Other languages
Mgr Basile Krivochéine et la découverte de St Syméon le Nouveau Théologien en Occident

Conférence donnée dans le cadre du colloque sur «Les intellectuels russes en Occident et le renouveau patristique au 20e siècle» (Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, Paris, 25 novembre 2006)

« Qui était ce Syméon le Nouveau Théologien dont vous parlez ? Est-ce un Russe ?
Vous, Russes, vous inventez toujours des personnages dont personne n’a jamais entendu parler. »

Ce sont des remarques faites par un métropolite grec, citées par Mgr Basile dans la préface de son livre sur saint Syméon le Nouveau Théologien, Dans la Lumière du Christ (1). Mgr Basile voulait illustrer par-là une attitude très caractéristique envers ce grand saint et mystique chez certains clercs et théologiens orthodoxes du siècle dernier. C’est, en effet, Mgr Basile qui a commencé et stimulé l’édition des textes originaux de St Syméon. Grâce à son initiative, presque toutes les œuvres de St Syméon ont été éditées dans la série «Sources chrétiennes» (2), sous forme d’édition critique, avec une traduction en français et une introduction historique (en fait, seules les Lettres de Syméon restent à éditer). Plusieurs savants en Occident ont contribué à cette édition. Avant le travail de Mgr Basile, St Syméon était encore peu connu en Occident (et, comme la remarque de ce prélat orthodoxe le montre, Syméon était souvent ignoré même dans le monde orthodoxe, bien que ses Hymnes et quelques sélections de ses Discours aient été publiées dans la Philocalie, en grec, slavon, russe et roumain). En Occident, il n’existait qu’une sélection de quelques textes dans la Patrologia Graeca de Jean-Paul Migne, pour la plus grande partie en traduction latine seulement. Et, à coté de cela, l’édition de la Lettre sur la Confession (texte grec seulement), publiée par Karl Holl en 1898, et la Vie de St Syméon, écrite par son disciple Nicétas Stéthatos, et éditée par le P. Irénée Hausherr en 1928.

De plus, des études scientifiques sur St Syméon furent publiées en Occident depuis le siècle dernier, parmi d’autres. Walter Völker, Praxis und Theoria bei Symeon dem Neuen Theologen, B. Fraigneau-Julien, Les sens spirituels et la vision de Dieu selon Syméon le Nouveau Théologien, H. Turner, Symeon the New Theologian and Spiritual Fatherhood. La dernière monographie dédiée à ce grand mystique byzantin est la thèse de doctorat écrite pour l’université d’Oxford par un jeune théologien russe (maintenant évêque). Hilarion Alfeyev, St Symeon the New Theologian and Orthodox Tradition. Enfin, il ne faut pas oublier les articles scientifiques qui traitent de lui ou dans lesquels il est mentionné.

En paraphrasant ces remarques du prélat grec. « qui était ce Syméon le Nouveau Théologien ? », je veux aujourd’hui poser la question. « Qui était Mgr Basile Krivochéine ? » Commençons par une esquisse de sa vie.

Vsévolod Krivochéine était né précisément au début du 20e siècle, le 30 juillet 1900, à Saint-Pétersbourg. Son père était ministre de l’agriculture dans le gouvernement du dernier tsar. En 1916, il termine le lycée et s’inscrit à la faculté d’histoire de l’université de Petrograd. Dès 1917, il continue ses études à l’université de Moscou dans la même faculté. Après l’explosion de la révolution, il rejoint l’armée blanche. En 1920, il est forcé de quitter sa patrie et se retrouve finalement à Paris avec les membres de sa famille qui ont survécu aux épreuves de la révolution. Il s’inscrit à la Sorbonne en faculté de Lettres, où il termine ses études en 1924.

En 1925, il fait un pèlerinage au Mont Athos avec d’autres jeunes orthodoxes (parmi eux Serge Sakharov, le futur archimandrite et starets Sophrony) et décide de rester au monastère russe de Saint-Pantéléimon. Il prononce ses vœux monastiques et reçoit le nom de Basile. Durant cette période, il apprend le grec et a l’occasion d’étudier la théologie patristique ainsi que des manuscrits qui se trouvent dans la grande et riche bibliothèque du monastère. Le premier fruit de ces études sera un livre sur saint Grégoire Palamas, un théologien byzantin qui était à l’époque encore peu connu (3). Ce livre était une œuvre modeste, mais contient l’essentiel de la pensée théologique de Palamas, et l’auteur souligne l’aspect apophatique de la distinction réelle entre la nature et les énergies de Dieu (ce qui jusqu’à ce jour n’est pas compris par ceux qui critiquent la théologie du défenseur des moines hésychastes). Mgr Basile explique qu’il s’agit d’une distinction qui est réelle, mais qui transcende les catégories humaines, et il fait référence aux expressions utilisées par Palamas comme p. ex. «inexprimable» ou «propre à Dieu seul». Il est significatif que Mgr Basile ait commencé ses études des Pères de l’Église en tirant de l’oubli ce grand théologien et défenseur des hésychastes, car le renouveau patristique dans l’Église orthodoxe va plus tard souligner l’importance de sa théologie. Je pense surtout aux études du P. Jean Meyendorff. Or, Mgr Basile fut un pionnier du renouveau patristique dans l’Église orthodoxe, et pas seulement un spécialiste de saint Syméon le Nouveau Théologien.

En 1947, le moine Basile fut forcé de quitter le Mont Athos (pour des raisons politiques) et se retrouva en Grèce, à Athènes, où il continua sa recherche à la Bibliothèque nationale grecque. C’était une période très difficile pour lui, étant exilé de son monastère (dont il est resté quand même un membre toute sa vie) et injustement accusé d’être un sympathisant ou même un collaborateur du régime soviétique en Russie … En 1951, il fut invité par l’université d’Oxford, grâce à l’intervention du métropolite grec en Angleterre, Mgr Germanos, à participer à l’élaboration d’un dictionnaire patristique, devenu une œuvre classique dans le domaine des recherches patristiques, A Patristic Greek Lexicon, édité par le Prof. G. W. H. Lampe (5). Cette même année, il fut ordonné diacre et prêtre, pour servir la paroisse orthodoxe de cette ville universitaire. De plus, il participa au premier congrès patristique organisé par l’université d’Oxford, et sera un fidèle participant à ces congrès les années suivantes.

En 1958, une autre étape de sa vie commence. le P. Basile fut nommé évêque-vicaire de l’exarque du patriarche de Moscou, et va résider à Paris. En 1960, il fut nommé archevêque de Bruxelles dans l’Église russe du patriarcat de Moscou. Cette carrière ecclésiastique ne l’empêcha pas de continuer ses recherches scientifiques, son diocèse n’étant pas grand. Le premier intérêt de Mgr Basile restait la théologie et l’étude des Pères de l’Église. L’Institut Saint-Serge était honoré de sa participation active aux congrès liturgiques qui ont lieu chaque année à la fin du mois de juin. En septembre 1985, Mgr Basile se rend en Russie. Les 12 et 15 septembre, il célèbre ce qui sera sa dernière Divine Liturgie dans sa ville natale, dans l’église où il avait reçu le sacrement du baptême. Après l’office, il éprouve un malaise et doit être hospitalisé. Il décède le 22 septembre et est inhumé dans sa ville natale au cimetière St-Séraphim (5).

Or, « qui était Mgr Basile ? » Je veux partager avec vous une anecdote, racontée par le métropolite Antoine de Souroge, de bienheureuse mémoire. Quand Vsévolod Krivochéine et Serge Sakharov arrivèrent au monastère de Saint-Panteléimon au Mont Athos, ils furent introduits chez le starets de ce monastère. Celui-ci demande d’abord à Serge Sakharov. « Pour quelle raison êtes-vous venu ici ? » Et le futur P. Sophrony lui répond : « Je veux mener une vie dans la solitude. » Le starets lui dit : « Bien, va accueillir les gens qui arrivent à la porte d’entrée. » Ensuite le starets pose à Vsévolod la même question : « Pour quelle raison êtes-vous venu ici ? » Et Vsévolod lui dit : « Je suis venu pour m’occuper de recherches théologiques et de manuscrits. » Le starets lui dit : « Bien, tu vas travailler dans la cuisine »… C’est seulement un certain temps après cette épreuve d’humilité que le jeune moine Basile put faire des études théologiques dans la bibliothèque et étudier les manuscrits (6).

Il est plus que vraisemblable que le métropolite Antoine a appris cette histoire de la bouche de Mgr Basile lui-même, et que ce n’est donc pas simplement une anecdote. Or, on peut se demander si l’étude de la théologie patristique et des anciens manuscrits était la seule, ou en tout cas la première raison du jeune Vsévolod pour rester au Mont Athos. Voyons ce qu’il en dit lui-même. Dans une lettre à son frère Igor, écrite en 1956, il parle de son séjour en Angleterre et de sa paroisse à Oxford, puis il continue, je cite : « Après l’Église et les affaires ecclésiastiques, mon intérêt principal est la science théologique, avant tout la patrologie. (…) Evidemment, ce sont en premier lieu les pères grecs et byzantins qui m’intéressent, et, parmi eux, les auteurs ascétiques et mystiques. «La mystique byzantine», voilà ma spécialité scientifique. Pour être plus précis. saint Syméon le Nouveau Théologien, le mystique byzantin le plus important, et auteur remarquable d’un point de vue littéraire. Depuis cinq ans, je travaille sur l’édition de son œuvre, dont le texte original en grec reste inédit jusqu’aujourd’hui. Je dois travailler sur des manuscrits (du XIe au XIIIe siècle) qui sont dispersés dans les bibliothèques de plusieurs pays. Je suis allé à Paris et à Rome avec l’intention d’étudier ces manuscrits, mais je travaille principalement sur microfilms. Maintenant, j’ai toute une collection de microfilms des manuscrits de St Syméon le Nouveau Théologien […] L’édition critique d’un texte grec est un travail très minutieux qui m’a pris beaucoup de temps, car il soulève beaucoup de problèmes scientifiques concernant le texte, etc. Mais je suis heureux de travailler sur quelque chose de nouveau, sur des sources que personne n’a encore étudiées. Ce travail arrive bientôt à sa fin et j’espère le faire éditer bientôt en France. le texte grec (c’est le plus important), avec une introduction et une traduction française (en collaboration avec un français (7))[…] J’ai déjà donné toute une série de conférences sur St Syméon le Nouveau Théologien, en particulier l’année dernière au congrès patristique, dont une grande partie a été publiée par la suite sous forme d’articles. Cependant, bien que St Syméon le Nouveau Théologien reste mon intérêt principal, tout ce qui concerne la patrologie m’intéresse vivement (actuellement, par exemple, je travaille beaucoup sur Origène qui m’intéresse en tant qu’exégète de l’Ecriture Sainte et l’un des fondateurs de la doctrine spirituelle de l’Église d’Orient. Et je m’intéresse encore plus à St Grégoire de Nysse, un des plus grands mystiques de la période antique). La philosophie religieuse russe m’intéresse considérablement moins que la pensée patristique, bien que, naturellement, je ne puisse pas la rejeter complètement. Là aussi, l’on trouve beaucoup de choses précieuses, mais il en y a également beaucoup de malheureuses et douteuses. » (8)

Ces mots de Mgr Basile révèlent une chose très importante. l’étude des Pères grecs n’était pas pour lui seulement une activité intellectuelle. Il était sans doute un savant, versé dans la langue grecque et la lecture des textes patristiques dans leur version originale. Mais il ressentait aussi une affinité avec la théologie de ces Pères qu’il lisait, et surtout avec ceux qu’il appelle les «mystiques». La lecture de ces textes avait pour lui, avant tout, une importance existentielle. Il voulait par cette lecture entrer dans l’expérience et les intuitions de ces Pères de l’Église. Dans son livre sur St Syméon, Dans la Lumière du Christ, qu’il a publié vers la fin de sa vie et qui est vraiment l’œuvre de toute une vie, Mgr Basile écrit dans sa préface, je cite : « Mon livre est écrit avec beaucoup d’amour pour Syméon, mais en même temps, j’espère, avec l’amour de la vérité […] Certains trouveront peut-être que mon livre est incohérent, mais c’est la complexité de la personnalité de Syméon et la richesse de sa spiritualité qui m’obligent quelquefois à dire des choses qui paraissent contradictoires. Ce qui reste cependant au-dessus de toutes les contradictions, c’est sa vision de Dieu dans cette vie, son amour du Christ en lumière et dans le Saint-Esprit, bien qu’il dût lutter toute sa vie pour ne pas les perdre. Mon but est de laisser Syméon parler lui-même le plus possible, c’est pourquoi mon livre est plein de citations. Faire connaître le Syméon authentique, telle était la tâche que je m’étais proposée et si je l’ai réussie, même partiellement, j’en serai heureux et remercierai Dieu et son saint. » (9) Ce livre sert toujours comme introduction générale à la pensée et la personnalité de saint Syméon le Nouveau Théologien, écrit par quelqu’un qui a «vécu» avec lui toute sa vie. L’auteur de la dernière grande étude sur St Syméon, le Père (devenu aujourd’hui Mgr) Hilarion Alfeyev, explique que son livre doit être considéré comme « une continuation du travail de l’Archevêque Basile Krivochéine dans la direction suggérée par lui-même. » (10) En d’autres termes, le but de son étude n’était pas du tout de remplacer celle de Mgr Basile. Au contraire, Mgr Hilarion a voulu étudier les questions, posées par Mgr Basile à la fin de son étude : « Qui est St. Syméon ? Que veut dire exactement son nom «Le Nouveau Théologien» ? Comment une telle personnalité a-t-elle pu surgir dans le monde byzantin ? D’où vient-il et quelle est sa place dans la spiritualité orthodoxe et dans l’Orthodoxie en général ? » (11)

Mgr Basile, dans son livre, voulait présenter St Syméon comme un témoin de la «lumière du Christ». Le titre même est très profond d’un point de vue théologique. St Syméon parle de la lumière divine qui lui apparaît en termes d’une manifestation de la Personne du Christ. Dans cette Lumière, il entend la voix du Christ. Cette expérience mystique était une rencontre avec le Christ. Mais il se trouve aussi des passages où Syméon parle de cette lumière comme une révélation du Saint Esprit et de la Sainte Trinité. Or, Mgr Basile aurait pu intituler son livre «Dans la lumière du Saint Esprit», ou «Dans la lumière de Dieu»… Mais, par le titre qu’il a choisi, il a évidemment voulu montrer quelque chose d’essentiel de la théologie et de la mystique de St Syméon. le fait qu’elle soit centrée sur le Christ, qu’elle soit christocentrique. En cela, la mystique de Syméon diffère des religions non-chrétiennes. Sa «mystique» est une expérience du Christ, et par Lui, de la Sainte Trinité, c’est-à-dire de Dieu qui est avant tout «Personne». Le christocentrisme et le personnalisme sont, en effet, des aspects de la théologie patristique qui ont été redécouverts par les théologiens qui ont contribué au renouveau patristique au XXe siècle, comme le P. Georges Florovsky et Vladimir Lossky.

Les mots de Mgr Basile que j’ai cités : « Mon but est de laisser Syméon parler lui-même …», pourraient donner l’impression que le livre de Mgr Basile est seulement purement descriptif. Cependant, il ne pouvait éviter d’aborder des problèmes que l’on ne peut négliger en étudiant St Syméon, en premier lieu celui de la relation entre l’expérience personnelle de la grâce et l’objectivité des sacrements. Par exemple, on peut lire chez St Syméon plusieurs fois la remarque que seul celui qui a eu vraiment une expérience personnelle de la lumière de Dieu peut célébrer la Liturgie et que l’ordination en soi ne suffit pas. En ceci consiste, en effet, le problème théologique principal chez St Syméon. Mgr Basile reconnaît que des assertions de ce genre sont basées sur l’expérience personnelle de ce saint, qui était vraiment exceptionnelle. La discussion de Mgr Basile sur ce point reste sobre, et il n’entre pas dans des réflexions générales sur l’ecclésiologie et l’objectivité des sacrements et comment tout cela se rapporte à la notion de l’Église chez St Syméon. Mgr Basile cite une remarque, faite par un autre théologien (il ne dit pas son nom) : « C’est un miracle de Dieu pour lequel nous devons Le remercier toujours, que Syméon n’ait jamais été condamné pour hérésie par ses contemporains. Autrement nous aurions perdu le plus grand mystique de l’Orthodoxie. » (12)

Mgr Basile attaque dans son livre quelques savants allemands qui ont pensé retrouver chez St Syméon l’ancienne hérésie du «messalianisme», à cause du fait que les Homélies spirituelles (un ancien ouvrage qui a été attribué à St Macaire mais qui, selon ces savants, a été écrit par un porte-parole du messalianisme) utilisent parfois le même vocabulaire mystique que St Syméon. Mgr Basile fait remarquer à leur égard : « Qui veut trop trouver, ne prouve rien. Quant à nous, l’affinité de la spiritualité de Syméon avec celle des Homélies spirituelles est un fait réjouissant qui montre bien l’enracinement de Syméon dans la tradition mystique de l’ancienne Église dans ce qu’elle a de meilleur. » (13)

Une question intéressante est aussi celle de la relation entre St Syméon et l’hésychasme. Je cite encore Mgr Basile : « Ni le terme «Prière à Jésus», ni le texte de cette prière centrée sur le nom de Jésus, ne se rencontrent, cependant, dans les écrits authentiques de Syméon. » (14) Mais Mgr Basile souligne qu’il s’agit essentiellement de la même spiritualité et de la même théologie. Il est un fait curieux que Syméon fût rarement cité par St Grégoire Palamas, le grand défenseur des moines hésychastes au XIVe siècle, qui ont été accusés justement de «messalianisme» par Barlaam de Calabre. Mgr Basile explique ce fait en nous rappelant que l’époque où Syméon vivait, le XIe siècle, est trop proche de l’époque de Palamas. Pour être valables, les autorités patristiques devaient être plus anciennes. Selon Mgr Basile, « Syméon est venu trop tard et de ce fait pouvait difficilement acquérir l’autorité d’un Père de l’Église. » (15)

L’œuvre théologique de Mgr Basile consiste, pour la plus grande partie, en articles et textes de conférences, qui ont été recueillis et publiés récemment en Russie, mais qui méritent d’être publiés aussi chez nous en Occident. Dans les anciens numéros du Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale des années cinquante à soixante-dix, il y a presque toujours une contribution de sa main. Il s’agit toujours d’études solides, basées sur les sources. Par ex. dans un article sur la «Simplicité de la nature divine et distinctions en Dieu selon St Grégoire de Nysse», il donne une profonde analyse du livre Contre Eunome de ce père cappadocien et il arrive à la conclusion qu’il s’agit ici d’une distinction réelle entre essence et énergie divines (16). En d’autres mots, Mgr Basile voulait implicitement démontrer que la théologie de St Grégoire de Nysse est la même que celle de St Grégoire Palamas. Cet article est le texte d’une conférence, présentée au congrès patristique à Oxford en 1975. Dans une lettre à son frère Cyrille (Kira), Mgr Basile raconte l’anecdote suivante sur ce congrès. Après son exposé, Mgr Basile fut critiqué par deux théologiens catholiques qui lui reprochèrent : « Vous voyez Grégoire de Nysse par les yeux de Palamas. « Et Mgr Basile de répondre : « Et vous le voyez par les yeux de Thomas d’Aquin. Mais au moins Palamas appartient à la même tradition spirituelle que Grégoire de Nysse, tandis que Thomas d’Aquin appartient à une tradition tout à fait différente. » (17)

L’intérêt théologique de Mgr Basile portait principalement sur la théologie patristique, c’est-à-dire les Pères grecs. Il ne fermait cependant pas complètement les yeux sur la théologie contemporaine en Occident. Dans ses lettres, il montre une grande estime pour Teilhard de Chardin. Il écrit à son frère Igor que le livre Le phénomène humain est « un livre extraordinaire […], mais cela ne veut pas dire que je suis d’accord avec lui sur tout ce qu’il écrit […] Je ne suis pas un connaisseur des sciences naturelles et suis donc incapable de porter un jugement d’un point de vue scientifique sur la valeur de ce livre […] mais je suis impressionné par la largeur et le courage de ses synthèses et par la profondeur de sa compréhension de la métaphysique. » Mgr Basile fait remarquer qu’il ne considère pas T. de Chardin comme un «moderniste». Mais il discerne chez lui une tendance «panthéiste» et «gnostique». Sa conception d’une «monade primordiale» qui «tombe en morceaux» vers la monade finale en Dieu « me rappelle, dit-il, d’une manière frappante la pensée fondamentale d’Origène […], mais cette pensée est exprimée chez les deux auteurs dans un langage complètement différent. le langage biologique et scientifique de Teilhard de Chardin, et le langage biblique et patristique chez Origène. Je le dis franchement. le langage d’Origène m’est plus proche que celui de Teilhard, et je pense qu’il est plus adéquat sur le sujet. Néanmoins, la lecture du livre de Teilhard de Chardin m’a captivé et je pense que de telles initiatives d’une compréhension chrétienne des résultats des sciences naturelles sont tout à fait nécessaires et très utiles. » Et il ajoute d’une façon caractéristique : « Mais quant à moi, je continue à étudier les Pères grecs, comme je l’ai fait dans le passé, avant tout les mystiques. C’est ma spécialité, et d’une manière ou l’autre cela est plus proche du fait. « (18)

Pour conclure, un autre aspect de la personnalité de Mgr Basile Krivochéine doit être mentionné ici. Il ne vivait pas tout le temps dans les livres et dans les manuscrits, mais était aussi homme d’Église, étant prêtre, puis évêque et archevêque de l’Église orthodoxe russe en Occident. En tant qu’archevêque, il ressentait une grande responsabilité pour toutes les actions de l’Église orthodoxe dans sa patrie. Il ne se faisait pas scrupule de critiquer l’attitude de certains évêques de l’Église russe à cause de leur collaboration avec le régime soviétique, ou de s’adresser aux autorités de l’Union soviétique. Il était toujours prêt à réagir immédiatement quand il pensait que tel ou tel acte ou déclaration d’un évêque ou du gouvernement relatif à l’Église n’était pas juste. Par cela, il se gagna le plus grand respect dans le monde entier. Par exemple, dans un télégramme adressé au patriarche Pimène le 17 février 1974, il exprime sa grande tristesse à propos des remarques (dans la Pravda) du métropolite Séraphim de Kroutitsky et Kolomna au sujet de l’écrivain Soljenitsyne, stigmatisé comme «ennemi du peuple». Dans ce télégramme, Mgr Basile dit au patriarche être très attristé par les propos du métropolite, qui tendent à justifier les méthodes oppressives du gouvernement contre ce grand écrivain, audacieux lutteur pour la vérité et la liberté et, par-là même, pour un vrai monde chrétien. Et il ajoute : « l’attitude du métropolite Séraphim me force, en tant qu’archevêque de l’Église orthodoxe russe, de m’exprimer, afin de ne pas créer l’impression que le métropolite Séraphim exprime l’opinion de tout l’épiscopat russe. De telles attitudes nuisent gravement au renom du patriarcat de Moscou. » (19) Après avoir lu dans un journal l’arrestation du prêtre Dimitri Doudko, un prêtre dissident très connu à l’époque, Mgr Basile envoie un télégramme au président Brejnev en personne, lui demandant, en tant qu’évêque de l’Église orthodoxe russe, la libération immédiate de celui-ci. (20)

Je n’ai pas très bien connu Mgr Basile, mais je l’ai rencontré quelques fois. Je garde le souvenir d’un homme modeste et humble, pas du tout un prélat, mais un moine et savant. Une certaine prudence dans ses réflexions théologiques était caractéristique. Pour donner un exemple, dans un article sur les «particularités liturgiques chez les Grecs et chez les Russes», il parle entre autres de la Liturgie des Présanctifiés. Le problème se pose de savoir si le vin, ajouté aux Saints Dons pendant cet office, est transformé en Sang du Christ ou non, la prière eucharistique avec l’épiclèse n’étant pas prononcée sur lui. Dans la tradition grecque, il est considéré comme le Sang du Christ, tandis que la tradition russe, sous l’influence de la théologie scolastique du métropolite Pierre Moghila, a souligné que le vin de la Liturgie des Présanctifiés est du vin béni, mais non «consacré» et transformé en Sang du Christ. C’est la raison pour laquelle, dans la tradition russe, les bébés — qui ne consomment que le vin de l’Eucharistie — ne peuvent recevoir la sainte communion durant cet office (mais aujourd’hui cette pratique n’est pas suivie partout). Donc, en ce qui concerne ce problème, il existe deux traditions différentes. Mgr Basile ne voulait pas prendre parti pour une tradition particulière, mais remarqua simplement. « Résoudre cette différence surpasse ma compétence puisque, ni à Byzance, ni en Russie, l’Église n’a jamais pris de décisions conciliaires à ce sujet… » (21)

Ces mots, par lesquels je veux conclure, sont un indice révélateur de la modestie et de l’honnêteté de ce savant moine et évêque, Basile Krivochéine. homme de prière, homme d’étude, homme d’Église, et de plus, pionnier du renouveau patristique dans la théologie orthodoxe.


  1. Archevêque Basile Krivochéine, Dans la Lumière du Christ. Saint Syméon le Nouveau Théologien, 949-1022. Vie-Spiritualité-Doctrine. Chevetogne, 1980, p. 6.
  2. Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèses (Introduction, textes critiques et notes par Mgr Basile (Krivochéine), traduction par Joseph Paramelle, s. j), 3 vol., Paris, Sources chrétiennes (Cerf), 1963-65.
  3. Moine Basile (Krivochéine), « Asketiceskoe i bogoslovskoe ucenie sv. Grigoriia Palamy », Seminarium Kondakovianum. Recueil d’études. Archéologie, Histoire de l’Art, Études byzantines, t. VIII, Prague, 1936, pp. 99-154. Tr. fr.: » L’enseignement ascétique et théologique de Grégoire Palamas », Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, n°115, Paris, 1987, pp. 45-87.
  4. G. W. H. Lampe (dir.), A Patristic Greek Lexikon, Oxford, 1968 (2e éd.. 1991).
  5. Voir Archiprêtre Boris Bobrinskoy, « In memoriam Archevêque Basile de Bruxelles », Le Messager orthodoxe, revue de pensée et d’action orthodoxe, n°100, Paris, 1985, pp. 88-89; Alexandre E. Musin, « L’Église russe en Belgique et son évêque. La signification de l’œuvre de l’archevêque Basile Krivochéine (1900-1985) de Belgique pour le dialogue européen aujourd’hui », Irénikon, revue de moines de Chevetogne, (2003), pp. 218-238; P. Serge Model, « L’Archevêque Basile (Krivochéine) de Bruxelles et de Belgique. esquisse biographique », Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°215, Paris, 2006, pp. 283-300. Ce numéro est entièrement dédié à la mémoire de Mgr Basile Krivochéine.
  6. A. Musin (red.), Tserkov’ Vladyki Vasiliia (Krivocheina) [L’Église de Monseigneur Basile (Krivochéine)], Nijni-Novgorod, éd. Fraternité St Alexandre Nevski, 2004, p. 43.
  7. Le P. Joseph Paramelle.
  8. Ibid., p. 43.
  9. Dans la lumière du Christ, p. 7.
  10. Hilarion Alfeyev, St. Symeon the New Theologian and Orthodox Tradition, Oxford University Press, 2000, p. 4.
  11. Dans la Lumière du Christ, p. 421.
  12. Dans la Lumière du Christ, p. 63, n. 74.
  13. Ibid., p. 31.
  14. Ibid., p. 89.
  15. Ibid., p. 423.
  16. Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, n°91-92, 1975, pp. 133-158.
  17. Tserkov’ Vladyki Vasiliia, pp. 89-90.
  18. Ibid., pp. 48-50.
  19. Ibid., pp. 340-341.
  20. Ibid., p. 464.
  21. Archevêque Basile (Krivochéine), « Quelques particularités liturgiques chez les Grecs et chez les Russes et leur signification », Contacts, revue française de l’orthodoxie, n° 215, 2006, p. 367.