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L’Eglise russe en Belgique et son évêque

Irénikon
Revue des Moines de Chevetogne trimestrielle

Editorial «Le XXVe anniversaire du décès du métropolite Nikodim» • Le cardinal Mercier et l’émigration russe en Belgique, par Nicolas Bieliavsky • Les contacts entre l’Église orthodoxe russe et le Monastère d’Amay-Chevetogne 1926-2003, par Antoine Lambrechts • L’Église russe en Belgique et son évêque. La signification de l’œuvre de l’archevêque Basile Krivochéïne (1900-1985) de Belgique pour le dialogue européen aujourd’hui, par Alexandre E. Musin • Dom Clément Lialine, théologien de l’unité chrétienne, par Michel Van Parys • Saint Benoît de Nursie et saint Serge de Radonège. Essai de comparaison de types spirituels, par Serge S. Averintsev • Relations entre les Communions • Chronique des Églises • Bibliographie et Livres reçus

La signification de l’œuvre de l’archevêque Basile Krivochéïne (1900-1985) de Belgique (1) pour le dialogue européen aujourd’hui

L’Eglise russe en Belgique et son évêque

Est-ce dû à l’empressement de la vie en Russie ou simplement à l’habituelle inopportunité de l’événement aux yeux des Russes, le centième anniversaire de la naissance de l’archevêque Basile (Krivochéïne) est passé en Russie et dans l’Église russe presque inaperçu. Lui-même avait un sens aigu du temps et de l’histoire, comme s’il était conscient d’être né en 1900. Fils du dernier ministre de l’Empire A. V. Krivochéïne, étudiant à l’Université de Petrograd en 1917, soldat volontaire dans l’armée du général Denikine en 1918, apatride russe en France à partir de 1920, moine athonite en 1924, théologien et prêtre à Oxford à partir de 1951, évêque orthodoxe en Belgique en 1960, il a vu et vécu tous les grands moments du siècle. Il ne les a pas seulement vus, — il s’en est souvenu et il les a écrits. Le siècle dernier l’a tra-versé, le trempant comme l’acier et l’éclairant comme du • cristal. Et le siècle s’est imprimé dans notre mémoire à la lumière purifiante de ce cristal, conservée pour nous dans ses lettres et ses écrits.

L’histoire de la personnalité et de la signification de Mgr Basile n’a pas encore été écrite, comme il n’existe pas encore une présentation complète de lui comme théologien fidèle à la tradition patristique. Sans doute, mieux que tout autre livre sur l’archevêque Basile, ce sont ses propres œuvres qui témoignent de lui et révèlent l’âme de leur auteur. Le neveu de Monseigneur, Nikita Krivochéïne, ancien prisonnier du Goulag pour qui la Russie n’a pas de frontières, se rappelle comment il demanda un jour à son oncle de lui expliquer la vision du saint prophète Daniel, dans laquelle un homme vêtu de lin jura par Celui qui vit éternellement, que les épreuves de l’histoire moderne s’achèveront «vers la fin d’un temps, des temps et de la moitié d’un temps» (Dn 12,7). Et Monseigneur répondit tout de suite à sa demande par une exégèse prophético-eschatologique circonstanciée. La famille de Monseigneur, par le sang ou par l’esprit, ajoute des traits à son portrait, et ces traits soulignent avec force ce qui dans son héritage est si important pour l’Église d’aujourd’hui et pour l’époque qu’elle a fondée par ses œuvres.

Le 19 septembre 1967, dans sa conférence au V-e Congrès patristique d’Oxford consacrée à l’enseignement de saint Basile le Grand sur l’Église, Monseigneur disait: «II n’est pas si facile de parler de l’ecclésiologie de saint Basile le Grand. Saint Basile lui-même n’a laissé aucun traité où il exposerait sa doctrine sur l’Église […] d’une manière systématique. On est donc obligé de chercher dans ses œuvres des passages, dispersés un peu partout, où il en parle, toujours en passant d’ailleurs et en général très brièvement. Ces passages se trouvent dans presque tous les écrits de saint Basile, […] dans ses œuvres ascétiques et surtout dans ses lettres. Ces dernières ont pour nous un intérêt particulier parce qu’elles nous montrent aussi l’attitude du grand évêque de Césarée devant les problèmes ecclésiaux de son temps et sa réaction à ces événements» (2).

En évaluant aujourd’hui la signification de l’héritage de Mgr Basile pour le dialogue européen actuel, nous^ nous heurtons à deux faits. D’abord, ses conceptions de l’Église, de ses structures canoniques et de ses bases spirituelles et morales annoncent largement les processus qui caractérisent le stade actuel de l’intégration européenne. En second lieu, comme lui-même le fit autrefois pour les écrits de saint Basile, nous rassemblons par-ci par-là dans ses œuvres, et notamment dans les lettres adressées à sa famille, tout un tableau de ses conceptions sur le rôle de l’Église chrétienne en Europe. Telle est la logique du développement de l’histoire de l’Église. Les lettres des Pères de l’Église, — et l’archevêque Basile Krivochéïne fut sans aucun doute un Père de l’Église du XXe siècle, — écrites au gré des diverses occasions, deviennent des années plus tard une source de foi et de connaissance pour de nouvelles générations chrétiennes. Aujourd’hui, grâce aux lettres de l’archevêque Basile, conservées dans les archives privées de son neveu, Nikita I. Krivochéïne, et de sa cousine germaine, Olga A. Kavelina, nous pouvons reconstituer un portrait rigoureux et étonnamment cohérent d’un chrétien orthodoxe, qui sans la culture européenne n’aurait pu devenir ni orthodoxe, ni chrétien.

Ces lettres ont maintenant été rassemblées et, ensemble avec les perles les plus brillantes de l’héritage théologique et publiciste de l’archevêque, elles seront publiées aux éditions de la Fraternité orthodoxe Alexandre Nevski à Nijni- Novgorod, qui ont déjà édité les mémoires de Mgr Basile et certains de ses écrits théologiques. Le volume sous presse a encore reçu la bénédiction du regretté métropolite Nikolaj (Kutepov, 1924-2001) de Nijni Novgorod et d’Arzamas. Les lettres et les articles ont été commentés et introduits par nos soins.

Le corpus épistolaire de Mgr Basile se divise en quatre parties inégales. Un petit nombre de lettres s’adressent à sa mère et à sa tante à Paris entre 1920 et 1940, envoyées de Constantinople et du Mont Athos. Les lettres à son frère Igor A. Krivochéïne et sa famille se compose de deux groupes d’après l’époque: des lettres envoyés à Moscou de 1956 à 1966, et à Paris, après le retour de la «captivité de Babylone», de 1974 à 1978. Durant cette même période, Mgr Basile écrit également à son frère cadet Cyrille. Le dernier ensemble de lettres s’adressent à sa cousine, Olga A. Kavelina, avec qui il était en correspondance jusqu’à la fin de sa vie, de 1977 à 1985.

Le contenu aussi bien que le style avec lequel ces lettres sont écrites, nous révèlent l’histoire d’une âme humaine, sa croissance vers Dieu. Si la lettre envoyée de Constantinople à sa mère, le 1er octobre 1920, est signée encore tout à fait à la manière d’un enfant et familièrement «Gika», au cours des six années suivantes beaucoup de choses se passent. L’homme change, et son écriture aussi: à partir d’une main irrégulière et nerveuse se développe une calligraphie harmonieuse qui correspond à la beauté d’une âme apaisée dans le Christ. Les lettres qui suivent, adressées à sa mère et à sa tante ne sont plus de simples salutations familiales, mais une prédication depuis l’ambon de l’église familiale, par moments d’une grande ferveur. Ensuite, le temps des élans juvéniles passe et le ton et le style changent de nouveau: dans la correspondance avec son frère et sa cousine nous trouvons le cours paisible du quotidien, reflétant non pas une vie qui s’enlise, mais une culture sublimée de l’existence. La sagesse spirituelle et ordinaire de la vie n’a plus besoin d’appels ardents; le fondement solide de la vie orthodoxe permet de voir le Doigt de Dieu à chaque instant dans les petites choses. Celles-ci ne concernent pas seulement la vie privée. À travers elles on voit aussi l’attitude vigilante de Mgr Basile à l’égard de la vie et la culture européennes. Les sources de cette vigilance spirituelle et de cette bienveillance sont à chercher dans ce milieu de la noblesse qui a éduqué et formé le futur pasteur et fait de lui un chrétien au vrai sens du mot.

Les impressions de son enfance et de sa jeunesse, sublimées à la hauteur de l’esprit, deviennent par la suite une base solide pour sa culture chrétienne. L’on sait comment la poésie d’amour juive du Cantique des Cantiques acquit une inspiration divine par son intégration dans l’Écriture Sainte de l’Ancien Testament. Mais de telles métamorphoses ne cessent pas dans l’Église, surtout si elles se produisent dans une âme élevée qui lit les lignes suivantes:

Quand je mourrai, que l’on me mette,
Avant de clouer mon cercueil,
Un peu de rouge à la pommette,
Un peu de noir au bord de l’œil.

Car je veux, dans ma bière close.
Comme le soir de sou aveu,
Rosier éternellement rosé
Avec du kh’ol sous mon œil bleu.

Pas de suaire en toile fine,
Mais drapez-moi dans les plis blancs
De ma robe de mousseline,
De ma robe à treize volants.

C’est ma parure préférée;
Je la portais quand je lui plus.
Son premier regard l’a sacrée,
Et depuis je ne la mis plus.

Posez-moi, sans jaune immortelle,
Sans coussin de larmes brodé,
Sur mon oreiller de dentelle
De ma chevelure inondé.

Cet oreiller, dans les nuits folles,
A vu dormir nos fronts unis,
Et sous le drap noir des gondoles
Compté nos baisers infinis.

Entre mes mains de cire pâle,

Que la prière réunit,
Tournez ce chapelet d’opale,
Par le pape à Rome béni:

Je l’égrènerai dans la couche
D’où nul encor ne s’est levé;
Sa bouche en a dit sur ma bouche
Chaque Pater et chaque Ave.

Paradoxal mais vrai: c’est justement le poème «Coquetterie posthume» de Théophile Gautier (3), qu’il appela «sa seule consolation» dans une lettre à sa mère du 1er octobre 1920. Le poème fut imprimé pour la première fois dans le quotidien «La Presse», du 4 août 1851, et dédié à l’amante italienne du poète, Maria Mattei. Avec fierté il écrit à sa mère que bientôt il connaîtra tout le livre par cœur. Il lit le livre là d’où il envoie sa lettre, Istanbul, où les Krivochéïne émigrèrent de Novorossisk, en février 1920. On comprend son état d’âme: la défaite des Blancs, la perte de sa patrie. Même les débris de Byzance sur le territoire de la Turquie ne sont pour lui que «Orient barbare», exotisme détesté, presque la «misérable Byzance» comme appelait P. Tchaadaïev l’empire orthodoxe. Toutefois, derrière cette apologie extérieure de la mort et de l’amour humain se cache une véritable imagerie biblique qui pressent le mystère de l’Église et de la Résurrection.

Le symbolisme de Théophile Gautier, même exprimé sous forme de poésie d’amour, est plus profond que les images littéraires employées par lui. Le poète souligne toujours la différence entre le contexte culturel du genre qu’il imite et le monde spirituel de l’auteur et du lecteur. De par leur genèse, les miniatures lyriques de Gautier remontent à l’ekphrasis byzantine, un genre particulier de la culture hellénistique, qui présente au regard du lecteur un tableau exact de ce qui est décrit. En ce sens, le choix par le futur archevêque du poème «Coquetterie posthume» comme sa poésie préférée peut être considéré, d’une part, comme une forme contemporaine du «Cantique des Cantiques», et d’autre part, comme une anticipation de sa pénétration dans la culture littéraire de Byzance. Malgré l’apparente désolation de la défaite des Blancs, l’on sent son amour indéfectible pour la Russie et pour le Christ. De cette manière, des sentiments évangéliques trouvent chez lui une expression authentique dans des formes habituelles de la culture européenne.

II n’est pas sans intérêt de chercher ici les sources de l’estime qu’avait l’archevêque Basile pour la culture européenne. Il a le sentiment aigu que même l’Europe sécularisée est imprégnée d’un esprit chrétien, que l’on devine dans toute son expérience de vie et dans la poésie en particulier. Le fondement chrétien de l’Europe est évident pour celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Il n’a pas besoin d’être déclaré formellement. Cette reconnaissance à l’égard de l’Europe, Mgr Basile la gardera toujours, comme il gardera toujours la conscience d’appartenir à la culture chrétienne orientale. Il a une merveilleuse capacité de trouver dans le monde qui l’entoure des reflets de la vérité qui l’intéresse. Dans les lettres à son frère Igor A. Krivochéïne du 2 octobre et du 8 décembre 1956 il s’émerveille sincèrement des œuvres du créationniste anglican connu Eric Lionel Mascall (4) et de l’évolutionniste catholique Teilhard de Chardin. Et cependant il n’idéalise nullement la vie européenne.

En 1956, Mgr Basile se voit placé devant une décision difficile: quitter l’Angleterre et Oxford, commencer à travailler sur le commentaire et l’édition des œuvres de saint Syméon le Nouveau Théologien et servir en France, à Paris. Dans une lettre du 10 juillet 1956, envoyée d’Oxford à I. A. Krivochéïne à Moscou, il donne une évaluation comparative des deux pays: «Du point de vue ecclésiastique, c’est mieux en France, car il y a là plus d’Orthodoxes, et la vie ecclésiale y est mieux organisée. Généralement, la situation intellectuelle et culturelle de la France m’est beaucoup plus proche… En général, intellectuellement les Français sont plus forts que les Anglais». Et encore: «L’Angleterre est un pays plus libre que la France, la police est moins arbitraire ici, les autorités et la société se comportent mieux à l’égard du patriarcat de Moscou».

Dans une lettre du 25 décembre 1956, envoyée d’Oxford, il décrit sincèrement à son neveu Nikita I. Krivochéïne son amour pour l’Europe: «Bien que je vive en Occident et que j’estime et même aime l’Occident en beaucoup de choses, je ne suis pourtant pas un «Occidentaliste». J’aime beaucoup plus le monde grec que le monde latin, Byzance que le moyen âge occidental, et bien sûr l’Orthodoxie et non le Catholicisme romain. J’aime beaucoup aussi la Russie, toute sa culture et son histoire, bien que Byzance et l’Orthodoxie «patristique» me soient peut-être encore plus proches». Son patriotisme était en même temps dépourvu de toute bigoterie. Ainsi, dans une lettre du 2 janvier 1976 à Igor A. Krivochéïne, il parle des «Lettres de Russie» d’Astolphe de Custine. — interdites comme diffamatoires par la censure impériale en 1843, — comme contenant «des observations et des remarques géniales» tout en étant, évidemment, «d’une monstrueuse incompréhension et partialité».

Toutefois, l’on sent l’appartenance de Monseigneur à la culture européenne à un niveau plus intérieur, qui n’apparaît pas à première vue à la lecture de ses lettres. Monseigneur n’était pas du tout étranger aux questions d’actualité. Dans ses lettres, surtout celles adressées à son frère à Paris (dans celles qu’il envoya à Moscou on sent une forte autocensure), il y a constamment des appréciations des événements de la politique mondiale, appréciations morales notamment où il se montre une personnalité vraiment universelle. Ici il manifeste un sens particulier de l’histoire dans la mesure où l’intensité des émotions est liée au pouls accéléré des événements. Cela est particulièrement sensible dans les lettres de l’année 1975, particulièrement folle dans l’histoire du monde: les complications des relations entre l’Est et l’Ouest, interprétées par beaucoup comme une concession au communisme agressif, la chute de Saigon, Helsinki, la terreur en Espagne et la révolution au Portugal, la répression du mouvement dissident en URSS, l’Archipel Goulag, le «Soyouz-Appolon» soviéto-américain, — le temps avait accéléré son pas et la prière du chrétien avait de la peine à suivre.

Une des sources principales d’information pour Monseigneur Basile, à cette époque, est l’hebdomadaire La Pensée Russe. On s’étonne de la rapidité avec laquelle il réagit, dès le lendemain, sur ce qu’il y a lu. Les startsy du Mont Athos avaient une attitude partagée à l’égard de la presse. Saint Silouane (Antonov, t 1938) n’aimait pas les journaux, mais il ne se disputait pas avec ceux qui, les lisant, étaient remplis d’amour et de prière pour le monde de Dieu. Skhiarchimandrite Sophrony (Sakharov) se rappelle une conversation entre le père Silouane et un des spirituels du monastère, où le starets disait que «la lecture des journaux obscurcit l’esprit et trouble la prière pure». Le père spirituel, par contre, considérait que les journaux aident à prier, car l’âme du moine qui oublie le monde s’enferme en elle-même et sa prière faiblit. La lecture des journaux, qui rappelle le monde et ses souffrances stimule le désir de prier. La différences des points de vue sur les choses de ce monde n’a pas divisé la communauté athonite (5).

Toutefois, derrière ce goût pour les nouvelles fraîches se cache non pas une tradition athonite mais pétersbourgeoise. Dans sa lettre du 29 mai 1915, pendant un voyage avec ses frères sur la Volga, le futur évêque se plaint à son père de l’absence des grands journaux: «Depuis longtemps je n’ai plus lu De l’état-major…», écrit-il. «De l’état-major du chef suprême des armées» ou «De l’état-major de l’armée du Caucase», ainsi commençaient les rapports officiels du front pendant la première guerre mondiale. Ce penchant pour la culture des média chez Monseigneur est sans doute d’origine européenne.

On peut dire la même chose de sa manière de pratiquer la théologie. Dans l’ensemble, sa théologie est positive, cataphatique. Il raconte en termes positifs ce qu’il observe lui-même dans la vie de l’Église et les œuvres des Pères. Mais ce n’est pas un refus ou une trahison de la tradition patristique apophatique. Au contraire, sa stricte fidélité à cette dernière se retrouve dans sa manière de prêcher et sa méthode pour découvrir la vérité. Et la forme et la méthode dépendent de ceux auxquels l’Église s’adresse dans la prédication. Vivant dans un contexte de culture européenne marquée par la philosophie positiviste et par le néopositivisme, Monseigneur n’aurait pu s’adresser autrement à son auditoire ou à ses lecteurs. Il s’adressait à eux de manière à être compris.

En même temps, le contenu de ses écrits théologiques, quant à l’esprit et à la méthode, est strictement conforme à l’Orient chrétien. Habitués à voir la théologie d’après son résultat final, la systématisation d’un savoir ecclésial, nous oublions parfois que l’essence de la théologie est ailleurs. Mlle est appelée à être une élaboration ordonnée de la sainte Tradition, à dévoiler la Révélation divine dans la langue de la culture contemporaine, compréhensible à l’homme d’aujourd’hui. Monseigneur ne découvre pas des vérités: il les dévoile. Un récit réfléchi qui choisit avec délicatesse synonymes et analogies, qui évite une systématisation inutile et donne un minimum d’appréciations: voilà la méthode théologique employée par la patristique et suivie par Mgr Basile. Sa théologie, c’est Yekphrasis byzantine qui définit clairement pour le lecteur les formes de ce qui est décrit.

En même temps, la comparaison qu’il fait des cultures occidentale et orientale trouve parfois des expressions concrètes, comme, par exemple, dans la lettre déjà citée du 25 décembre 1956 à Nikita Krivochéïne: «J’ai fort ressenti le problème des cultures orthodoxe et latine lorsque je passais devant la cathédrale de Cantorbéry… Je me suis souvenu tout d’un coup de la cathédrale de la Dormition à Vladimir. Combien plus belle est la cathédrale de Vladimir. Et surtout, malgré toutes les banalités sur Y âme slave, dans la cathédrale de Vladimir, tout est tellement clair et équilibré, sage, ensoleillé. Une telle mesure en tout. Et ici, tout est quelque part tourmenté et maniéré. Excentricité, perte d’équilibre et de possession de la réalité spirituelle. C’est-à-dire exactement le contraire de ce que l’on dit habituellement quand on compare l’Orient et l’Occident». On ne peut pas ne pas apprécier l’originalité et l’audace de cette comparaison qui fait monter à la surface de la conscience ce qui est le plus secret et caché aux yeux des autres.

Les différences culturelles sont pour lui indissociablement liées aux différences de la religiosité européenne. Mais la reconnaissance de ces différences ne mène pas à leur condamnation. Ce qui est condamné, c’est l’indifférentisme religieux, qui ne sent pas ces différences. Ainsi, dans la lettre du 19 novembre/2 décembre 1939 à sa mère, le futur évêque, alors moine athonite, parle de la visite de E. G. Karpova (6) à une église catholique: «Je ne peux pas dire que cela m’a plu beaucoup». La cause en était la politique réellement anti-orthodoxe du régime de Jozef Pilsudski en Pologne dans les années Vingt et Trente.

En effet, avec l’apparition de la République de Pologne sur la carte de l’Europe, suite au traité de Versailles, un des points de la politique intérieure de son Gouvernement devint la destruction partielle des structures de l’Église orthodoxe et la diminution de son influence. Si au cours des années Vingt près de 500 églises orthodoxes furent fermées, dans la seule période de 1918 à 1920 on en ferma environ 400. En 1927 on fit sauter la cathédrale Alexandre Nevski à Varsovie et on ferma et démolit des églises à Lublin, Kleck et Ptock. Cela se passait en partie dans le cadre de la revendication (1918-1933) par voie juridique des biens ecclésiastiques de l’Église orthodoxe ayant appartenu autrefois à des communautés catholiques ou grecques catholiques. À la suite du mouvement néo-uniate, une partie des paroisses orthodoxes passèrent à VU nia après 1924. Cependant, le coup le plus destructeur pour l’Orthodoxie en Pologne orientale fut infligé en avril-août 1938 lorsque dans la région de Chelm et en Podlachie, comme à Grodno et à Bialystok, près de 150 églises furent fermées ou détruites par décision des assemblées villageoises locales et avec l’appui des autorités civiles. Ces actions provoquèrent des protestations non seulement du Synode de l’Église orthodoxe polonaise et de l’opinion publique mondiale, mais aussi du métropolite grec-catholique de L’viv qui prit la défense de l’Église orthodoxe en Pologne. L’initiative de ces persécutions avait probablement été prise par les autorités civiles. Par ailleurs, la lettre mentionne «des villages entiers mis à feu à cause de leur fidélité à l’Orthodoxie», sans doute un motif de la mythologie politique qui avait trouvé un terrain favorable dans le milieu anti-latin de la communauté athonite.

En même temps il demande à sa mère de ne pas le considérer comme un ennemi de l’Église catholique romaine, qui selon lui a conservé après la séparation «une certaine grâce», bien qu’elle ait perdu «la plénitude de la vérité». Le combat principal se déroule, d’ailleurs, non pas entre les chrétiens des différentes confessions, mais entre le christianisme et l’athéisme. Mgr Basile écrit également qu’ «il est beaucoup mieux disposé à l’égard des Catholiques qu’à l’égard des athées». Plus tard, dans ses travaux théologiques, il ne craint pas d’aborder ouvertement ou de manière dissimulée des thèmes polémiques sur la primauté romaine. Ceci est particulièrement notoire dans son article sur l’ecclésiologie de saint Basile le Grand, où il présente la correspondance du métropolite de Césarée en Cappadoce avec l’évêque de Rome comme un dialogue de deux pasteurs de même rang (7), ou encore dans sa lettre du 25 octobre 1975 à I. Krivochéïne où il se réjouit comme un enfant de ce que, à l’insu du métropolite Nikodim (Rotov), il a pu «glisser» dans le prochain numéro du «Messager de l’Exarchat» un article anti-latin sur le Filioque. Plus d’une fois, cependant, Mgr Basile a manifesté en paroles ou en actes ses bonnes dispositions à l’égard des communautés catholiques en Belgique et de leur hiérarchie, notamment à l’égard du cardinal Léon-Joseph Suenens, comme par exemple dans une interview à La Libre Belgique du 26 janvier 1980.

Il est intéressant de noter que, tout en permettant à sa mère de visiter des églises catholiques, il préfère qu’elle aille dans des églises de rite latin, et non dans celles de rite oriental, qu’il caractérise d’"uniates«. Derrière cette attitude se cache, à notre avis, un manque de familiarité du futur évêque avec la riche histoire du rite oriental de l’Église catholique en Russie au début du XXe siècle, une histoire qui ne se situe pas dans la continuité de VU nia dans les régions occidentales de l’Empire russe. De là aussi son affirmation que «ce fameux rite oriental est en fin de compte une machine de guerre, perfide et malhonnête, dirigée contre l’Église orthodoxe». Ici, le futur évêque se solidarise avec l’opinion du métropolite Euloge (Georgievskij) qui considérait que «le rite oriental est conçu dans le but de détourner les Orthodoxes vers le catholicisme», l’appelant «un petit traquenard pour des Orthodoxes inconscients et ignares» (8).

Vingt années passent et l’archimandrite Basile Krivochéïne visite pour la première fois Chevetogne, le 15 janvier 1957. Il y donne deux causeries, l’une sur son voyage en URSS du 8 au 25 août 1956, l’autre sur saint Syméon le Nouveau Théologien. Dans sa lettre du 6 mars 1957 à son frère Igor Alexandrovic, par une certaine inertie du langage, il caractérise la communauté «de ce célèbre monastère catholique de rite oriental», comme il écrit, «d’uniates». Il est important, toutefois, de noter ce qu’il écrit sur ces moines «II est réjouissant, et en même temps fort triste de voir que ces «Uniates» (par leur nationalité ils sont tous occidentaux, des Belges, des Français, etc.) manifestent à l’égard de l’Église orthodoxe russe une plus grande sympathie, compréhension et bonne volonté que beaucoup de nos émigrés dégénérés».

Pour Mgr Basile l’Église orthodoxe russe était synonyme du patriarcat de Moscou. Il y avait des raisons pour cela. La Russie, tourmentée par le socialisme, avait besoin d’un soutien spirituel et moral. L’appartenance au patriarcat de Moscou devient pour Mgr Basile Krivochéïne un des moyens possibles de manifester sa solidarité avec sa patrie crucifiée. Son appartenance au Patriarcat de Moscou, c’est un acte accompli à la suite du Christ qui s’est anéanti Lui-même en prenant la «forme d’esclave».

Il n’y a dans cela, toutefois, aucune vantardise orgueilleuse de son appartenance à l’Orthodoxie russe, aucun «patriotisme vulgaire» de ceux qui par leurs cris sur l’amour de la patrie essaient de dissimuler leur haine du prochain. Reconnaissant son appartenance à la nation, Monseigneur est étranger au nationalisme misanthrope. C’est pourquoi il considère les actes du concile de Constantinople de 1872, qui condamnaient le phylétisme comme une hérésie contre l’Église, comme très importants, indépendamment d’ailleurs de la querelle gréco-bulgare.

Nous touchons ici à un élément très important de l’attitude de Mgr Basile à l’égard des structures canoniques de l’Église. Elles ne peuvent s’édifier d’après des critères nationaux. Seul le principe de l’Église locale correspond aux normes de l’Évangile et du droit ecclésiastique. Dans ce sens, il interprète aussi le mot «peuple» du trente-quatrième canon apostolique («Aux évêques de chaque peuple il convient de reconnaître le premier d’entre eux») en dehors de toute connotation ethnique, ce qui correspond, en effet, au sens historique du canon (9).

En même temps il avait un sens aigu de la mission de la Russie en faveur de l’Europe. Déjà dans son discours à l’occasion de sa nomination comme évêque, le 13 juin 1959, il expliqua clairement que le sens de la présence des Russes en Europe consiste à témoigner de la culture russe et de l’Orthodoxie (10). Littéralement ainsi, et non pas de l’Orthodoxie russe. Ayant été presque jusqu’à la fin de sa vie un russe apatride, il n’a jamais accepté l’idée d’une «privatisation nationale» de la foi. L’Orthodoxie est pour lui l’Église universelle qui fait de la Russie ce qu’elle est. De là aussi son attitude respectueuse à l’égard de la primauté du patriarche œcuménique… Et cela malgré le fait que, comme défenseur justement de l’autocéphalie territoriale et non pas nationale, il a considéré très sérieusement la question de la création d’une Église orthodoxe locale en Europe occidentale ou chez lui en Belgique, comme cela paraît clairement dans son testament du 30 janvier 1980.

Cependant, en vertu de sa qualité d’évêque du patriarcat de Moscou, il fut obligé de contester le droit à l’existence de l’archevêché russe d’Europe occidentale en tant qu’exarchat du patriarcat œcuménique, ce qui en fin de compte conduisit à la formation d’une église locale sur le continent européen selon un principe national. C’est pourquoi l’on rencontre parfois dans les lettres l’appellation méprisante «Greko-Vladimircy», d’après le nom du métropolite Vladimir (Tichonickij), qui dirigea l’archevêché du 1946 à 1959. Parfois même, comme dans la lettre du 3 avril 1960, il se permet de déformer quelque peu les faits, en disant, par exemple, que le métropolite Vladimir en son temps s’était «distancié» du métropolite Euloge (Georgievskij).

L’on sait que, dans la vague des sentiments patriotiques suscités par la victoire de la deuxième guerre mondiale, le métropolite Euloge commence, en hiver 1944-1945, à chercher des contacts avec le patriarcat de Moscou par des représentants du corps diplomatique soviétique, ce que le patriarche œcuménique dénonça plus tard comme l’idéologie du «nationalisme ecclésiastique». Dans son message du 18 février 1945 il appelle le clergé et les laïcs de l’Exarchat à retourner dans le sein du patriarcat de Moscou et, malgré la réaction négative de la majorité à cette unification, il persiste dans la même ligne. Le 29 août 1945, en présence du représentant du patriarcat de Moscou, le métropolite Nikolaj (Jarusevic), l’assemblée diocésaine de l’Exarchat décida de rétablir la communion canonique avec l’Église orthodoxe russe, tandis que le patriarcat de Moscou promit, de son côté, de régler les questions canoniques avec le Trône œcuménique. Le 2 septembre suivant on célébra ensemble la première Liturgie. Le 11 septembre, le patriarche de Moscou Alexis I (Simanskij) émet l’oukase n° 1171 sur la réunification de l’Exarchat avec l’Église orthodoxe russe. Le 1er octobre, le métropolite Euloge communique cette décision au patriarche œcuménique Benjamin. Le patriarcat de Moscou, cependant, ne commence les tractations avec Constantinople que le 4 novembre, par un télégramme auquel il ne recevra pas de réponse. Le métropolite Euloge maintient cette situation canonique ambiguë jusqu’à la fin de sa vie, se considérant exarque des deux patriarches et se soumettant au patriarcat de Moscou seulement «sous réserve». Cependant, dès cette époque les relations avec l’Église orthodoxe russe commencèrent à se compliquer à cause de la nomination par Moscou d’évêques auxiliaires sans accord préalable du métropolite Euloge.

Dès le 1er février 1945, le métropolite Vladimir se voit confier l’administration de l’Exarchat et en 1946 le métropolite Euloge se réfère à lui comme à son successeur. Naturellement, il n’accepte pas la nomination par Moscou du métropolite Séraphim (Lukjanov) comme exarque, faite sans l’accord du patriarche œcuménique et du clergé de l’Exarchat. En plus, le métropolite Séraphim était connu en France comme collaborateur. Dans ces conditions, le métropolite Vladimir préside les assemblées pastorale et diocésaine du 14 août et du 16 au 20 octobre 1946, qui demandent au patriarche de Constantinople de confirmer sa juridiction sur les paroisses russes en Europe occidentale. Par la suite, il sera accusé par le patriarcat de Moscou d’avoir usurpé le pouvoir dans l’exarchat sans concertation préalable. Pourtant, la phrase de Mgr Basile, que le métropolite Vladimir s’était «distancié» du métropolite Euloge, ne correspond guère à la réalité.

L’on sait également que, le 24 mars 1960, l’évêque Basile signa avec le métropolite Nikolaj (Eremin) de Cher-son, exarque du patriarche de Moscou, et l’évêque Anthony (Bloom) de Sergiev, un appel au clergé de l’archevêché d’Europe occidentale à retourner, avec leurs paroissiens, au patriarcat de Moscou. La réaction à cet appel est bien connue. Une question morale pourtant se posait. Le message fut envoyé après la mort du métropolite Vladimir mais avant l’élection de l’évêque Georges (Tarasov), qui dirigea ensuite l’Exarchat jusqu’en 1981.

L’on peut imaginer qu’une telle défense des droits du patriarcat de Moscou sur les paroisses en Europe ne s’est pas faite ex officio, mais d’après une conviction sincère à laquelle succéda, au début des années Soixante-dix, une aussi sincère et profonde considération à l’égard de la primauté d’honneur du patriarche de Constantinople. Mgr Basile était opposé à cette idée, actuellement assez à la mode en Russie, que la «primauté d’honneur», pour des raisons historiques, peut être transmise à n’importe quelle autre Église locale, si cela est utile à la cause du Christ. Selon lui, les Eglises orthodoxes locales ne doivent pas abandonner le patriarcat œcuménique à sa situation misérable à Istanbul, mais l’aider à renforcer son caractère universel. En 1972, il propose à l’Orthodoxie mondiale une réforme unique qui malheureusement n’a pas eu un grand echo (11). En voici les idées. Le patriarche œcuménique doit être entouré d’un synode permanent de représentants de toutes les Églises autocéphales pour devenir le centre d’une coordination panorthodoxe. Comme primas inter pares il préside le synode qui traite des questions d’un caractère panorthodoxe et prend ses décisions à la majorité des voix. Ces décisions sont mises en pratique ensuite par les Églises autocéphales. La création d’un tel centre panorthodoxe de coordination aiderait l’Église orthodoxe à accomplir sa mission dans le monde d’aujourd’hui et à faire face aux difficultés de nos jours. En même temps, cela ne ferait qu’augmenter la signification panorthodoxe du patriarcat œcuménique.

Notons qu’au milieu des années Soixante-dix, Mgr Basile avait déjà son point de vue personnel sur le conflit entre Constantinople et le patriarcat de Moscou à propos des juri-dictions en Europe. Dans sa lettre du 25 janvier 1977 à sa cousine Olga A. Kavelina, il parle de la situation à la Consultation pré-conciliaire panorthodoxe de Chambésy, du 21 au 28 novembre 1976, convoquée par le patriarche œcuménique Démétrios (12). Répondant manifestement à une lettre, Mgr Basile écrit: «Vous écrivez comme si à la Consultation panorthodoxe les Grecs s’étaient «couverts de honte», … je ne peux pas être d’accord avec une telle vue».

En fait, malgré l’atmosphère généralement positive du dialogue entre les Églises, il y avait des moments tendus, comme cela transparaît de la déclaration du président de la Consultation, le métropolite Méliton de Chalcédoine (patriarcat œcuménique), et de la délégation de l’Église de Grèce. Ces tensions étaient liées au fait que, à la veille de la Consultation, le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe (13) avait discuté de sa position à la Consultation et élaboré une tactique particulière (14).

La IV-e Conférence panorthodoxe de Rhodes en 1968 avait claboré une méthode de préparation aux Conférences préconciliaires panorthodoxes, qui envisageait la convocation de Commissions préparatoires inter-orthodoxes à la veille de l’ouverture de la Conférence. Une telle commission fut convoquée en 1971. Cependant, les opinions et les réactions de toutes les Églises orthodoxes sur les thèmes à discuter ne furent pas recueillies, ni distribuées par la suite. L’Église orthodoxe russe exprimait son désaccord au sujet de l’absence d’une telle commission à la veille de la Conférence de 1976, comme au sujet de l’accélération de la convocation du Concile et du changement de la procédure de sa préparation de la part du patriarcat de Constantinople. Une annexe en quatorze points fit référence aux protestations des chefs de l’Église russe au sujet des initiatives anti-canoniques et des prétentions sur ses droits et son territoire de la part du patriarcat de Constantinople entre 1921 et 1972, un document que Mgr Basile dans sa lettre appelait, non sans ironie, «la liste de vexations». Aucune de ces questions ni des critiques de l’Église orthodoxe russe concernant la procédure de la Conférence ne fut discutée ou satisfaite.

La délégation de l’Église orthodoxe russe exprimait également son «regret officiel» de ce que le patriarcat œcuménique n’avait pas invité l’Église autocéphale américaine et l’Eglise autonome du Japon dans la juridiction du patriarcat de Moscou. Cela s’explique par le fait qu’après l’octroi de l’autocéphalie à l’Église russe orthodoxe grecque-catholique d’Amérique (région métropolitaine) et de l’autonomie à l’Église orthodoxe du Japon (de la Mission orthodoxe au Japon dans la juridiction de la région métropolitaine Nikolai-Dô) par le patriarcat de Moscou, le 10 avril 1970, sans l’accord des autres Églises orthodoxes locales, la nouvelle situation ne fut pas reconnue par les patriarcats orientaux et une série d’autres Églises orthodoxies (15).

Les lettres montrent que Mgr Basile n’était pas seulement «en désaccord» avec sa cousine [sic!]. Ses paroles trahissent un certain scepticisme à l’égard de la «politique extérieure» du patriarcat de Moscou et de sa capacité de consolider l’unité orthodoxe. Il écrit avec dureté: «Les Russes se sont rendus ridicules ! Notre délégation a commis de grosses erreurs ! » Parmi celles-ci, il note que le communiqué officiel affirmait qu’à la Conférence participaient «toutes» les Églises orthodoxes, ce qui ressemblait à un «reniement» des Églises américaine et japonaise de la part de l’Église orthodoxe russe. Il reconnaît la vérité de «la longue liste de vexations», quoique les vexations fussent anciennes et petites. En plus, une fois les prétentions avancées il ne fallait plus révoquer le document, mais insister qu’il soit discuté: «maintenant c’était la confusion: on a frappé du poing sur la table, puis on a pris peur et on a tourné bride».

Ainsi, la reconnaissance de la primauté d’honneur du patriarcat œcuménique et la priorité particulière de sa position en Europe n’est qu’apparence. Manifestement, cela s’est avéré également dans le domaine de l’organisation de la vie de l’Église orthodoxe en Belgique. Dans une interview au quotidien belge La Libre Belgique du 26 janvier 1980, Mgr Basile se plaint que les Orthodoxes dans ce pays «sont les seuls qui n’ont pas été reconnus», sous-entendu par l’État. On voit par là à quel point les relations entre l’Église et l’État étaient importantes pour Mgr Basile. («est dans ce contexte qu’il faut comprendre aussi la demande de l’archevêque d’obtenir la citoyenneté belge, dont il parle dans sa lettre du 16 juin 1976 à Igor A. Krivochéïne.

Plus d’une fois, Mgr Basile a exprimé son attachement aux principes de la séparation entre l’Église et l’État. Un exemple idéal était pour lui l’Église orthodoxe d’Amérique, la seule Église autocéphale au monde, selon lui, réellement indépendante de l’État et des circonstances. Il s’exprime à ce sujet notamment dans une interview du 30 septembre 1976, publiée dans The Orthodox Church (16).

Pour l’archevêque Basile, les valeurs de l’État dans lequel il accomplissait son service ecclésial étaient sacrées. Ainsi, chaque année, au jour de la fête nationale de la Belgique, le 21 juillet, il célébrait un office d’action de grâces. De ce point de vue, il se distingua favorablement de son prédécesseur, l’archevêque Alexandre (Nemolovskij) de Belgique, qui dans les années Trente hissait démonstrativement à l’église orthodoxe le drapeau tricolore russe, soulignant ainsi son appartenance à la Russie impériale. L’archevêque Basile fut avant tout un membre de l’Église orthodoxe universelle, qui accomplissait son service en Europe, et seulement ensuite un représentant de la culture russe dans cette même Europe.

Ainsi, on peut affirmer avec assurance que l’archevêque Basile prêchait en son temps ce que nous appelons aujourd’hui l’identité régionale, corporative, culturelle, religieuse et personnelle. Sans nier le caractère chrétien de l’Europe, il insistait sur la mission particulière de la tradition ecclésiale orthodoxe ici et sur le rôle important de la culture chrétienne russe dans l’émigration. L’unité fondamentale de l’Europe chrétienne a donné la possibilité aux différentes traditions chrétiennes d’y trouver leur place et de collaborer ensemble à la construction de la maison européenne sur la base du principe patristique: l’unité dans l’essentiel, la liberté dans l’accessoire, en tout l’amour. C’est de cette manière, justement, que la mission nationale pouvait s’accomplir jusqu’au bout, de manière naturelle, dans des conditions de séparation entre l’Église et l’État.

L’expérience spirituelle de l’archevêque Basile n’est pas seulement importante pour l’Europe, mais aussi pour la Russie. Aujourd’hui, lorsqu’en Russie et dans l’Église russe la nostalgie du passé soviétique risque de noyer le souvenir de l’horreur spirituelle et du vide de la stagnation, lorsque les valeurs traditionnelles sont échangées contre des idées fondamentalistes et qu’un eurasianisme artificiellement ressuscité provoque une hystérie anti-européenne, il est utile de se souvenir comment un vrai chrétien, un évêque de l’Église orthodoxe a évalué les «choses viles de ce monde». Se rappeler et appeler les choses par leur nom: dans la mesure où Mgr Basile fut un chrétien orthodoxe, il était aussi un anti-communiste conséquent. Il considérait le communisme tout simplement comme un péché et une erreur de l’histoire nationale… En même temps, il fut un vrai Européen qui a résolu pour nous une fois pour toutes la question de savoir quel Orient la Russie doit être: l’Orient de Xerxès ou celui du Christ. Pour autant que la Russie est Orient chrétien, elle s’allie naturellement avec l’Occident chrétien.

Le 11 mars 1917, à la veille de son abdication, l’empereur Nicolas II, ne se sentant plus politiquement sur la terre ferme, s’adressa au comte D. A. Seremet’ev avec des mots qui à notre avis sont des mots-clefs pour les problèmes de l’histoire russe. Le souverain, faisant allusion au rôle stabilisateur d’Alexandr Vasil’evic Krivochéïne dans le Gouvernement de 1913-1915, disait, moitié question, moitié affirmation: «II semble que nous devons faire appel à Krivochéïne?». Aujourd’hui, il semble que nous devons de nouveau faire appel à Krivochéïne…

Alexandre E. MUSSIN

Summary of Alexandre E. MUSIN, «The Russian Church in Belgium and its Bishop».

The Meaning of Archbishop Basil Krivochéïne’s work for the European Dialogue Today«. In the course of his long life, Basile Krivochéïne (1900-1985), Russian Orthodox Archbishop of Brussels from 1960 to his death in 1985, did much thinking about the rôle of the Christian Church in modem European society. Much material on his réfections can be found in his letters to members of his family. From his youth, the Archbishop was convinced that European culture, however secular it had become, was deeply penetrated by Christianity. He claimed not to be a «Westerniser». he loved the Greek cultural universe more than the Latin one, and he took more inspiration from Byzantium than from the Western Middle Ages. Yet he was open-minded and free of anti-Western bigotry. He read the serious press and cultivated a very European interest in the media. His sermons were meant to be understandable to contemporary Europeans, while remaining rigorously faithful to the Orthodox tradition. He maintained respect for the Roman Catholic Church, which, despite its separation from the Orthodox Church, had «lost the fullness of truth» but had yet to some extent «kept grace». Despite his own pride in his Russian identity, he scrupulously avoided any phyletist assimilation of his Orthodoxy to his Russianness. He remained loyal to the Moscow Patriarchate through-out the storms of jurisdictional quarrels among Russian émigrés in Western Europe. In 1972, in order to reinforce inter-Orthodox unity, he suggested that the Ecumenical Patriarch should create a permanent synod composed of representatives of ail the auto-cephalous Orthodox churches; his suggestion, however, was never put into practice.


  1. Mgr Basile (Krivochéïne) fut évêque orthodoxe russe (patriarcat de Moscou) de 1960 à sa mort en 1985. Le monastère de Chevetogne a publié en 1980 sa grande synthèse sur saint Syméon le Nouveau Théologien. Notre revue a publié deux articles de sa plume: «La constitution dogmatique De Ecclesia. point de vue d’un Orthodoxe», dans: t. 39 (1966), pp. 477-496,et «Deuxième conférence internationale de la Société théologique orthodoxe en Amérique», dans: t. 46 (1973), pp. 165-171.Irénikon a consacré une notice nécrologique à Mer Basile dans le t. 58 (1985), pp. 540-542.
  2. BASILE (Krivochéïne), «L’ecclésiologie de saint Basile le Grand», dans: Messager de l’Exarchat du patriarcat russe en Europe occidentale, 1969, n° 66, pp. 75-102(citation à la p. 75).
  3. Du recueil « Emaux et camées » (18|2). Au début du XXe siècle, le poème fut traduit en russe par Nicolas S. Goumiliev (1886-1921).Manifestement, Basile Krivochéïne se réfère à la petite édition parisienne du recueil de 1913: Théophile Gautier, Emaux et camées, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1913, pp. 39-41.
  4. Cf. Gcrald BRAY, «Eric Mascall (1905-1993)»,dans: Sobornost 1993 (15:2), pp. 52-54.(N. d. T.)
  5. Archimandrite SOPHRONY, Starets Silouane. Moine du Mont-Athos 1866-193$, Vu, doctrine, écrits. Sisteton, 1973, p. 71.
  6. La mère de Mgr Basile (N. d. T.)
  7. Archevêque BASILE (Krivochéïne), «L’ecclésiologie de saint Basile le Grand», dans: Messager de l’Exarchat…, o. c. [cf. supra, note 1], p. 97-102.
  8. Métropolite Euloge (Georgievskij), Путь моей жизни. Воспоминания митрополита Евлогия, изложенные по его рассказам Т. Мапихиной. Paris, 1947, p. 578.
  9. Archevêque BASILE Krivochéïne, «Кафоличность и структуры Церкви. Некоторые мысли в связи с вступительным докладом проф. С. С. Верховского», dans: Вестник Русского Западно-Европейского Патриаршего Екзархата, 1972, n° 80, pp. 249-261.
  10. Журнал Московской Патриархии. 1959, n° 9, pp. 27-30.
  11. 10. Voir: Archevêque BASILE Krivochéïne, «Кафоличность и структуры Церкви», cité p. 231, note 8.
  12. Журнал Московской Патриархии, 1976, n 2, pp. 2-14.
  13. Журнал Московской Патриархии, n 58 du 18 novembre 1976.
  14. Журнал Московской Патриархии, 1977, n 1, pp. 4-9.
  15. Журнал Московской Патриархии, 1970, n° 5, pp. 6-24;n° 6, pp. 69-79.
  16. The Orthodox Church, vol. 13, 1976, n° 1, p. 5.