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Le 28 mai

Le jour suivant, vendredi 28 mai, tous les évêques étaient réunis à l’occasion de l’assemblée épiscopale. Au petit déjeuner, la grande « salle de banquet » était pleine à craquer. Il y avait Mgr Pierre de Paris et l’archevêque Alexis de Düsseldorf (105). On nous apprit la mort soudaine de l’archevêque Antoine de Vilnius à l’âge de quatre-vingts ans.

À dix heures, je reçus dans ma chambre la visite du père Vsévolod Schpiller, qui me communiqua une nouvelle désagréable. l’archevêque Paul de Novossibirsk ne viendrait pas au Concile. Il lui était arrivé une chose curieuse. on lui avait ébouillanté la main, ou alors il s’était ébouillanté lui-même. Il y avait plusieurs versions des faits. Qu’en penser. était-ce le hasard, était-ce voulu ? Je ne me permettrai pas d’en juger, aujourd’hui encore. Mais je fus d’autant plus déçu de ce que je venais d’apprendre que c’était lui, parmi tous les évêques résidant en Russie, qui semblait le plus susceptible de me soutenir — moi et ceux qui pensaient comme moi —,de prendre aussi la parole contre le vote à main levée et surtout contre les décrets de 1961. Puis, le père Vsévolod me dit que chez Kouroïedov, c’était « la panique ». Il avait donné sa parole aux autorités que le Concile se déroulerait sans heurts, mais il se rendait compte maintenant que de nombreux évêques étaient en désaccord. Cela signifiait que Kouroïedov surveillait tout et « écoutait » attentivement.

Une fois le père Vsévolod parti, le père Vladimir Esipenko, mon accompagnateur, passa me voir. Il me demanda de descendre aux environs de trois heures à la sortie ouest de l’hôtel, d’où les évêques seraient conduits en voiture par groupes au monastère de Novodievitchi, lieu de l’assemblée épiscopale. Nous nous mîmes à bavarder et j’appris que le père Esipenko avait travaillé auprès de l’archevêque Paul à Novossibirsk. Il m’en dit du bien. Il pensait bien sûr que Pimène serait élu patriarche, et que c’était une bonne chose, mais il préférait Nicodème. « Si vous saviez l’homme remarquable que c’est, me dit-il. De ma vie, je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme lui. Il a une intelligence tellement profonde et pénétrante, une telle énergie, il travaille tant ! Il pense tellement peu à lui-même, il se sacrifie entièrement pour le bien de l’Église. Il est sévère et exigeant avec ses subordonnés, mais il s’intéresse à eux. » Il me sembla le père Esipenko était si enthousiaste à propos du métropolite Nicodème parce qu’il était convaincu que celui-ci ne serait pas patriarche ; ses paroles étaient d’autant plus sincères et désintéressées.

Vers quatre heures de l’après-midi, les évêques membres de l’assemblée commencèrent à arriver au monastère Novodievitchi et à se rassembler dans l’église de la Dormition auprès du réfectoire. Là, dans une longue pièce aux vastes dimensions, des tables étaient disposés en « U ». La partie centrale était destinée à ceux que l’on pourrait qualifier de « présidium » (les membres permanents du Saint-Synode). Le reste des évêques prit place sur les cotés latéraux. Contrairement au Concile où chaque évêque ainsi que tous les membres de sa délégation se voyaient attribuer une place, pour l’assemblée, les évêques étaient libres de s’asseoir où bon leur semblait, même si généralement les plus anciens s’asseyaient plus près du présidium. Voyant que je ne savais où m’asseoir, le métropolite Nicodème me proposa un siège très bien placé, à côté du métropolite Antoine, notre exarque, tout en haut du côté droit, près du présidium. J’en fus très heureux (du point de vue « utilitaire »), car je savais par expérience que plus on est proche du présidium, plus on obtient facilement la parole.

La séance fut ouverte à quatre heures pile (106). Après le Te Deum, le métropolite Pimène, qui présidait la séance, nous annonça qu’il convenait avant tout de résoudre deux « problèmes de procédure ». Étant donné qu’il devait nous quitter une heure plus tard pour accueillir à Moscou le patriarche d’Alexandrie et qu’il n’assisterait donc pas à la fin de la réunion, il nous demandait d’élire, pour le remplacer à la présidence, le métropolite Nicodème et de désigner à la tête du secrétariat le métropolite Alexis de Tallin. Sa proposition fut acceptée. Et, effectivement, peu de temps après, le métropolite Pimène s’éclipsa, ce qui était d’ailleurs mieux pour tous, car son absence nous laissait plus libres pour discuter de sa candidature. Avant de se retirer, le métropolite Pimène prononça un discours introductive (107), suivi d’une allocution du métropolite Nicodème (108).

L’allocution du métropolite Nicodème reprenait les grandes lignes du discours du métropolite Pimène, mais il insistait particulièrement sur la question du vote à main levée et de la personnalité du candidat au patriarcat, deux thèmes que le métropolite Pimène ne pouvait pas aisément aborder.

« Je suis convaincu, nous dit le métropolite Nicodème, que Son Éminence le métropolite Pimène sera sur le trône de Moscou un digne successeur des patriarches de toutes les Russies, reconnus pour leur fidélité à la sainte orthodoxie et leur profond patriotism (109). »

Le métropolite Nicodème parla longuement, de manière expressive, et loua le métropolite Pimène de toutes les façons possibles. Exprimant l’espoir que l’assemblée épiscopale approuverait les décrets de 1961 sur les paroisses ainsi que les recommandations de la commission préconciliaire, que les membres du Concile nommeraient unanimement le métropolite Pimène « comme notre élu au trône primatial », le métropolite Nicodème conclut son discours par un nouvel appel à une volonté et à une action communes. À cet instant, le métropolite Pimène entra dans la pièce et reprit sa place à la table présidentielle.

C’est alors que je pris la parole. De même que pour les autres interventions (110), je rapporte ici une version abrégée de mes propos, reconstitués de mémoire ou à partir de notes.

« Je dois dire que quand nous avons été informés par le patriarcat de la candidature unique et du vote à main levée, cela a provoqué chez nous une indignation générale. Nombreux ont été ceux qui ont pris cela comme un défi, une provocation. Ce fut comme un soufflet en pleine figure. J’ai été heureux d’entendre à l’instant que la « candidature unique » n’est qu’un malentendu, qu’il s’agit d’une erreur de formulation du bulletin d’information et que chacun au Concile sera libre de voter pour qui bon lui semblera. Je regrette seulement qu’un malheureux malentendu ait provoqué une telle inquiétude parmi les croyants. Cependant, la question du vote à main levée ou à bulletins secrets reste entière. L’élection du patriarche porte sur une personne, or dans les questions personnelles, le vote à bulletins secrets est indispensable afin de garantir la liberté de vote. Si le patriarche est élu à main levée, cela donnera aux ennemis de notre Église un bon argument pour contester le caractère libre de l’élection. Cela affaiblira la légitimité du futur patriarche, et rendra plus difficile la réconciliation avec ceux qui nous ont quitté (111). À quoi bon donner aux ennemis de notre Église un motif de nous attaquer ? Ce que je dis là ne signifie pas que je sois opposé à la candidature du métropolite Pimène. Je me suis beaucoup cassé la tête à regarder dans notre calendrier les portraits de nos hiérarques et, mis à part le métropolite Pimène, je n’ai trouvé personne qui convienne. L’un est trop âgé, le second trop jeune, je ne connais pas assez bien le troisième. Je pense que le métropolite Pimène est un bon candidat et je déclare que quelle que soit l’élection, à main levée ou à bulletins secrets, je voterai pour lui. » (En entendant ces mots, le métropolite Pimène se levant à moitié du siège qu’il occupait à la table centrale, s’inclina et dit à mi-voix. « Je vous remercie ! » Ce geste me parut grandiloquent. Il aurait dû manifester une totale indifférence à mes propos, comme si mes paroles ne le concernaient en rien. C’est du moins ce qu’aurait voulu la tradition monastique.) Mais, je le répète, je considère que, pour que l’élection soit claire et complète, le vote à bulletins secrets est indispensable, et je vous invite tous à vous y rallier.« 

Le métropolite Nicolas (Iourik) de Lvov (112) prit la parole à ma suite. J’avais fait sa connaissance à Uppsala en 1968 lors de l’assemblée générale du Conseil œcuménique des Églises (113). C’était un ancien uniate et il m’avait raconté que son père était prêtre, comme des générations de ses ancêtres, depuis plusieurs siècles. Il avait acquis sa formation théologique supérieure à Innsbruck, chez les catholiques-romains. On peut d’ailleurs dire que, malgré sa barbiche, toute sa personne et ses manières exprimaient un je-ne-sais-quoi de typiquement occidental, uniate, catholique. Il parlait un russe correct, mais avec un fort accent ukrainien (ou galicien). Avant sa conversion à l’orthodoxie en 1956, il avait enseigné un temps la littérature ukrainienne. C’était sans aucun doute un homme intelligent, probablement efficace dans l’accomplissement des tâches administratives, mais son image était ternie par ses interventions à caractère politique lors de toutes les consultations internationales possibles et imaginables. il s’était notamment distingué en déclarant que « pour être véritablement fidèles à l’Évangile, on doit à l’heure actuelle prendre une mitraillette et participer à la lutte armée aux côtés des insurgés contre les fascistes et les capitalists (114) ». Il me semble qu’aucun des « combattants pacifistes » de l’orthodoxie n’avait été aussi loin.

« Je suis entièrement d’accord avec le métropolite Antoine (115), dit l’archevêque Nicolas, quand il indique que notre élection unanime du métropolite Pimène serait l’expression de notre désir de le voir devenir notre patriarche et non la conséquence de l’absence d’autres candidats. Quand aux décrets de 1961 sur les paroisses, ils ne sont pour nous ni une question, ni un problème. Ils ne créent pas de nouvelle division des pouvoirs entre le clergé et les laïcs. Pour nous, les décrets de 1961 ne sont que la légalisation d’une pratique ancienne (116). Chez nous, tout ce qui concerne les finances et l’aspect matériel de la vie des paroisses a toujours été géré par les laïcs, les prêtres ne s’occupant que des questions spirituelles. En un mot, nos prêtres sont de mauvais gestionnaires, c’est pourquoi il vaut mieux qu’ils ne soient pas en charge des questions financières. »

La parole fut ensuite donnée à l’archevêque Alexis (van der Mensbrügghe) de Düsseldorf, un liturgiste érudit, de nationalité belge. Il s’exprimait en français, avec l’aide d’un traducteur. « J’avoue que la candidature unique m’a troublé moi aussi. Maintenant, je vois qu’il ne s’agit pas d’une candidature unique, mais que tous s’unissent unanimement autour du métropolite Pimène. Par ses interventions, le métropolite Pimène a su me convaincre qu’il était un bon candidat au patriarcat. Je voterai donc pour lui. »

Comme pour apporter une preuve supplémentaire à ces propos, l’évêque Pimène de Saratov, se levant, demanda la parole et fit une déclaration surprenante. « Vous savez tous les efforts immenses qu’a dû accomplir le patriarcat afin de trouver les fonds nécessaires pour couvrir les frais d’organisation et de convocation du Concile, d’accueil des hôtes, etc. Je propose donc que chacun de nous, évêques de l’Église russe, fasse au patriarcat une donation personnelle de 10 000 roubles afin de participer à ces frais. Je pense qu’une telle donation est dans nos moyens. »

Je fus estomaqué de cette déclaration. Selon le cours officiel, 10 000 roubles, équivalaient à 10 000 dollars (117), ce qui pour nous les émigrants représentait une somme colossale. Visiblement, la proposition de l’évêque Pimène avait suscité un fort mécontentement parmi les évêques de l’assemblée, cela se lisait sur leurs visages.

J’ai maintenant tendance à penser que la proposition de l’évêque Pimène n’était qu’une comédie destinée à nous montrer à nous, évêques de l’émigration, à quel point eux, les évêques « soviétiques », étaient riches (même après les décrets de 1961!).

Je m’apprêtais à protester, lorsque métropolite Nicodème, notre président de séance, prit la parole pour répondre à l’évêque Pimène. « Le présidium du Concile n’est pas responsable de la proposition de l’évêque Pimène. Il s’agit d’une initiative personnelle, qui n’engage que lui. Nous acceptons avec reconnaissance le don généreux de l’évêque Pimène. » Tous dans la salle furent soulagés. Je me demande si l’évêque Pimène tint sa promesse.

Les débats prirent fin sur ces entrefaites. Le métropolite Nicodème demanda encore. « Y a-t-il encore des questions ? » Il n’y en avait pas. Le métropolite Nicodème demanda. « Êtes-vous tous d’accord pour que le Concile approuve les modalités de l’élection du patriarche et les décrets de 1961? » Je déclarai qu’en ce qui concernait ces décrets, je m’en tenais à l’opinion que j’avais déjà exprimée, à savoir que je ne les approuvais pas. Personne d’autre ne prit la parole, ce qui me stupéfia. Puis, le métropolite Nicodème demanda si notre assemblée était d’accord sur le principe de la levée de l’anathème contre les vieux-croyants (118). Personne ne s’y opposa.

La séance fut levée. Après la prière, on se dispersa. Il était vingt heures vingt. La séance avait duré presque quatre heures et demie.

Après l’assemblée épiscopale, alors que je me dirigeais vers la sortie de l’église du réfectoire du monastère de Novodievitchi, où se tenait un petit groupe d’évêques, je fus abordé par l’évêque Pierre de Chersonèse, qui me dit en français. « Monseigneur, j’admire votre courage, je vous approuve entièrement, bien que je n’ose pas vous suivre. » Et il m’expliqua qu’il n’avait pas le courage d’intervenir dans le même sens que moi, parce qu’il était l’un des benjamins de l’assemblée, qu’il n’était pas russe et ne connaissait pas suffisamment la langue pour pouvoir s’exprimer sans interprète. Il me dit avoir remarqué que de nombreux jeunes évêques parmi ceux qui l’entouraient à la table, bien qu’ayant gardé le silence, étaient manifestement d’accord avec mon intervention. Puis, il parla de Mgr Antoine (Bloom, notre exarque). « Mgr Antoine, s’écria l’évêque Pierre, quelle honte ! Il a retourné sa veste ! C’est ignoble ! Il aurait mieux fait de se taire plutôt que renier ainsi ses paroles et même demander pardon. »

Il me dit que tous attendaient avec espoir et impatience la seconde intervention du métropolite Antoine, qu’il en avait déçu et attristé plus d’un par son reniement. À partir de là, tous avaient baissé la tête, perdu tout entrain et ne s’étaient plus intéressés aux débats. Quelque chose s’était cassé. Je répondis à l’évêque Pierre que je trouvais exagéré son jugement sur le métropolite Antoine, dans la mesure où son « reniement » concernait principalement le vote à bulletins secrets — ce en quoi j’étais plus ou moins d’accord avec lui — et où le métropolite n’avait mentionné qu’en passant les décrets de 1961.

« Non, répondit l’évêque Pierre, il a justement donné l’impression d’avoir renié son opposition aux décrets de 1961, ce que vous n’avez pas fait et l’avez exprimé clairement. »

Bien sûr, cette première réaction à mes interventions lors de l’assemblée épiscopale me rassura et me donna du courage. Je n’étais donc pas seul, d’autres pensaient comme moi, même s’ils n’osaient pas le dire ouvertement. Cependant, je n’étais pas encore sûr que ce soit bien le cas, et je ne savais pas si j’étais largement soutenu. L’évêque Pierre était un étranger, il vivait en Occident, il pouvait faire une erreur d’interprétation et prendre ses convictions personnelles pour celles de la majorité.

Force était de constater que lors de l’assemblée, pas un des évêques résidant sur le territoire de l’Union soviétique ne s’était opposé, ne fut-ce que d’une parole, aux décrets de 1961, ni même au vote à main levée. S’étaient tus le métropolite Joseph d’Alma-Ata, l’archevêque Benjamin d’Irkoutsk, l’archevêque Léonide de Riga, l’archevêque Théodose d’Ivanovo et l’archevêque Cassien de Kostroma, pour ne nommer que les plus connus d’entre eux. Assis dans la voiture qui me ramenait à l’hôtel Rossia, je ne savais pas encore dans quel état d’esprit ils se trouvaient. Parmi les soixante-neuf membres présents à l’assemblée, seuls vingt avaient pris la parole, si mes souvenirs sont bons. Tous les autres étaient restés silencieux, ils n’avaient pas élevé d’objections, mais il était difficile de dire ce qu’ils ressentaient intérieurement.

Le soir-là à l’hôtel, il y eu bien sûr beaucoup de monde à dîner, mais je n’assistai à aucune conversation particulièrement intéressante. Après dîner, en remontant dans ma chambre, je pris l’ascenseur avec l’archevêque Alypius de Vinnitsa (119). Il avait presque le même âge que moi, un an de moins peut-être. Il se souvenait donc de « l’ancien régime ». « Quel est votre nom ? » me demanda-t-il. — « Krivochéine », lui répondis-je. — « Oh-oh !, s’exclama-t-il d’un air entendu, presque complice, un nom de ministre ! »

Quelques instants plus tard, alors que nous venions de changer d’ascenseur et que nous avions été rejoints par l’évêque Théodose (Dikoun) de Poltava (120), l’archevêque Alypius dit. « Aujourd’hui, on aurait pu avoir un schisme, mais tout s’est finalement bien passé. »

L’évêque Théodose se mêla de la conversation et dit, d’une voix emportée. « Certains ont essayé ! »

La conversation n’alla pas plus loin. Il est difficile de dire à qui l’évêque Théodose avait fait référence. Peut-être était-ce à moi et aux quelques autres personnes qui avaient émis des critiques, comme par exemple l’évêque Denys, qui avait parlé d’une façon très brutale. Quoi qu’il en soit, la remarque de l’évêque Théodose me laissa une impression désagréable. Peut-être que tout le monde est contre nous, pensai-je.

Tard ce soir là (ou le lendemain matin), je réussis à avoir au téléphone le père Vsévolod Schpiller, ainsi que mon frère. Je leur racontai dans les grandes lignes le déroulement de l’assemblée épiscopale. Ils approuvèrent ma ligne de conduite.

Je fus étonné de constater qu’ils étaient au courant (surtout le père Vsévolod), de ce qui s’était passé à la réunion et en particulier de la position prise par le métropolite Antoine. Le père Vsévolod n’approuvait pas sa « palinodie ».

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, j’eus l’occasion de faire mieux connaissance et de bavarder avec l’archevêque Benjamin (Novitski) d’Irkoutsk. Son apparence physique était assez étonnante. Voûté, totalement glabre, tant le crâne que le visage, comme si on lui avait entièrement rasé les cheveux, la moustache et la barbe. La première impression qu’il produisait était celle d’un castrat ou d’un curé latin. Pourtant, quelques années auparavant, il portait barbe et moustache. Mais il les avait perdues entre-temps. De même que son dos brisé, c’étaient là les conséquences d’un long séjour au bagne soviétique. On dit qu’il y avait été battu, qu’on lui avait cassé la colonne vertébrale et que c’est à la suite des privations qu’il avait perdu ses cheveux, plusieurs années après les faits. L’archevêque Benjamin était né en 1900 et, à la veille de la guerre de 1939, il était archimandrite, supérieur de la Laure de Potchaïev qui se trouvait alors en Pologne. En 1940, à l’arrivée de l’armée soviétique, il avait été sacré évêque au sein du patriarcat de Moscou. Apparemment, il était resté en Volhynie sous l’occupation allemande, mais cela n’est pas mentionné dans les publications du patriarcat, et d’ailleurs sa biographie n’apparaît nulle part. En tout cas, selon ses propres dires, il fut arrêté en 1943 par les Rouges, qui venaient de reprendre le territoire, et envoyé sur la Kolyma, où il passa douze ans, jusqu’en 1955.

Je demandai à l’archevêque Benjamin ce qu’il pensait des décrets de 1961 sur les paroisses et de ce que j’en avais dit à la séance de la veille. Après avoir jeté quelques regards effrayés par-dessus son épaule, l’archevêque Benjamin me dit, à mi-voix, qu’il avait déjà exprimé ses opinions dans plusieurs notes adressées à la commission préconciliaire, où il critiquait les décrets, en indiquait les conséquences négatives et suggérait les modifications — somme toute assez insignifiantes — qu’il serait nécessaire de leur apporter. Il aurait suffi, selon lui, de faire participer le recteur de la paroisse à l’organe exécutif de la « vingtaine » pour que ces décrets deviennent acceptables pour l’Église, sans pour autant devenir incompatibles avec la loi soviétique. L’archevêque Benjamin avait apprécié mes interventions, il me donnait raison.

« Mais alors, pourquoi n’êtes-vous pas intervenu à l’assemblée, afin de leur faire part de tout cela ? », demandai-je à l’archevêque Benjamin. — « Je me suis fait berner, me répondit-il mot pour mot, on m’a convoqué à la commission préconciliaire où l’on m’a longuement expliqué que les décrets sur les paroisses, étant une émanation directe de la loi soviétique, n’étaient pas sujets à discussion. Ils ne devaient pas être discutés et ne le seraient pas. Puis, j’ai constaté qu’il y avait une discussion. On m’a trompé. » — « Monseigneur, dis-je, quand vous avez vu que la discussion avait lieu, pourquoi n’avez-vous pas pris part au débat ? »

L’archevêque Benjamin me regarda dans les yeux et dit tristement. « Vous savez, j’ai passé douze ans au bagne de la Kolyma. Je n’ai plus la force de recommencer tout ça à mon âge. Pardonnez-moi ! »

Puis nous parlâmes de sa note adressée à la commission préconciliaire. L’archevêque Benjamin accepta volontiers de m’en donner une copie, et ajouta. « Si vous pouvez, emmenez-la à l’étranger. Il faut que là-bas on sache ce qui se passe ici. Montrez-là à qui vous voulez, mais ne la faites surtout pas publier, même anonymement. Ils devineront. Or, chez nous, envoyer et publier des documents à l’étranger, c’est une trahison à sa patrie. »


  1. Voir « Chapitre 2. Le métropolite Nicodème (Rotov) », n. 26.
  2. Compte rendu dans le Journal du patriarcat de Moscou, n° 8 (1971), p. 20-24.
  3. Publié dans le Journal du patriarcat de Moscou, ibid., p. 20-22.
  4. Ibid., p. 22-24.
  5. Ibid., p. 24.
  6. Je n’estime pas devoir reproduire ici certaines interventions, qui n’ont pas eu d’impact décisif ou historique (A. B.).
  7. Sont ici visés les membres de l’Église russe hors frontières et de l’archevêché des paroisses russes en Europe occidentale relevant du patriarcat de Constantinople (NdT).
  8. Mgr Nicolas (Iourik, 1910-1977), prélat orthodoxe russe. Évêque de Lvov et Tchernopol (1965), archevêque (1966), métropolite (1971).
  9. Voir n. 44.
  10. Je cite de mémoire (A. B.).
  11. L’intervention du métropolite Antoine (Bloom) ne figure pas dans les mémoires de Mgr Basile (NdR).
  12. Apparemment, Mgr Nicolas parlait ici de la situation de l’Église uniate en Galicie du temps des Polonais (A. B.).
  13. Selon un taux de change plus réaliste, cela représentait plutôt 200 dollars américains.
  14. « Vieux-croyants » ou « Vieux-ritualistes ». groupes séparés de l’Église orthodoxe russe en raison des corrections introduites dans le rite par le patriarche Nikon (Minine) de Moscou, en 1653. Ces réformes furent confirmées par les conciles de Moscou de 1666-1667 qui ont anathématisé les vieux-croyants. Voir Léon POLIAKOV, L’Épopée des vieux-croyants, Paris, Perrin, 1993.
  15. Mgr Alypius (Khotovitski, 1901-1977), prélat orthodoxe russe. Évêque (1958), évêque de Vinnitsa et Bratslav (1964), archevêque (1966).
  16. Mgr Théodose (Dikoun, 1926-2001), prélat orthodoxe russe. Évêque (1967), évêque de Poltava et Krementchoug, archevêque (1978), métropolite (1996).

SUITE : « Mémoire des deux mondes » De la révolution à l’Église captive, 528 pages

Par Basile Krivochéine Les Éditions du CERF — 2010

Préface du Métropolite Hilarion (Alfeyev) de Volokolamsk, président du département des relations extérieures du patriarcat de Moscou — Traduction du russe de Nikita Krivochéine, Serge Model, Lydia Obolensky — Présentation, révision et notes de Serge Model

Les mémoires d’Église, débute trente années plus tard, quand le prêtre (1951), puis l’évêque (1959) commence à participer à plusieurs conciles et congrès internationaux. Sa position d’« exilé » de l’Église russe fait de lui un observateur précis, parfois rude, voire critique, des instances orthodoxes, mais cet infatigable et dévoué serviteur de l’Église disait et écrivait immuablement ce qu’il pensait, quelles que soient les personnes mises en cause ou les circonstances.

Ces mémoires de Mgr Basile, portant sur des périodes peu ou mal connues, sont — tant dans leur partie « civile » que « religieuse » — très précieux pour comprendre l’histoire de la Russie et de son Église.