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Mgr Basile et le Mont Athos

Contrairement à d’autres périodes de sa vie, au sujet desquelles il a rédigé des « mémoires», l’archevêque Basile (Krivochéine) n’a pas laissé de souvenirs sur les vingt-deux années qu’il a passées au Mont Athos. Or, cette partie de sa vie est sans conteste l’une des plus importantes dans la formation de sa personnalité ; c’est l’Athos qui a fait de Mgr Basile ce qu’il sera toujours fondamentalement (avant même le hiérarque ou le théologien). un humble moine, menant une vie simple et discrète, alliée à une grande liberté de pensée et de parole. Il s’impose donc de tenter de reconstituer le fil de celle-ci, sur base notamment de sa correspondance et d’autres documents dont nous disposons.

Rien ne prédestinait particulièrement Vsévolod Alexandrovitch Krivochéine, quatrième fils d’un ministre du tsar, à servir l’Église. Né en 1900 à Saint-Pétersbourg (1), le jeune étudiant en histoire n’était pas particulièrement religieux quand il s’engagea dans les armées blanches en 1919. Les malheurs de la révolution et de la guerre civile, ainsi que le sentiment très vif d’avoir été, à plusieurs reprises, sauvé par Dieu d’une mort certaine, laissèrent cependant une trace ineffaçable dans son âme. Ayant eu les mains et un pied gelés, il fut évacué en 1920 vers la France où il acheva ses études, commencées aux facultés de sa ville natale et de Moscou, par une licence ès Lettres à la Sorbonne.

En  1924-25, V. Krivochéine prend part aux activités du mouvement de jeunesse orthodoxe russe en France (l’ACER — Action Chrétienne des Étudiants Russes), où il rencontre N. Berdiaev, B. Vycheslavtsev, le père Serge Boulgakov. C’est alors que naît son attirance pour les Pères de l’Église (il s’intéressait à Byzance depuis ses études), tandis que Mgr Benjamin (Fedtchenkov), futur inspecteur de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris, lui insuffle son amour de la célébration liturgique. Comme Mgr Basile l’expliquera plus tard, ses centres d’intérêt évoluent alors, passant (chronologiquement) de l’histoire à la philosophie, puis à la théologie (2). Il s’inscrit parmi les premiers à l’Institut de théologie orthodoxe qui ouvre ses portes à Paris en avril 1925, et en suit les cours pendant six mois.

Moine du Mont Athos

En septembre 1925, V. Krivochéine participe au congrès de l’ACER au monastère de Hopovo en Serbie (où il fait la connaissance du métropolite Antoine [Khrapovitsky]) et d’où, avec son condisciple Serge Sakharov (le futur archimandrite Sophrony), il se rend en pèlerinage au Mont Athos, qui l’attirait en tant que lieu d’incarnation d’une spiritualité orthodoxe authentique. Étant parvenus — au prix de grandes difficultés (3) — à entrer sur la Sainte Montagne, les deux jeunes gens arrivent au monastère russe de Saint-Pantéléimon, le 2 octobre (19 septembre (4)) 1925. Conquis par l’Athos, ils sont admis au noviciat le 4 décembre (21 novembre, jour de la fête de la Présentation de la sainte Vierge au Temple). Le 6 avril (24 mars, veille de l’Annonciation) 1926, Vsévolod est tonsuré (rassophore) sous le nom de Valentin et, le 18 (5) mars 1927, fait sa profession définitive (mandyas) sous le nom de Basile. Pour les besoins de la communauté, l’higoumène lui demande alors — ainsi qu’au père Sophrony — d’apprendre le grec (ancien et moderne). Ils l’étudieront d’abord au monastère puis à Karyès (la capitale administrative du Mont Athos).

Après deux ans d’études et de séjour à Karyès (1927-29), ils reviennent au monastère, dont le moine Basile est nommé secrétaire (grammatikos), en charge de la correspondance avec les organes administratifs du Mont Athos, le patriarcat œcuménique et les autorités civiles grecques. Comme il est l’un des rares moines à connaître les principales langues européennes (5), on lui confie aussi l’accompagnement des pèlerins et visiteurs de passage au Mont Athos, parmi lesquels des érudits, byzantinistes intéressés par les manuscrits anciens, ou des religieux catholiques étudiant la vie monastique orthodoxe.

L’épisode suivant s’est conservé. en 1932, un théologien catholique interroge le père Basile. « Quels livres lisent vos moines ? » — « Jean Climaque, Abba Dorothée, Théodore Studite, Jean Cassien, Ephrem le Syrien, Barsanuphe et Jean le Prophète, Macaire d’Egypte, Isaac le Syrien, Syméon le Nouveau Théologien, Nicétas Stétathos, Grégoire le Sinaïte, Grégoire Palamas, Maxime le Confesseur, Hésychius, Diadoque, Nil, et les autres Pères contenus dans la Philocalie», s’entend-il répondre. « Chez nous, ce sont les professeurs qui les lisent», s’étonne-t-il. — « Ils lisent aussi des auteurs plus récents, comme les évêques Ignace Briantchaninov et Théophane le reclus, saint Nil de la Sora, Païssy Velitchkovsky, Jean de Cronstadt et d’autres » ajoute le P. Basile, qui rapporte ensuite cette conversation au starets Silouane (Antonov). « Vous auriez pu lui dire que si ces livres venaient à disparaître, les moines en écriraient de nouveaux » (6) observe saint Silouane l’Athonite.

Au sujet de la vie monastique proprement dite, le P. Basile écrira. « Ce n’est pas tant les obligations extérieures (jeûne, longs offices, etc.) qui [en] constituent les principales difficultés, que le combat spirituel intérieur, la capacité de retirer un profit spirituel et de maintenir l’ «appel divin» au quotidien […]. Tout cela se ramène à l’ «acquisition du Saint-Esprit», dans laquelle saint Séraphim de Sarov et saint Syméon le Nouveau Théologien voient le but de la vie spirituelle et même la condition de notre salut. Je ne puis dire que j’aie atteint quoi que ce soit dans ce domaine. mon caractère n’a guère changé par rapport à ce qu’il était dans le monde. Je lis sur la vie spirituelle plus que je ne la pratique (en général, je lis énormément, parfois au détriment de la prière). Heureusement, au monastère, il y a des startsy profondément spirituels […], dont nous pouvons beaucoup apprendre. » (7)

De 1937 à 1942, le père Basile, devenu membre du conseil de son monastère, est envoyé presque chaque année à la Double Sainte-Synaxe («assemblée»), où sont discutées les questions intéressant l’ensemble de la communauté monastique. En 1942, il est nommé représentant permanent (antiprosope) de son monastère à la Sainte-Communauté («parlement» athonite). En 1944-45, il est également membre de la Sainte-Epistasie («exécutif» du Mont Athos) (8).

À côté de ces obédiences administratives, le moine Basile commence aussi à étudier les œuvres des Pères de l’Église. La bibliothèque du monastère (l’une des plus riches de l’Athos) et la réserve précieuse de manuscrits anciens sont ses sources d’inspiration. Éditée à Prague en 1937, son étude systématique — une première ! — sur la théologie de saint Grégoire Palamas (9) devient un classique en la matière. Plus tard, ses recherches sur Syméon le Nouveau Théologien et d’autres Pères de l’Église feront de lui l’une des figures majeures de l’école «néo-patristique» en théologie.

Durant la période où le moine Basile y séjourna, le monastère de Saint-Pantéléimon comptait un certain nombre de grands spirituels. Outre les higoumènes du monastère Missaël (Sopeguine) puis Iliane (Sorokine, père spirituel du P. Basile) et les archimandrites Cyrique (confesseur de la communauté) et Théodose (ermite de Karoulia), sont connus les noms des pères Benjamin (ermite de Kapsokalyvia), Diadoque, Trophime et Silouane. Malgré cela, le monastère traversait une période de crise en raison du vieillissement et de la réduction drastique du nombre de moines (due à la guerre et à la révolution bolchevique, puis à l’interdiction, par les autorités grecques, de l’entrée de nouveaux moines russes au Mont Athos). de 550 moines en 1925 (ils étaient 2000 avant 1914), on en était passé à 380 en 1932 et à 180 — très âgés pour la plupart — en 1947 (10). En sa qualité de secrétaire du monastère et de représentant à l’Assemblée, le moine Basile tenta de s’opposer à ces mesures, ce qui provoqua le mécontentement des personnes hostiles au monachisme russe sur la Sainte Montagne. En septembre 1947, sous des accusations fallacieuses de pro-soviétisme (dans le contexte de la guerre civile grecque), le moine Basile dut quitter le Mont Athos (11). Il fut même emprisonné un temps par les autorités grecques (12), avant d’être libéré et de se retrouver à Athènes en mai 1950, puis de partir pour Oxford en février 1951. Là, il sera ordonné prêtre, et, plus tard, évêque, sans jamais cesser de se sentir, avant tout, moine athonite.

L’Athos après l’Athos

Même après son départ forcé du Mont Athos, Mgr Basile ne cessa, en effet, de se préoccuper du sort de la Sainte Montagne, particulièrement du monastère de Saint-Pantéléimon, dont il se considérera membre toute sa vie. Où qu’il réside (à Oxford, Paris, puis Bruxelles), son mode de vie restera toujours empreint de simplicité monastique ; les sujets d’étude théologiques qu’il choisira, de même que sa manière humble d’aborder les Pères, seront généralement marqués du sceau de son «athonicité» ; mais surtout, il continuera de s’intéresser à la situation contemporaine de l’Athos, entretenant une correspondance assidue avec les moines, recevant les pèlerins et lisant tout ce qui concernait de près ou de loin les questions athonites. Il s’efforcera aussi de venir en aide aux monastères, de toutes les manières possibles (13).

Chaque fois qu’il en aura l’occasion, il tentera ainsi d’attirer l’attention des plus hauts responsables ecclésiastiques (comme les métropolites Nicolas [Iarouchevitch] et Nicodème [Rotov] (14), présidents successifs du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou) sur la situation du monachisme athonite et la nécessité de soutenir celui-ci. Et si c’est au métropolite Nicodème que l’on doit la régénération du monastère de Saint-Pantéléimon par l’envoi de nouveaux moines russes (15), il n’en aurait sans doute pas été question sans les interventions, insistantes et répétées, de Mgr Basile.

Bien qu’il ait pris part, en novembre 1959 à Thessalonique, aux célébrations du 600e anniversaire du décès de saint Grégoire Palamas, et à celles du Millénaire du Mont Athos, à Venise en septembre 1963, ce n’est qu’en août 1976 que Mgr Basile put enfin se rendre à nouveau sur la Sainte Montagne (il y retournera ensuite en avril-mai 1977 et en août 1979 (16)). Et c’est les larmes aux yeux qu’il pénétra — au son de toutes les cloches monastiques, comme il est de mise pour les évêques — dans l’enceinte du monastère qu’il avait du quitter de force 29 ans auparavant. Comme le racontera un hiéromoine du monastère. « J’avais de nombreuses occupations ; du matin au soir, je devais me déplacer, m’affairer. Mais Mgr Basile me suivait des jours entiers, et me demandait régulièrement. «confesse-moi encore ! Confesse-moi encore !» » (17) Sans doute, le fait de se retrouver à l’Athos inspirait-il à Mgr Basile le désir de se purifier de tout ce qu’il avait vécu depuis son départ de celui-ci. Au soir de sa vie, devenu lui-même un confesseur apprécié, il s’efforcera de transmettre, discrètement et souvent sans y paraître, un peu de cette expérience athonite à ceux qui venaient le voir.

Un « pauvre, rempli d’amour fraternel »

En effet, bien qu’il fût un théologien renommé et un orateur écouté, Mgr Basile restera un homme profondément pudique, qui n’étalait pas ses propres qualités spirituelles et préservait soigneusement son monde intérieur, centré sur la recherche de la « lumière du Christ ». Aimant profondément l’Église, il s’efforçait de corriger ce qui, dans la vie de celle-ci, lui semblait erroné, constituait un mensonge ou un compromis qui lui paraissait inadmissible. Lui-même s’appliquait à toujours dire la vérité, sans jamais juger personne, comme il convient à un moine authentique.

Un jour, une parente de Mgr Basile lui demanda en quoi consistait la paternité spirituelle dans la tradition athonite. Sa réponse fut la suivante. « Durant les deux premières années de ma vie monastique, j’ai eu un père spirituel. le père Cyrique, chez qui je me confessais chaque jour, mais qui fut ensuite envoyé en Tchécoslovaquie. À l’époque, il y avait une vraie vie spirituelle. Mais en général, les moines de l’Athos sont assez discrets. Comme il est dit dans la vie de sainte Marie l’Egyptienne que Dieu était le seul témoin de son exploit spirituel, ainsi en est-il à l’Athos. chacun vit sa propre vie spirituelle. » Et à la question. « Pourquoi une personnalité comme saint Silouane l’Athonite ne fut pas plus remarquée par les moines qui vivaient à côté de lui ? », il répondit. « Il faisait ce qu’il avait à faire et se taisait. Personne à l’Athos ne partage vraiment son monde intérieur. » (18)

Dans un hommage à Mgr Basile, le professeur Voordeckers, de la Société belge d’Études byzantines, a écrit. « à maints endroits de son livre final [la biographie de St Syméon le Nouveau Théologien, NdR], on reconnaît sous les traits de Syméon ceux de l’auteur lui-même, demeuré pendant toute sa vie «le pauvre, rempli d’amour fraternel». » (19) Cette caractéristique semble parfaitement lui convenir.


  1. Pour une biographie plus étendue de Mgr Basile, voir père Serge Model, « L’Archevêque Basile (Krivochéine) de Bruxelles et de Belgique. esquisse biographique », Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°215, Paris, 2006, pp. 283-300.
  2. Lettre à son frère Igor, 25 décembre 1956, dans A. Musin (red.), Tserkov’ Vladyki Vassilija (Krivocheina) [L’Église de Monseigneur Basile (Krivochéine)], Nijni-Novgorod, éd. Fraternité St Alexandre Nevski, 2004, pp. 51-52.
  3. La Grèce n’autorisant plus, après la révolution bolchevique de 1917, les Russes à accéder au Mont Athos, seule une inattention providentielle du policier contrôlant les entrées permit à V. Krivochéine et S. Sakharov de parvenir au monastère de Saint-Pantéléimon. Voir père Placide Deseille, » L’archimandrite Sophrony et le Mont Athos«, Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°209, Paris, 2005, p. 32.
  4. Les dates entre parenthèses sont données en calendrier julien, en vigueur dans l’Église russe et au Mont Athos.
  5. Outre le russe et désormais le grec, il parlait couramment le français, l’anglais et l’allemand.
  6. Archimandrite Sophrony, Starets Silouane, moine du Mont Athos, éd. Présence, 1973, p. 70.
  7. Lettre à sa mère, 30 janvier 1932, dans archevêque Basile (Krivochéine), Vospominaniya. Pis’ma [Mémoires. Correspondance], Nijni-Novgorod, éd. Fraternité St Alexandre Nevski, 1998, p. 498.
  8. À cette époque, le moine Basile réalisera également des photographies à Karyès, qui constituent aujourd’hui une chronique rare de la vie monastique sous l’occupation allemande.
  9. Moine Basile (Krivochéine), » L’enseignement ascétique et théologique de Grégoire Palamas«, tr. fr.: Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, n°115, Paris, 1987, pp. 45-87.
  10. Et la réduction allait se poursuivre. en 1956, il ne restera plus que 75 moines, 35 en 1961 et 20 en 1965. Si, à partir de la deuxième moitié des années 1960, l’on n’avait pas autorisé l’arrivée de quelques nouveaux moines, le monachisme russe se serait complètement éteint au Mont Athos.
  11. La raison invoquée pour son expulsion fut l’absence de permis officiel d’entrée au Mont Athos (voir note 4), dont les autorités se sont opportunément rendu compte après … vingt-deux ans.
  12. Dans un camp d’internement sur l’île de Makronissos en mer Egée.
  13. Voir archevêque Basile, « Iz perepiski s Afonom » [Correspondance avec le Mont Athos], Tserkov’ i Vremja, n° 40, 41 et 43, Moscou, 2007-2008.
  14. Voir Le Messager de l’Église orthodoxe russe, n°11, septembre-octobre 2008.
  15. Voir métropolite Juvénal, « L’Église orthodoxe russe et le Mont Athos au XXe siècle», Le Messager de l’Église orthodoxe russe, n°1, janvier-février 2007, pp. 19-21 et archevêque Basile, « L’héritage de Mgr Nicodème pour le Mont Athos et l’orthodoxie en Amérique», Le Messager de l’Église orthodoxe russe, n°11, septembre-octobre 2008, pp. 16-19.
  16. Voir Journal du patriarcat de Moscou, n°12, décembre 1979, p. 11.
  17. Tserkov’ Vladyki Vassilija, pp. 416 et 464.
  18. Tserkov’ Vladyki Vassilija, p. 417. Pour cette raison, Mgr Basile se montrera réservé à l’égard de certains écrits du P. Sophrony.
  19. Byzantion. Revue internationale des Études byzantines, t. LVI, 1986, p. 11.