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« Écrits d’un exilé du Mont Athos »

À l’occasion de la publication récente de deux recueils posthumes de Basile Krivochéine (1900-1985), le P. Job Getcha m’a communiqué le compte-rendu qu’on lira ci-dessous. Je lui renouvelle mes remerciements pour sa fidélité à « Graecia orthodoxa » ainsi que pour la générosité avec laquelle il contribue à ce blog.

Archimandrite Dr. Job Getcha Institut d’études supérieures en théologie orthodoxe auprès du Centre orthodoxe du Patriarcat œcuménique à Chambésy-Genève

Écrits d’un exilé du Mont Athos

En 1947, Basile Krivochéine, moine du monastère russe de Saint-Panteleimon, fut expulsé du Mont Athos après y avoir passé vingt-deux ans. Il était soupçonné par les autorités grecques de sympathies prosoviétiques, lui qui avait pourtant combattu dans l’Armée des volontaires du côté des Blancs, au moment de la Révolution bolchevique. Dans ses mémoires posthumes, qui viennent de paraître aux éditions du Cerf sous le titre Mémoire de deux mondes(coll. « L’Histoire à vif »), il nous dévoile quelques événements palpitants de sa vie.

D’apparence éclectique, ce livre est composé de deux parties (la Révolution ; mémoires d’Église) et comprend cinq chapitres, composés et publiés séparément à l’origine. Mais rien n’y est dit de son séjour au Mont Athos. Ainsi, après lecture du chapitre sur « l’année 1919 », on se demande pourquoi celui qui allait finir ses jours comme archevêque dans l’émigration russe garde le silence sur son expérience à la Sainte Montagne, où il arriva en 1924. Notons cependant qu’il s’agit là d’une première impression, car un lecteur attentif saura discerner un ensemble dans lequel « ceci explique cela ».

La première partie du livre retrace l’épopée qui amena Krivochéine à quitter Saint-Pétersbourg, sa ville natale, pour rejoindre l’armée blanche et combattre contre les bolcheviques durant l’hiver 1918-1919. Lui, le fils du ministre du tsar qui, dans la naïveté de sa jeunesse, ou peut-être dans l’esprit de contradiction de son adolescence, avait été un sympathisant de l’esprit révolutionnaire (p. 26 et 42), considéra très vite le système soviétique comme intolérable et odieux (p. 47). Mais il ne coupa jamais ses liens affectifs avec sa terre natale, insistant toujours sur le fait qu’il était russe, bien qu’il ne fût pas citoyen soviétique et qu’il habitât à l’étranger. Krivochéine faisait ainsi partie de ces émigrés qui avaient délibérément choisi de ne pas rompre avec l’Église orthodoxe de Russie et qui étaient restés fidèles au patriarcat de Moscou dans le but d’aider et de défendre l’ « Église captive » , contrairement à d’autres qui avaient choisi de se placer sous l’obédience du patriarcat de Constantinople ou qui avaient créé un synode « hors frontières ».

La Révolution et la guerre civile, évoquées dans la première partie, expliquent les affinités et les répulsions de Mgr Basile face aux deux représentants de « l’Église captive » décrits dans la seconde partie. D’abord le métropolite Nicolas Iarouchevitch, qui avait su l’approcher par différents moyens, y compris à travers l’ambassade soviétique, et l’avait interrogé sur la situation des moines russes au Mont Athos (p. 235). Puis le métropolite Nicodème Rotov, présenté comme « une personnalité désagréable et repoussante » (p. 290), comme un homme « qui ne sert pas l’Église mais l’État » (p. 326-327), mais apprécié en revanche pour sa résistance face « aux prétentions du patriarcat œcuménique à une primauté quasi-papale, ainsi qu’aux tentations du même patriarcat à monopoliser la préparation et la convocation du futur concile » (p. 306). Basile Krivochéine avait été amené à collaborer avec lui au sein de plusieurs délégations de l’Église orthodoxe russe, lors de conférences panorthodoxes ou œcuméniques. On doit d’ailleurs au métropolite Nicodème d’avoir restauré le monachisme russe au Mont Athos dans les années 1960 (p. 358-359). C’est ce qui lui a sans doute valu de la part de Mgr Basile une « absolution » pour ses deux « péchés capitaux », à savoir son pro-soviétisme qui l’avait amené à devenir en quelque sorte « un théologien de la Révolution d’octobre » (p. 350-353) et son pro-catholicisme qui l’avait conduit à admettre les catholiques romains à la communion (p. 355).

La première partie de l’ouvrage permet également de comprendre l’attitude de Mgr Basile lors du concile local de l’Église orthodoxe russe qui élit le patriarche Pimène en 1971. On peut en effet établir un parallèle entre l’aventure du jeune Krivochéine tentant de rejoindre les Blancs en s’introduisant dans l’armée des Rouges et en se faisant passer pour un des leurs, et le Russe blanc émigré devenu évêque de « l’Église rouge » dans la deuxième partie.

Ces mémoires sont une source incontournable pour l’histoire de l’Église orthodoxe sous le régime soviétique. En plus de révéler le cheminement intérieur du fils d’un noble russe devenu moine à l’Athos, puis évêque dans l’immigration, ainsi que la ligne de conduite qui guida l’ensemble de sa vie, ce livre passionnant nous fait connaître de nombreuses personnalités du monde ecclésiastique de l’époque soviétique. Il nous fait entrer à l’intérieur de cette Église captive du soviétisme, là où, derrière le rideau de fer, était pratiquée non seulement la politique du mensonge et du « négationnisme » (ainsi par exemple la négation des persécutions de Krouchtchev par le métropolite Nicodème Rotov, p. 311), mais aussi la politique du silence et du chantage, même sur des personnes extérieures au régime soviétique. « Je ne vous conseille pas de parler, vous risquez de vous voir refuser la sortie d’Union soviétique » (p. 435) avait dit l’archevêque Léonide de Riga à Mgr Basile Krivochéine. Ayant finalement opté pour le silence, l’exilé du Mont Athos n’aura pas été retenu en URSS. Mais, ironie de l’histoire, il mourut dans sa ville natale — Leningrad à l’époque — lors de sa dernière visite en URSS en 1985.

Conjointement à ce premier ouvrage, un recueil d’articles de Basile Krivochéine est paru aux éditions du Cerf dans la collection « Patrimoine — Orthodoxie » sous le titre Dieu, l’homme, l’Église. Lecture des Pères de l’Église. Il s’agit de douze études patristiques traduites en français, mais publiées en russe du vivant de l’auteur, soit sous forme de livret, soit en tant qu’articles dans le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, dont l’auteur avait été le rédacteur en chef. L’éditeur a fait le choix judicieux de les livrer au lecteur francophone dans l’ordre chronologique de leur première parution.

Nous savons que c’est à Saint-Panteleimon, où il avait été chargé d’inventorier les archives et les manuscrits du monastère, que le jeune moine Basile avait eu un premier contact avec le patrimoine des Pères et des auteurs byzantins. Mais ce n’est qu’une fois exilé du Mont Athos qu’il contribua d’une manière significative au renouveau patristique en tant que pionnier des études palamites (1), spécialiste et éditeur des catéchèses de Syméon le Nouveau Théologien (2), collaborateur du Greek Patristic Lexicon de G. Lampe (3) et fidèle participant des congrès internationaux de patristique de l’Université d’Oxford.

Le recueil s’ouvre par la remarquable étude sur « la doctrine ascétique et théologique de saint Grégoire Palamas » qui, lorsqu’elle parut en russe pour la première fois en 1936, fut à l’origine du renouveau des études palamites. Ici, l’ancien moine athonite réhabilite Grégoire Palamas en montrant comment sa théologie apophatique, sa distinction entre l’essence et les énergies incréées et son concept de lumière divine (thaborique) incréée s’appuient sur l’enseignement traditionnel des Pères de l’Église et tout particulièrement sur la théologie du Pseudo-Denys, d’André de Crète, de Maxime le Confesseur et de Jean Damascène. Thématiquement proches de ce chapitre sont ceux sur « la simplicité de la nature divine et les distinctions en Dieu selon Grégoire de Nysse », « l’ivresse spirituelle chez Syméon le Nouveau Théologien » (où l’auteur s’intéresse particulièrement à l’extase mystique), « l’essence créée et essence divine chez Syméon le Nouveau Théologien » et « Syméon le Nouveau Théologien à travers les âges: 11e-20e s. » (où l’auteur nous explique la généalogie de la tradition manuscrite et de ses traductions).

En lisant ces chapitres, nous comprenons mieux comment l’intérêt pour Palamas a amené l’ancien moine athonite à s’intéresser aux écrits de Syméon le Nouveau Théologien. En effet, au dires du savant Combefis, Syméon aurait été « la source de toutes les erreurs de Palamas » (p. 57-58). Mais Krivochéine remarque qu’en ce qui concerne l’essence cachée de Dieu et les rayons de sa gloire, Syméon « est bien plus près de saint Grégoire Palamas que de ses adversaires » (p. 236).

D’autres études reprises dans ce recueil demeurent toujours incontournables. Mentionnons celle sur « les textes symboliques de l’Église orthodoxe », composée en lien avec la première conférence panorthodoxe de Rhodes en 1961 et faisant référence au recueil de Jean Karmiris (4). Krivochéine y discute des critères de définition des textes dogmatiques qui devraient avoir une autorité incontestable dans l’Église orthodoxe et passe en revue les différents documents de ce genre. Il accorde une grande importance au concile de Constantinople de 879-880 qui rétablit Photius et qu’il considère, de même que d’autres savants, comme le 8e concile œcuménique (p. 129-131). Il en est ainsi pour les conciles hésychastes de Constantinople de 1341, de 1347 et de 1351, ce dernier ayant approuvé la confession de foi de Grégoire Palamas et ayant été qualifié au 19e siècle de « 9e concile œcuménique » par Nil de Rhodes (p. 133-134). Se penchant sur les confessions de l’époque post-byzantine, l’auteur remarque avec raison que celles-ci tentèrent d’entraîner l’Église orthodoxe dans « la lutte intestine occidentale qui lui est étrangère » et qu’il « est naturel que les textes théologiques orthodoxes de cette période aient un caractère polémique soit anti-protestant, soit anti-latin » (p. 138). À ce chapitre de caractère dogmatique, nous pouvons ajouter celui sur « l’autorité et l’infaillibilité des conciles œcuméniques », ainsi que celui sur « l’œuvre salvatrice du Christ sur la Croix et dans la Résurrection ». Mais un autre chapitre tout à fait remarquable est consacré à « la spiritualité orthodoxe ». Bref, concis, il est sans aucun doute l’un des plus complets et des plus objectifs sur le sujet (p. 176).

Notons enfin que le chapitre sur « l’ecclésiologie de saint Basile » est un bel exemple de « lecture des Pères ». Il illustre admirablement le sous-titre choisi par l’éditeur pour ce recueil posthume. L’auteur remarque avec raison que Basile de Césarée n’a jamais composé de traité systématique d’ecclésiologie, et qu’il ne faut donc pas trop chercher à systématiser ses propos (p. 183). Néanmoins, faisant une lecture de sa distinction entre l’hérésie, le schisme et la « parasynagogue », l’auteur s’interroge sur des questions œcuméniques actuelles, telles que la validité des sacrements dans les autres confessions chrétiennes, le mode de réception de chrétiens venant d’autres confessions ou la question de la primauté romaine. Krivochéine conclut ce chapitre en soulignant l’actualité des Pères de l’Église. « Nous vivons à une époque différente, qu’on appelle œcuménique […]. Néanmoins, nous pensons que les positions essentielles de l’ecclésiologie de saint Basile […] conservent toute leur importance même après les seize siècles qui se sont écoulés depuis son temps […]. Ses pensées sur l’Église et son activité ecclésiale doivent nous servir de guide à notre époque œcuménique » (p. 209).

La publication de ces deux ouvrages au Cerf nous permet de mieux connaître la personnalité de Basile Krivochéine et d’apprécier sa contribution à la théologie orthodoxe et au renouveau patristique du 20e siècle. Sa vie se résume à dix-neuf années passées en Russie, vingt-deux sur l’Athos, et près d’une quarantaine d’années d’exil en émigration. Resté apatride jusqu’en 1978, où il obtint la nationalité belge, il ne cessa jamais d’être russe. Mais dans son ethos, dans sa conviction, dans son φρόνημα comme disent les Grecs, il demeura profondément un moine athonite, jusqu’à son dernier souffle.


  1. Moine Basile (Krivochéine), « La doctrine ascétique et théologique de saint Grégoire Palamas » (en russe), Seminarium Kondakovianum, Prague, 1936, p. 99-154.
  2. Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèses. SC 96, 104, 113. (éd. B. Krivochéine), Paris, 1963-1965; B. Krivochéine, Dans la lumière du Christ. Chevetogne, 1980.
  3. G. Lampe, Greek Patristic Lexicon, Oxford, 1961.
  4. I. Karmirès, Τα δογματικά και συμβολικά μνημεία της ορθοδόξου καθολικής εκκλησίας (2 vol.), Athènes, 1952-1953.

(http://graecorthodoxa.hypotheses.org/1704)