ses confrères. Il est très agréable de travailler avec lui. »

Il ne m’avait pas échappé que lors de cette conversation, contrairement aux fois précédentes, le métropolite Nicodème ne s’était pas permis la moindre critique à l’égard du métropolite Pimène. Il soutenait visiblement très sincèrement la candidature de ce dernier.

Puis, après avoir bu notre thé avec un biscuit, nous abordâmes la question principale. celle des décrets de 1961 sur les paroisses.

Cette question devait être examinée par le Concile, or je critiquais ces décrets depuis longtemps, tant du point de vue canonique, que de ceux de l’ecclésiologie et de la pratique pastorale.

« M’avez-vous jamais entendu dire, me demanda le métropolite Nicodème, que ces décrets fussent merveilleux et bénéfiques pour l’Église ? Jamais de la vie ! Je dirai même que, si quelqu’un s’avisait d’affirmer une chose pareille pendant le Concile, je l’arrêterais immédiatement. Mais croyez-moi, Monseigneur, je vous en prie, on ne peut rien faire pour changer quoi que ce soit à ces décrets. Ils sont en accord avec la loi de 1929 sur les cultes (97) et en découlent directement. Le gouvernement de l’URSS tient particulièrement à la mise en accord de la législation ecclésiale avec la législation civile. Le Conseil des ministres a fait parvenir un courrier en ce sens au Conseil aux affaires religieuses et c’est sur la base de cette requête que l’assemblée épiscopale de 1961 a adopté ces décrets. »

« Mais, Monseigneur, l’interrompis-je, ce n’était pas une assemblée épiscopale légitime ! » — « Comment cela ? », s’étonna-t-il sincèrement.
— « Tous les évêques n’y ont pas été convoqués, comme il se devait. Ni Mgr Antoine, ni moi-même, ni aucun évêque de l’étranger n’y a été invité. En ce qui concerne les autres évêques, ils n’ont pas été prévenus suffisamment à l’avance. Ils avaient été invités à la fête de saint Serge et ce n’est que tard le soir, après les vigiles, qu’ils ont été informés qu’il y aurait le lendemain une assemblée épiscopale, sans qu’on leur dise de quoi il y serait question. Ils ont été pris au dépourvu et n’étaient absolument pas préparés à discuter de cette question », tentai-je d’expliquer au métropolite Nicodème.

« Tout ce que vous dites là est inexact. On avait commencé à discuter de la question des paroisses dès le printemps 1960, quand le Synode a largement édité et diffusé son décret sur les paroisses, en vue de le faire ensuite entériner par l’assemblée épiscopale. on peut dire que les évêques qui, en juillet, étaient présents à cette assemblée connaissaient déjà bien le problème. En ce qui concerne les évêques de l’étranger, on ne les a pas invités, pour la bonne raison qu’il n’était question que des paroisses qui se trouvaient sur le territoire de l’Union soviétique. » — « Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, répondis-je, lors de l’assemblée épiscopale de 1961, il a également été question de l’entrée de l’Église russe dans le Conseil œcuménique des Églises, et cette question ne concerne pas seulement l’Église sur le territoire de l’URSS, mais l’Église russe dans son entier. Et si, selon vous, les décrets de 1961 ne nous concernent pas, alors pourquoi nous convoquer maintenant à Moscou pour nous demander de les approuver ? Ce n’est pas logique. »

« Nous vous avons convoqués pour l’élection du patriarche et, à partir du moment où vous serez présents au Concile, on ne peut pas vous écarter des débats autour du problème des paroisses. Vous vous rappellerez que l’assemblée épiscopale de 1961 a soumis la ratification de cette question au prochain concile épiscopal, qui se réunit maintenant. Et si nous n’en discutons pas, ce sera perçu par les autorités comme une contestation de la loi et ne fera que tendre nos relations avec « ells ». Cela nuira à l’Église, alors que nous avons besoin d’aller vers une normalisation de nos relations avec les autorités, étant donné que la question des décrets de 1961 ne concerne pas directement la foi, mais seulement l’ordre dans l’Église. »

Et le métropolite Nicodème me lut un extrait du discours qu’il s’apprêtait à prononcer à l’assemblée épiscopale, il y déclarait notamment que « l’Église se souvient bien des difficultés qu’elle a éprouvées, quand ses relations avec l’État n’étaient pas normalisées, et ne souhaite pas un retour à cette époque. »

« Je conviens, dis-je, qu’il ne faille pas tendre les relations avec les autorités civiles sans nécessité, mais malgré cela, je ne puis approuver en conscience ces décrets. Ils sont contraires aux canons, détruisent la structure de l’Église et ont eu, en outre, des conséquences néfastes dans la vie de l’Église. Vous savez vous-même que cela a grandement facilité aux autorités la campagne de fermeture massive des églises au début des années soixante. » — « Quels canons ? Que disent-ils ? », s’étonna le métropolite Nicodème.

J’avais préparé cette question et je sortis de ma poche un papier sur lequel j’avais noté le contenu du 41e canon apostolique qui dit que, si « les précieuses âmes des hommes doivent être confiées » [à l’évêque], [celui-ci] doit a fortiori avoir « pouvoir sur les biens de l’Église » (98). « Or, selon les décrets de 1961, l’évêque et ses représentants, les recteurs des paroisses, sont complètement écartés des aspects économiques et administratifs de la vie des paroisses. Les affaires paroissiales sont entièrement aux mains des laïcs, ce qui enfreint la règle de l’unité de la direction ecclésiale », répondis-je.

Le métropolite Nicodème eut, un instant, l’air interdit. Il était visible qu’il avait complètement oublié l’existence de ce canon, mais il se reprit immédiatement et, avec sa capacité habituelle de réponse immédiate, s’exclama. « Mais ce canon ne s’applique pas à la vie contemporaine. Car « avoir pouvoir sur » signifie commander souverainement et disposer selon son bon plaisir. Quel évêque, où cela, dispose aujourd’hui d’un tel pouvoir en matière de biens ecclésiastiques ? Chez vous non plus, il n’en est pas ainsi. Ce canon n’est pas applicable aujourd’hui. » — « Vous jouez avec les mots, répondis-je. Le terme grec qui signifie « disposer » a une acception plus nuancée, mais la signification principale de ce canon, son esprit, qui a gardé tout son sens jusqu’à nos jours, c’est que l’évêque participe activement et au premier chef dans la vie de l’Église. Tant matérielle qu’autre ! Et les décrets de 1961 l’écartent complètement de cette participation et le placent sous le contrôle de gens, souvent opposés à l’Église… »

Le métropolite Nicodème était fort mécontent de mes conclusions et s’efforçait de trouver des justificatifs à ces « bonnes dispositions ».

« Savez-vous qu’en ce cas, l’ensemble des administrations paroissiales de l’Église orthodoxe en Amérique est contraire aux canons ? », demanda le métropolite. « Et plus encore au patriarcat d’Antioche. Mais nul ne les considère comme hérétiques. Et dans notre propre Église, depuis Pierre le Grand (99) et jusqu’à la restauration du patriarcat, toute l’administration ecclésiale était anti-canonique. D’après vous, toute l’Église russe de la période synodale fut non orthodoxe, voire hérétique ? » Le métropolite Nicodème tenait absolument à me démontrer qu’il avait raison (mais en quoi ?). « Dites-moi, Monseigneur, pourquoi les autres peuvent enfreindre les canons et personne ne les condamne, mais quand nous sommes contraints de le faire, on nous juge, on nous condamne et on nous exclut ? »

« Personne ne dit que l’Église russe de la période synodale ait été « non orthodoxe », protestai-je. Personnellement, j’aime beaucoup la période synodale. ce fut la période de Séraphim de Sarov (100), des startsy d’Optino, du renouveau de la théologie, des entreprises missionnaires. Cependant, il est incontestable que la structure anti-canonique, si elle ne privait pas l’Église de son orthodoxie, lui a causé un tort immense. Elle l’a affaiblie, ce qui a eu des conséquences catastrophiques. Il en est de même aujourd’hui ; les dispositions anti-canoniques sur les paroisses ne rendent pas l’Église russe « hérétique », mais l’affaiblissent et lui causent un grand tort. L’Église survivra, bien sûr, mais à quoi bon lui causer du tort, et on ne peut justifier une illégalité par une autre. Peu importe ce qui se passe en Amérique ou à Antioche. Ce n’est pas une raison pour que nous-mêmes enfreignions les canons. »

« Les décrets de 1961, répondit le métropolite Nicodème, n’ont pas eu les conséquences dramatiques que vous décrivez. La fermeture de paroisses a été exagérée ; on n’a jamais fermé « dix mille paroisses », comme on l’a écrit dans la presse. Des fermetures ont eu lieu, mais ce n’était pas sur base des décrets de 1961; cette question est complexe et on ne va pas ressasser maintenant l’histoire du pays… » — « Quoi qu’il en soit, répondis-je, je reste sur mes positions, aussi bien en ce qui concerne le vote à main levée qu’au sujet des décrets de 1961 sur les paroisses. Je me réjouis cependant de ce que cette « candidature unique » ne soit pas à l’ordre du jour et que cela n’ait été qu’un malentendu. Cependant, je compte bien exprimer mes opinions tant devant l’assemblée épiscopale qu’au Concile. » — « Libre à vous. C’est votre droit », me répondit le métropolite Nicodème. — « Vous ne pensez donc pas que cela puisse nuire à l’Église, comme le disent certains ? », demandai-je. — « En aucune manière, comment cela pourrait-il être nuisible à l’Église ? », répondit-il.
Nous devions nous dépêcher pour nous rendre aux vigiles de l’Ascension à l’église des Sokolniki, et notre longue et intéressante conversation prit fin. Nous arrivâmes d’ailleurs avec cinq minutes de retard, ce qui était gênant, car on nous attendait pour l’entrée épiscopale. Dans la voiture pour y aller, je me repensai à ma conversation avec le métropolite Nicodème. j’en gardais une impression mitigée, mais pas négative.


  1. Père Boris Stark (1909-1996), prêtre orthodoxe russe et père spirituel reconnu, en France puis en Russie (1952).
  2. Nadège Alexandrovna Kavéline (1906-1981), cousine de l’auteur, résidant à Moscou.
  3. Olga Alexandrovna Kavéline, en religion moniale Séraphima (1916-2003), cousine de l’auteur, résidant à Moscou.
  4. Décret du Comité exécutif central de toute la Russie et du Conseil des commissaires du peuple sur les Associations religieuses (8 avril 1929). Texte français dans N. STRUVE, op. cit., p. 371-382.
  5. Voir Les Constitutions apostoliques, Paris, Éd. du Cerf, 1992, p. 346.
  6. En 1721, le tsar Pierre le Grand remplaça, à la tête de l’Église orthodoxe russe, le patriarche par un organe collectif (le Saint-Synode), soumis à l’autorité de l’empereur. On qualifie de « synodale » l’histoire de l’Église russe de 1721 à la restauration du patriarcat en 1917.
  7. Saint Séraphim de Sarov (1759-1833), moine et prêtre orthodoxe russe, starets et thaumaturge de toute la Russie. Un des saints russes les plus connus et les plus populaires.