Other languages
Une page méconnue de l’histoire de l’orthodoxie en Occident. la Mission orthodoxe belge (1963-1987)

Aujourd’hui, l’histoire religieuse de l’émigration russe au XXe siècle est relativement bien connue. De nombreuses études, articles et livres ont, en effet, analysé ce sujet, parfois de manière très détaillée. Une page de cette histoire semble cependant encore peu étudiée, que ce soit « par ignorance ou par oubli », selon la formule de la Liturgie de Saint Basile. celle des communautés orthodoxes « occidentales », fondées dans différents pays d’Europe par des « convertis » à l’orthodoxie, célébrant dans les langues européennes locales (anglais, français, etc.) et fonctionnant dans un « style » quelque peu distinct de la manière orthodoxe traditionnelle.

Qui étaient ces Occidentaux « de souche » devenus orthodoxes et quelles étaient leurs motivations ? Comment ont-ils concilié leurs racines nationales et culturelles avec l’éthos orthodoxe ? Comment la vie de ces communautés s’est-elle organisée ? Quelles étaient leurs relations avec les Églises-mères et les communautés orthodoxes locales « nationales » ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Toutes ces questions peuvent se poser pour chacune des expériences menées un peu partout en Occident ; nous tenterons, ici, de les aborder à travers l’exemple de la « Mission orthodoxe belge », qui exista (au sein de l’Église orthodoxe russe [patriarcat de Moscou]) dans ce petit pays au cœur de l’Europe, entre 1963 et 1987. Pour ce faire, nous nous baserons sur les archives de l’archevêque de Bruxelles et de Belgique Basile Krivochéine (1), les pages du Messager de l’exarchat du patriarcat de Moscou en Europe occidentale, les souvenirs des derniers survivants ou les témoignages de ceux qui ont connu les fondateurs de la Mission.

I. ORIGINES DE LA MISSION ORTHODOXE BELGE

Dans la plupart des pays d’Europe, la création de communautés orthodoxes occidentales est issue de la rencontre entre des émigrés orthodoxes (ou leurs descendants) et des Occidentaux en recherche de l’Église indivise des premiers siècles du christianisme. En fait, jusqu’à la Seconde guerre mondiale à peu près (2), la plupart des fidèles de l’Église orthodoxe en Occident étaient des émigrés russes ayant quitté leur pays à la suite de la révolution et de la guerre civile ou des Grecs (ou autres Orientaux) ayant émigré pour des raisons politiques ou économiques ; tous privilégiaient la préservation de leur identité linguistique et culturelle à l’ouverture aux pays où ils résidaient désormais. Après-guerre, cependant, pour les Russes de la deuxième puis de la troisième génération, et pour les enfants de couples mixtes ou les Occidentaux attirés par l’orthodoxie, il devint de plus en plus nécessaire de témoigner également de la foi orthodoxe dans les langues locales de ces pays (3).

En Belgique, tout commence au début des années soixante, quand un groupe d’Occidentaux (Belges, Hollandais), anciens Catholiques Romains ayant rompu avec leur Église pour diverses raisons (4), demandent à être reçus dans l’Église orthodoxe, qu’ils avaient découverte après bien des recherches. Comme l’écrira Mgr Basile en 1964 au métropolite Nikodim de Leningrad, président du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou, la création de cette communauté

rappelle quelque peu l’apparition de la paroisse française à la rue d’Alleray à Paris, qui est actuellement dirigée par le père Denis Chambault. Ici à Bruxelles, existait également un groupe de Belges […], séparés de l’Église romaine et cherchant à retrouver l’Église authentique et la plénitude de la foi. Néanmoins, ils n’ont pas immédiatement trouvé le chemin vers l’orthodoxie avec sa vérité dogmatique et canonique (5).

Après un passage par une « Église » parallèle (6), ce groupe s’était adressé à Mgr Jean (Maximovitch), qui portait alors le titre d’archevêque de Belgique et d’Europe occidentale pour l’Église russe hors-frontières et qui, comme on le sait, s’intéressait à la mission orthodoxe en Occident. L’archevêque Jean reçut ce groupe dans l’orthodoxie et, le 14 septembre 1962, en son église-mémorial en l’honneur de l’empereur Nicolas II à Bruxelles, ordonna prêtre le belgo-hollandais Joseph Lamine. Le père Joseph créa alors une « Mission orthodoxe belge » (rattachée à la « Mission orthodoxe hollandaise » du père Jacques [Akkersdijk] à La Haye), et ouvrit à Bruxelles (chaussée d’Anvers, dans la commune de Schaerbeek) une chapelle orthodoxe francophone et néerlandophone en l’honneur de la Protection de la Mère de Dieu. Cette chapelle fut consacrée le 7 octobre 1962 par l’archevêque Jean, mais la nomination de ce dernier au siège de San Francisco et son départ en novembre de la même année pour les États-Unis entravèrent le développement de l’entreprise.

Après le départ de Mgr Jean, les orthodoxes belges prirent conscience du fait que leur « appartenance à l’Église hors-frontières [les] privait d’une inter-communion totale avec les autres Églises orthodoxes », comme l’écrira le père Joseph à Mgr Basile Krivochéine (7), avec lequel il avait, dès mars 1963, entamé des négociations en vue du passage de la communauté au patriarcat de Moscou.

Ces entretiens, — menés par l’intermédiaire du Belge Géry Lemaire, lui-même converti par Mgr Basile auparavant, — durèrent quelque temps (8), chaque partie désirant exposer clairement son point de vue et déterminer précisément les bases de l’avenir commun. Ainsi, si les demandeurs s’engageaient à « garder scrupuleusement intact le dépôt de la Foi orthodoxe » et promettaient « fidélité et obéissance à Sa Sainteté le patriarche et à ses représentants canoniques », ils soulignaient que cela

n’impliquait et ne pouvait impliquer en aucune façon la Mission orthodoxe belge dans des affaires ayant trait à la politique et dans lesquelles [ils] s’abstenaient complètement (9).

En réponse, Mgr Basile assurait ses futures ouailles que :

Votre qualité de Belges et d’Occidentaux sera toujours scrupuleusement respectée dans le cadre de la foi et de la tradition orthodoxe. […] Vous pouvez être absolument sûrs que votre reconnaissance du pouvoir canonique de Sa Sainteté le patriarche de Moscou et de toute la Russie ne vous impliquera d’aucune façon dans des affaires politiques. Abstention complète de toute politique et loyauté envers les pays où nous vivons constituent d’ailleurs les bases mêmes de l’existence de notre Exarchat en Europe occidentale (10).

Ces précisions n’étaient peut-être pas superflues, les Belges ou autres Occidentaux qui adhéraient à l’orthodoxie craignant par-dessus tout les accusations de « pro-soviétisme » qui pouvaient s’avérer dangereuses, ou du moins gênantes, dans le contexte de la guerre froide (11). À cet égard, l’appellation de Mission (ou Église) orthodoxe belge semblait plus rassurante à d’aucuns que celle d’archevêché orthodoxe russe, et dans l’un ou l’autre document, cette dernière mention sera simplement omise (12). Parmi les autres points d’accord, l’on notera l’utilisation du rite byzantin (et non d’un rite « occidental », comme ce fut parfois le cas ailleurs (13)), la célébration en langues locales et l’usage du nouveau calendrier (à l’exception de la pascalie) (14). Enfin, sans que cela soit formellement précisé, la Mission orthodoxe belge manifestera, — tout naturellement, — une vénération particulière envers les saints « locaux » du premier millénaire.

Ceci convenu, l’archevêque Basile put officiellement recevoir la communauté (composée, au départ, de quelques personnes) dans l’Église orthodoxe russe, le samedi 18 mai 1963. Le lendemain, dimanche 19 mai, l’archevêque présida la Divine Liturgie en l’église de la Protection de la Mère de Dieu, à laquelle il remit un nouvel antimension (à la place de celui de l’archevêque Jean) en signe de son appartenance canonique à l’archevêché de Bruxelles et de Belgique du patriarcat de Moscou (15). Fin mai-début juin 1963, l’archevêque procéda, en outre, aux ordinations sacerdotales des belges Julien Van der Elst et Jean François.

Quels étaient les motifs de Mgr Basile d’accepter sous son omophore la Mission orthodoxe belge et d’ordonner aussi rapidement plusieurs membres de son clergé, alors qu’il reconnaissait par ailleurs lui-même que ces gens « connaissent à peine [l’orthodoxie] et ont eux-mêmes un grand besoin d’éducation et de direction » (16) ? Et il est vrai que les clercs et les responsables de la Mission n’avaient, pour la plupart, pas de formation théologique orthodoxe, ne connaissaient guère le rite byzantin, que nombre d’entre-eux devaient travailler dans le civil pour vivre et ne pouvaient consacrer à l’Église que leurs loisirs (17), etc. Mais l’archevêque de Belgique était conscient de certaines réalités de l’époque, à savoir la diminution progressive, — qui semblait alors inéluctable, — du nombre d’orthodoxes russophones en Occident et la raréfaction des vocations religieuses parmi ceux-ci. En mars 1962 déjà (soit avant la création de la Mission), il avait écrit au métropolite Nikodim :

Actuellement à Bruxelles la question la plus importante en matière ecclésiale concerne l’organisation d’une paroisse belge séparée avec la célébration en langue française […] Dès à présent, il y a des orthodoxes belges (par la nationalité et la langue), qui souhaitent avoir une paroisse […]. Outre les Belges qui « s’intéressent à l’orthodoxie », dans toutes les trois « juridictions », il y a des jeunes, russes d’origine, mais qui ont oublié la langue russe. Ils iront dans une telle église de langue française, d’autant plus si l’on célèbre selon le nouveau calendrier (plus pratique pour ceux qui étudient ou travaillent) (18).

Cet argument, Mgr Basile le répétera régulièrement. « Il nous faut un prêtre de nationalité belge » écrira-t-il en 1963 à un orthodoxe belge (19). Ou encore, dans une lettre à un chanoine catholique en 1975

Les prêtres occidentaux sont un signe de l’occidentalisation rapide de l’orthodoxie en Europe occidentale, processus irréversible et même désirable, car c’est une condition de la survie de l’orthodoxie en Occident (20).

Du côté du patriarcat de Moscou, l’on ne semblait pas mécontent de la création de cette Mission. à côté de la joie naturelle qu’elle avait suscité (« Il nous plait de remarquer votre action apostolique visant à renforcer la sainte orthodoxie en Occident », écrira le métropolite Nikodim à Mgr Basile en 1964 (21)), l’avantage de compter des Occidentaux au sein de l’Église russe n’avait sans doute pas échappé à ses responsables, dans une époque pour le moins difficile pour celle-ci.

Quant aux membres de la Mission, rappelant qu’"il est tout à fait erroné de penser que l’orthodoxie se limite aux pays orientaux. L’Église orthodoxe est universelle et s’adresse au monde entier en confessant la vraie foi, définie par les Sept Conciles œcuméniques de l’Église indivise" (22), ils se destinaient à « desservir les besoins spirituels des orthodoxes de nationalité belge, à témoigner de la foi orthodoxe en Belgique et à faire connaître l’orthodoxie en Occident » (23).

Peut-on aller plus loin, et estimer que, dans son zèle missionnaire, Mgr Basile envisageait sérieusement la transformation de l’Église orthodoxe russe en Église locale, en Belgique ou en Europe, qu’il évoquera à l’occasion (24) ? Une telle hypothèse nous semble tout de même exagérée. même s’il connaissait bien l’Occident, l’archevêque Basile n’abandonnait pas son attachement premier à la Russie et à l’Église orthodoxe russe, et se consacrait essentiellement à ses écrits théologiques ainsi que, — lorsque cela s’avérait nécessaire, — à la défense des droits des croyants en Union soviétique. Si l’on ajoute qu’il n’avertira officiellement le patriarcat que plus d’un an après la création de la Mission (25), qu’il ne fera pas particulièrement état de celle-ci dans ses autres lettres ou conversations et que, bien que bénissant généralement ce que lui proposent les responsables de la Mission, il n’interviendra guère dans la vie interne de celle-ci (26), on peut en déduire que, malgré ses affirmations précitées, l’archevêque russe ne semblait pas attribuer à la Mission orthodoxe belge une importance primordiale.

II. LES PAROISSES DE LA MISSION ORTHODOXE BELGE ET LEURS RESPONSABLES

La première paroisse créée au sein de la Mission orthodoxe belge fut, nous l’avons vu, celle en l’honneur de la Protection de la Mère de Dieu, installée dans un local loué chaussée d’Anvers (non loin de la gare du Nord) et consacré par l’archevêque Basile le 19 mai 1963. En 1977, l’église déménagera à l’avenue de la Reine (quelques rues plus loin), pour revenir en 1994 (dans un autre local) à la chaussée d’Anvers. Mgr Basile décrit ainsi cette communauté :

Matériellement, la paroisse belge est dans un grand besoin. Dans leur église, il y a peu d’icônes, on manque d’ornements, de matériel ecclésiastique, etc. […] Il n’y a pas beaucoup de fidèles. quelques dizaines, mais on peut espérer qu’avec l’aide de Dieu, leur nombre augmentera. […] Aux célébrations de la paroisse belge se rendent aussi de nombreux hétérodoxes belges catholiques et protestants, de sorte que la paroisse belge participe de la découverte de l’orthodoxie par les Occidentaux (27).

Dans une autre lettre au bourgmestre de la ville de Bruxelles, — écrite, il est vrai, pour tenter d’obtenir un nouveau local pour la Mission, — l’archevêque indique que

le fonctionnement et le développement de cette paroisse sont toutefois gênés par le local lui-même. Celui-ci, en effet, ouvert à titre provisoire et en fonction de moyens financiers très limités, n’est pas adapté à sa destination nouvelle et ne possède pas le caractère de dignité nécessaire à un lieu consacré au culte. De plus, la chapelle est située loin du centre de la ville, dans un quartier assez mal desservi en communications aisées ; les chrétiens orthodoxes bruxellois qui dépendent de cette chapelle habitent un peu partout dans l’agglomération bruxelloise et ne peuvent y parvenir que difficilement (28).

Malgré cela, la Mission allait se développer progressivement. Parmi ses responsables, il faut en premier lieu mentionner son fondateur et premier recteur, le père Joseph (Lamine). Né aux Pays-Bas mais installé à Bruxelles, il avait découvert la foi orthodoxe par l’intermédiaire de l’archevêque Jean (Maximovitch) et du futur évêque Jacques (Akkersdijk), auprès duquel il avait prononcé ses vœux monastiques. Personnalité sociable et compatissante, bien que parfois autoritaire, il se préoccupait essentiellement d’aider les personnes en difficulté. Comme l’écrira, après son décès, un autre orthodoxe belge,

[sa] vie toute entière [fut] vouée au service des plus pauvres. Il s’était installé en effet dans un quartier où résident essentiellement des émigrés. Il y habitait. Il y avait aussi aménagé une chapelle et fondé une petite paroisse, pauvre et discrète, qui accueillit […] beaucoup de Grecs. Il avait également établi un centre d’aide sociale où, après les obligations d’un métier profane qui lui permettait de subvenir à ses besoins, il s’efforçait de venir en aide aux plus pauvres (29).

Et en effet, dans une pièce attenante à l’église orthodoxe, le père Joseph avait créé un centre social (dénommé au départ « centre orthodoxe ») ouvert aux défavorisés du quartier (sans distinction de race, de culture ou de religion). En 1983, ce centre fusionnera avec le centre social catholique et, avec la collaboration des « maisons de quartier » et de l’église protestante locale, deviendra le centre social du quartier nord, dont le père Joseph sera le premier président. La présence d’une importante communauté grecque (dès 1963-64, des travailleurs grecs étaient arrivés en nombre à Bruxelles, où il n’existait à l’époque qu’une seule paroisse grecque) l’amènera à s’occuper plus particulièrement des émigrés d’origine hellénique, qui se mirent à fréquenter en nombre l’église, où les offices furent alors partiellement chantés en grec. À Pâques, il y avait tellement de monde, — plusieurs centaines de personnes, — que les offices devaient être célébrés dans la grande église catholique voisine de saint Roch, prêtée pour l’occasion. Le réaménagement du quartier nord de Bruxelles à partir de 1965 (qui entraîna le départ de nombreux habitants) et la création d’une paroisse orthodoxe grecque dans les environs en 1972 réduisirent cependant considérablement le nombre de paroissiens.

Portée très tôt vers l’œcuménisme, la paroisse orthodoxe belge entretenait de bonnes relations avec les Églises catholiques et protestantes voisines, ainsi qu’avec d’autres communautés chrétiennes. Des petites conférences sur des sujets catéchétiques (les icônes, les sacrements, la prière, les saints orthodoxes) y étaient organisées de temps à autre et le clergé s’occupait aussi, — à l’occasion, — de l’aumônerie des orthodoxes dans les casernes, les hôpitaux et les prisons.

Autour du père Joseph, plusieurs autres personnalités faisaient partie de la Mission orthodoxe belge. les pères Julien Van der Elst et Jean François, Jacques Baurin (ordonné diacre en 1964 et prêtre en 1968) et Nestor Frippiat (ordonné prêtre en 1966), et plus tard Athanase Cabirou (ordonné diacre en 1980 et prêtre en 1988). En reconnaissance de son travail zélé au sein de la Mission orthodoxe belge, le père Joseph reçut le titre d’higoumène en 1967 et celui d’archimandrite en 1968. Les pères Jean et Julien furent, eux, promus archiprêtres en 1967, et le père Nestor en 1968. D’autres marques de confiance de Mgr Basile envers le père Joseph peuvent être perçues dans le fait que l’archevêque avait introduit celui-ci dans son conseil diocésain dès 1963 (30) et l’avait pris avec lui à Londres lors de la visite du patriarche Alexis 1er en 1964 (31). En outre, Mgr Basile incitera les membres de la Mission, — clercs et laïcs, — à visiter régulièrement la Russie dans le cadre de voyages-pélerinages organisés par le patriarcat de Moscou. Enfin, à la demande de l’archevêque, le clergé de la Mission aidera occasionnellement d’autres paroisses. le père Joseph célébrera ainsi de temps à autre dans la paroisse orthodoxe d’Amsterdam (Pays-Bas), tandis que les pères Jean François et Julien Van der Elst se rendront à Paris pour desservir la paroisse occidentale de la rue d’Alleray au décès du père Denis Chambault en 1965 (jusque 1968).

Au début des années Soixante-dix, l’extension de la communauté orthodoxe occidentale, ainsi que le nombre croissant des membres de son clergé (32), amena à la fondation d’une autre paroisse de langues française et néerlandaise à Bruxelles, plus exactement dans le parc royal de Laeken.

Il se fait qu’il existait, dans le parc royal de Laeken, une véritable petite église (catholique), aux murs blancs et au toit d’ardoises, fondée aux XVe-XVIe siècles comme lieu de pèlerinage en l’honneur de sainte Anne, et voisine de la source, — considérée comme miraculeuse, — du même nom (33). Désaffectée depuis de nombreuses années, elle fut, en 1973, mise à la disposition des pères Julien Vander Elst et Jean François par la communauté catholique de Laeken.

Restaurée et aménagée en lieu de culte orthodoxe, la chapelle de Sainte Anne fut consacrée par l’archevêque Basile en 1974 (34) en présence d’une assistance nombreuse. Des journalistes, attirés par cet événement « œcuménique », feront paraître des articles dans les journaux du lendemain (35).

III. TENTATIVES INFRUCTUEUSES DANS LE CADRE DE LA MISSION

Outre ces deux paroisses qui subsistent jusqu’à nos jours, d’autres tentatives de créer des communautés occidentales dans le cadre de la Mission orthodoxe belge furent faites dès la fin des années 1960 « en vue d’une meilleure organisation du travail pastoral et missionnaire », — comme l’écrivait le Messager de l’exarchat (36), — mais se révélèrent infructueuses.

À Molenbeek, commune populaire du nord-ouest de Bruxelles, où vivaient un certain nombre de familles orthodoxes, — essentiellement grecques, — le père Joseph créa en 1969 une paroisse en l’honneur du saint apôtre André le Premier Appelé, qu’il installa dans un local loué (rue Mommaerts). En effet, « faute d’une église orthodoxe située à proximité de leur domicile », les orthodoxes (grecs) de cette commune étaient « privés de toute possibilité d’une vie religieuse normale », comme l’écrira le père Joseph à l’archevêque Basile (37). La paroisse de saint André fut donc particulièrement orientée vers les Grecs, et les célébrations s’y déroulèrent en langues grecque et française (tout comme, à l’époque, à la paroisse de la Protection de la Mère de Dieu). Dès 1972, cependant, le père Joseph délaissa cette paroisse pour revenir à celle de la Protection de la Mère de Dieu, mais aussi se consacrer à celle qu’il avait fondée à Anvers (voir plus loin), et la paroisse de saint André fut desservie par les pères Nestor Frippiat et Géry Lemaire (38). Le départ des Grecs (une paroisse grecque avait été fondée dans la commune en 1972), des difficultés matérielles et divers conflits au sein de la communauté entraînèrent cependant la fermeture de la paroisse en 1975; le père Nestor revint à la paroisse de la Protection de la Mère de Dieu et le père Géry fonda sa propre chapelle à Bruxelles (voir plus loin).

Fin 1969, une chapelle orthodoxe francophone fut également ouverte à Ixelles, commune résidentielle de la capitale belge, en l’honneur de saint Jean le Théologien (39). Malheureusement, le prêtre Jacques Baurin qui l’avait fondée, était une personnalité instable, changeant régulièrement de juridiction (du patriarcat de Moscou à celui de Constantinople et retour, puis à la dénommée « Église catholique orthodoxe de France » d’Eugraph Kovalevsky (40) avant de revenir à nouveau, etc.). Fin 1971, la chapelle, qui ne fonctionnait déjà plus, fut fermée (41). Quant au prêtre Baurin, il sera réduit à l’état laïc par Mgr Basile en 1979 (42).

À Anvers, deuxième ville de Belgique et important centre portuaire européen, où il y avait déjà une paroisse orthodoxe grecque et où une paroisse russe avait existé (sous la direction du futur Mgr Paul Golychev) durant l’entre-deux-guerres (43), le père Joseph ouvrit en 1971 une paroisse néerlandophone en l’honneur de l’Exaltation de la sainte Croix (44), dans un local mis à disposition par les catholiques (45). Le Belge David De Bruyn fut ordonné diacre pour cette paroisse en 1973 et prêtre en 1976, mais quitta en 1977 l’Église russe pour la juridiction de Constantinople, et la paroisse cessa d’exister (46).

L’on peut, certes, s’étonner de l’instabilité de ces communautés, mais les conditions de leur création n’étaient sans doute pas les meilleures pour assurer leur pérennité. des lieux de culte installés dans des locaux exigus souvent loués à des particuliers, des moyens matériels limités, les fidèles peu nombreux et peu attachés à leur Église, des chantres ou lecteurs amateurs, des clercs autodidactes et inconstants. En outre, la possibilité, pour les Occidentaux, de « choisir » la juridiction orthodoxe à laquelle ils adhéraient, voire d’en « changer » s’ils le jugeaient utile, ne renforçait guère leur fidélité ecclésiale (pourquoi un Belge, Français ou Hollandais devrait-il se sentir plus lié à l’Église russe que, disons, à l’Église grecque ou roumaine ? (47)). Évidemment, Mgr Basile s’efforçait de retenir ses clercs ou fidèles, écrivant par exemple à un orthodoxe belge :

Je ne partage pas votre opinion selon laquelle l’orthodoxie occidentale pourrait mieux s’organiser autour du Patriarcat œcuménique, « puisque celui-ci n’est lié à aucun État ». Malheureusement, la réalité est toute différente. Le Patriarcat de Constantinople est entravé dans ses actions pan-orthodoxes et interorthodoxes par le gouvernement turc qui a pris envers lui, ces derniers temps, une attitude extrêmement hostile. Il tolère encore le Patriarche de Constantinople comme chef religieux de la minorité grecque en Turquie, mais veut que son action se limite à ce pays. C’est ainsi que le gouvernement turc a formellement interdit au Patriarcat œcuménique de poursuivre le développement de la Conférence pan-orthodoxe de Rhodes et de préparer le Pré-Concile. Les belles promesses du Patriarcat de Constantinople à cet égard son restées, hélas, sans aucune suite. En outre, le gouvernement turc crée des obstacles aux voyages des évêques du Patriarcat à l’étranger. C’est avec les plus grandes difficultés que le Patriarche a pu obtenir la permission d’aller au Mont Athos pour les fêtes de son millénaire, tandis que pour certains autres évêques, le visa de sortie a été refusé. D’un autre côté, [le Patriarcat] se trouve sous une dépendance politique et financière très stricte par rapport au gouvernement grec. Or, celui-ci insiste pour que l’action du Patriarcat en Occident se limite aux seuls Grecs et pour que son but principal consiste en le maintien de la langue grecque, dans la Liturgie en premier lieu. Il est certain que, malgré quelques exceptions, le clergé du patriarcat de Constantinople en Europe occidentale et en Amérique ne s’intéresse pas aux problèmes de l’orthodoxie occidentale. Je ne crois donc pas qu’il soit dans l’intérêt des Occidentaux orthodoxes de se mettre sous la juridiction de Constantinople.

Évidemment l’Église en Russie n’est pas non plus libre dans ses actions ; elle est persécutée et sa position intérieure est encore plus difficile que celle des orthodoxes en Turquie. Mais hors de l’Union soviétique, notre Exarchat a su conserver une entière liberté ecclésiastique basée sur une abstention complète de toute action politique et la loyauté envers les pays où nous vivons. […] pour le moment, c’est tout de même dans l’Exarchat du Patriarcat de Moscou que le travail pour l’orthodoxie occidentale rencontre les conditions les plus favorables (48).

Malgré de tels arguments, la coexistence sur le même territoire de structures orthodoxes parallèles et une certaine « concurrence » entre elles ne pouvait pas ne pas influencer les personnes qui avaient une faible conscience canonique ou qui privilégiaient leurs intérêts propres par rapport à ceux de l’Église.

Il ne faut cependant pas jeter la pierre aux tentatives de création de nouvelles paroisses ou chapelles au sein de la Mission orthodoxe belge, qui ont eu le mérite d’exister, fut-ce pour montrer les erreurs à ne pas commettre dans le travail missionnaire. Par ailleurs, même éphémères, ces lieux de culte ont rassemblé des personnes pour des célébrations et des sacrements. Et comme le dit le Seigneur, « là où deux ou trois sont réunis en mon Nom, Je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20).

IV. COMMUNAUTES ORTHODOXES OCCIDENTALES EN-DEHORS DE LA MISSION

Dans les années 1970-1980, d’autres communautés orthodoxes occidentales furent créées au sein du diocèse de Bruxelles et de Belgique, mais sans plus avoir de lien avec la Mission orthodoxe belge.

En 1975, le père Géry Lemaire, ancien clerc de la Mission, fondait sa propre chapelle, sous le patronage de Saint Jean l’Évangéliste, dans un local mis à disposition par les moines Dominicains (49) à Etterbeek (autre commune de Bruxelles), qui sera consacré par l’archevêque Basile le 29 novembre de la même année. Le nouveau lieu de culte n’avait pas le statut de paroisse mais de chapelle francophone annexe à la cathédrale Saint Nicolas et présentait quelques particularités par rapport aux autres communautés. un cadre extérieur fort simple, une vie liturgique focalisée sur la Divine Liturgie célébrée sur base de nouvelles traductions françaises du père Géry lui-même, des adaptations musicales propres (le père Géry étant musicien de formation) (50), de même qu’une ouverture (y compris eucharistique) aux chrétiens de toutes confessions (51). En décembre 1981, l’église déménagea dans un autre local à Ixelles, loué à la congrégation catholique des Pères du Saint-Sacrement et en 1990, la chapelle dut encore déménager, pour s’installer dans une maison privée appartenant à l’un des membres de la communauté. Le nouveau lieu de culte sera béni par l’archevêque Simon (Ichounine) (52). En 2003, enfin, la communauté a été privée de ce dernier local, et s’est dispersée. Elle fut officiellement dissoute en 2008.

Fin 1976, une première communauté monastique orthodoxe naquit sur le territoire belge, lorsqu’un premier moine orthodoxe s’installa dans la province de Flandre occidentale. Belge d’origine, le père Thomas (Jacobs) était devenu orthodoxe, avait prononcé ses vœux monastiques et avait été ordonné diacre en 1973 chez l’évêque Jacques (Akkersdijk) de La Haye et des Pays-Bas. De retour dans son pays, le hiérodiacre Thomas avait été autorisé par l’archevêque Basile à créer une fondation monastique. Ayant acquis un petit terrain dans le village de Pervijze (près de Diksmuide, à la côte belge), le père Thomas y installa une chapelle, où le premier office fut célébré à Noël 1976. Peu à peu, des orthodoxes de la région se mirent à fréquenter la chapelle, et en 1978, il devint nécessaire d’ordonner prêtre le père Thomas. En 1981, un deuxième moine vint le rejoindre. le frère Johan (Remmery), et le fondateur du monastère fut nommé higoumène. D’autres moines vinrent ensuite rejoindre la communauté, qui avait été consacrée à la Mère de Dieu, « consolatrice des affligés ». les frères Eleutherios (Hoeree), Moïse (Donné) et Nektaire (Papaioannis). Le monastère étant, pendant longtemps, le seul lieu de culte orthodoxe de la région et, — jusqu’il y a peu, — la seule communauté monastique orthodoxe en Belgique, nombre de fidèles (non seulement belges, néerlandais ou français mais aussi russes, grecs ou roumains) s’y rendent pour les offices, célébrés en néerlandais et partiellement en français. En 1988, la chapelle du monastère étant devenue trop petite pour le nombre de fidèles, une nouvelle église fut, — à l’occasion des festivités du millénaire du baptême de la Russie, — construite avec une petite coupole, et entièrement décorée de fresques (53). Elle sera consacrée par l’archevêque Simon (Ichounine) à la fin de l’année 1988 (54). L’ensemble des offices monastiques orthodoxes y sont célébrés, toutefois selon le calendrier grégorien (y compris pour la pascalie (55)). Le monastère édite aussi des livres et brochures orthodoxes en néerlandais, et organise des pèlerinages aux saints locaux.

Un autre lieu de culte orthodoxe néerlandophone fut créé en 1977 dans la ville d’Hasselt (province du Limbourg) (56) par le père Jan Haveman, prêtre orthodoxe hollandais (ancien recteur des paroisses de Groningen et Maastricht) et ancien professeur d’université aux Pays-Bas, installé en Belgique avec sa famille (57). Mais en raison de l’âge et de la maladie du prêtre (58), la chapelle de Hasselt ne fonctionna que peu de temps.

Une dernière chapelle orthodoxe francophone, ou plus exactement franco-russe, allait naître dans le Brabant wallon en 1984. En 1983, un belge, Paul Pellemans, professeur à l’université de Louvain, avait été ordonné prêtre par l’évêque Seraphim (Rodionov) de Zurich, au cours d’un séjour prolongé dans cette ville. De retour en Belgique, le père Paul avait été reçu au sein du diocèse par l’archevêque Basile et, avec la bénédiction de celui-ci, avait fondé une chapelle annexe à la cathédrale Saint-Nicolas à Lasne (Brabant wallon) fin 1984. Cette chapelle sera consacrée en 1986 par le métropolite Vladimir (Sabodan) de Rostov et Novotcherkassk, alors exarque patriarcal russe pour l’Europe occidentale, en l’honneur de Tous les Saints de la Terre russe. La chapelle déménagera en l’an 2000 à Ottignies, non loin de l’Université de Louvain, qu’elle dessert en tant que chapelle universitaire orthodoxe (59). La chapelle édite également des brochures orthodoxes en français. Ajoutons que c’est l’un de ses fidèles qui est l’auteur d’un livre remarqué sur les saints orthodoxes « belges » du premier millénaire (60).

V. LA FIN DE LA MISSION

Vers le milieu des années 1980, la Mission orthodoxe belge avait quelque peu perdu de son importance. La création des communautés occidentales précitées hors de son sein avait déjà affaibli son autorité, mais la mort de ses principaux acteurs allait lui porter un coup décisif.

Ce fut d’abord, le 22 septembre 1985 le décès à Saint-Pétersbourg (à l’époque Leningrad), de l’archevêque Basile Krivochéine, sous la protection duquel la Mission s’était développée, qui l’affecta considérablement. Le 29 septembre 1985, la mémoire de l’archevêque défunt, — enterré dans sa ville natale, — fut marquée par une pannychide solennelle à Bruxelles, au cours de laquelle le père Joseph (Lamine) prononça l’homélie d’adieu. Nul ne pouvait alors imaginer qu’un an après, ce serait le père Joseph lui-même qui quitterait la vie, et de manière violente.

En effet, le 12 septembre 1986, l’archimandrite Joseph était retrouvé assassiné à son domicile. Il avait 62 ans. Il se fait que le père Joseph avait pris l’habitude de recevoir, non seulement au centre social mais aussi chez lui à la maison, des gens en détresse, des réfugiés, des jeunes plus ou moins « en perdition » (drogués, etc.), pour tenter de les aider. Ce soir-là, il avait ouvert sa porte, prêt à rendre service comme toujours, à son futur assassin.

L’assassinat du prêtre, — un choc pour beaucoup, — fut évoqué dans les journaux belges (61). Les funérailles du père Joseph furent célébrées le 20 septembre 1986 en l’église catholique de Saint-Roch par le père Nestor Frippiat, assisté du clergé de l’archevêché, de prêtres d’autres juridictions orthodoxes, en présence de prêtres catholiques et d’une foule nombreuse de fidèles et amis. Le bourgmestre de Bruxelles avait rendu hommage au défunt et l’avait fait accompagner jusqu’à l’église par une escorte de policiers à moto. Le père Joseph fut enterré au nouveau cimetière de Bruxelles à Jette, et le père Nestor fut nommé recteur de la paroisse de la Protection de la Mère de Dieu (62).

La paroisse de Sainte-Anne connaissait également, à cette époque, des difficultés. en 1982, l’archiprêtre Julien Vander Elst avait de graves ennuis de santé et devait cesser toute activité, laissant l’archiprêtre Jean François seul dans la paroisse. Le père Julien Vander Elst décéda le 25 décembre 1989 (à l’âge de 78 ans), et fut enterré le 29 décembre 1989 au cimetière de Laeken, après des funérailles célébrées par le père Jean François en présence de Mgr Simon (Ichounine) et du clergé de l’archevêché.

Ces décès, de même que le changement de contexte extérieur (d’une part, on n’était plus dans les années 1960, qui avaient vu un certain nombre de conversions d’Occidentaux à l’orthodoxie dans le sillage du concile Vatican II, et d’autre part, le début de la perestroïka gorbatchévienne commençait à desserrer l’étau autour de l’Église orthodoxe en Russie, laquelle ressentit peut-être moins le besoin de soutenir de telles structures à l’extérieur), amenèrent à la fin de ces activités missionnaires, telles qu’elles étaient conçues à l’époque. En 1987, le métropolite Vladimir (Sabodan), alors exarque patriarcal russe pour l’Europe occidentale et locum tenens du diocèse belge, abrogeait de jure la Mission. toutes les communautés occidentales du diocèse faisaient désormais partie, sans intermédiaire, de l’archevêché orthodoxe russe de Bruxelles et de Belgique.

VI. LES LEÇONS DE L’HISTOIRE

La Mission orthodoxe belge appartient désormais à l’histoire, et il reviendra à d’autres d’écrire la chronique ultérieure des communautés orthodoxes occidentales, en Belgique ou en Europe. Néanmoins, il nous semble qu’on peut essayer de tirer quelques leçons de cette expérience de communauté orthodoxe missionnaire en Occident.

Une première leçon serait de cesser de se faire des illusions au sujet d’une possible conversion « en nombre » d’Occidentaux à l’orthodoxie. Même durant les vingt-cinq ans d’existence de la Mission orthodoxe belge, et à l’époque d’une crise profonde dans l’Église catholique au sortir du concile Vatican II, le nombre de « convertis » en Belgique ne s’éleva pas à plus de quelques dizaines (au mieux, centaines) de personnes ; aujourd’hui, le nombre de Belges « de souche » devenus orthodoxes avoisine peut-être le millier (toutes générations et juridictions confondues). Pourquoi un si faible « résultat », — pourrait-on se demander, — malgré tant d’efforts entrepris ? Ne serait-ce pas en raison des erreurs commises ou de l’inadéquation de certaines personnalités ? En réalité, les chiffres des pays voisins sont tout à fait comparables (France. trois mille « convertis » environ, Grande-Bretagne. deux à trois mille, soit, à chaque fois, environ 1% des orthodoxes des pays concernés [ce qui renvoie d’ailleurs les projets de création d’Églises orthodoxes « locales » en Europe occidentale au rang d’hypothèses largement irréalistes ou à un futur indéfini]). En réalité, les Occidentaux devenus orthodoxes cherchaient avant tout dans cette Église une « gardienne de la tradition indivise des premiers siècles », et estimaient que la présence du Christ se retrouvait « à un degré plus pur » dans ce « catholicisme traditionnel qu’est l’orthodoxie ». Aujourd’hui, rares sont ceux qui, en Occident, recherchent le christianisme même le plus authentique, et l’écrasante majorité des personnes qui quittent le catholicisme, par exemple, se tournent vers l’islam ou les religions orientales, voire abandonnent simplement toute pratique religieuse, dans le contexte du processus accéléré de laïcisation de la société.

Une deuxième leçon à tirer concerne la création de paroisses, qui doit obéir à de réelles nécessités pastorales. comme l’indiqua Mgr Basile lors d’une réunion du Conseil diocésain. « avoir un prêtre et un local n’est pas suffisant, il faut au minimum 20-25 paroissiens stables, se confessant et communiant régulièrement » pour créer une nouvelle communauté. Est-il besoin, par ailleurs, de rappeler que l’étymologie grecque du terme Liturgie signifie « service du peuple », « service commune » et que la présence de l’assemblée est un élément constitutif essentiel de la célébration orthodoxe ? Il convient donc impérativement d’éviter la création de communautés « fantômes », du style de celle proposée par J. Baurin. « former une communauté à Bruxelles de façon à envisager les moyens d’expansion possible » (63).

Une troisième leçon serait la suivante. tout en évitant la création artificielle de formes nouvelles soi-disant « propres à l’Occident » et en préservant les traditions éternelles de l’Église orthodoxe, il s’impose de respecter certaines particularités des Occidentaux qui deviennent orthodoxes. Dès 1975, l’archevêque Basile avait écrit que :

l’orthodoxie en Occident perd assez rapidement son caractère national oriental, russe, pour s’occidentaliser, prendre dans la liturgie les langues vivantes occidentales, s’adapter au milieu occidental. Évidemment, nous voulons garder nos dogmes orthodoxes, notre structure ecclésiale canonique, notre chant et nos icônes même. Mais rien de plus, surtout pour les orthodoxes occidentaux (64).

De même, les Fondements de la Doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe soulignent que :

le caractère universel de l’Église ne signifie pas néanmoins que le chrétien n’ait pas droit à une originalité nationale, à une expression nationale. […] Les différences culturelles entre chaque peuple trouvent leur expression dans la liturgie et dans les autres formes d’art religieux, en particulier dans les particularités de l’organisation de la vie chrétienne (65).

Et dans une interview à un journal français à la veille de sa visite dans ce pays l’an dernier, Sa Sainteté le patriarche Alexis avait confirmé que « l’unité canonique ne présuppose pas l’uniformisation de toutes les pratiques de la vie religieuse » (66).

Finalement, on peut se demander si une telle forme de « mission » est acceptable sur ce qui reste, malgré tout, de vieilles terres chrétiennes. Les réponses à cette question pourront être différentes, selon le point de vue ecclésiologique qu’on adopte, mais il y a une chose que nous ne pouvons oublier. si nous considérons que la foi orthodoxe est un trésor sacré, d’après l’Évangile, le serviteur qui avait caché les talents de son maître au lieu de les faire fructifier fut puni par celui-ci (Mt 25, 14-30).


Summary of MODEL, « A Little-known page in the History of Orthodoxy in the West: The Belgian Orthodox Mission (1963-1987) ». From the early 1960’s, small numbers of Belgian and Dutch Christians were received into the Russian Orthodox Church. As the « Belgian Orthodox Mission » under Archbishop Basil Krivochéine, they were granted a special status: they bore no allegiance to the Soviet state; they were allowed to use French and Dutch in the liturgy, and were even permitted to follow the Gregorian calendar for feasts independent of the Paschal cycle. In creating the Belgian Orthodox Mission, Archbishop Basil’s motivation seems initially to have been to assure a future for the Russian Orthodox Church in Belgium at a time when the first generation of Russian-speaking émigrés was dying out, and the number of priests was decreasing. But there is no indication that he envisaged transforming his diocese from a Russian-speaking entity to a primarily Belgian one.

The earliest parish belonging to the Mission was located near the Gare du Nord; its social and charitable centre would eventually merge with Catholic and Protestant initiatives to form a neighbourhood ecumenical centre. Other communities were formed in the Brussels area and at Antwerp and elsewhere, but not all of them proved to be durable. With time, other Belgian Orthodox parishes came into being, some of them belonging to other Orthodox jurisdictions.

By the time of Archbishop Basil’s death in 1985, the special status of the Belgian Orthodox Mission as such had become less crucial to the life of the Russian Orthodox Church in Belgium, and in 1987, all of the communities of the Mission were integrated directly into the Russian Orthodox Archdiocese of Brussels and Belgium.

On balance, the experience of the Belgian Orthodox Mission demonstrates that while Orthodoxy can indeed be adapted the better to fit into a Western context, such adaptation is not likely to lead to mass conversions, particularly under the circumstances presently reigning in Western Europe.