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Les Anges et les démons dans la vie spirituelle, selon l’enseignement des Pères orientaux

« Dieu, l’homme , l’Église » Lecture des Pères Par Basile Krivochéine Les Éditions du « CERF »
Préface du Métropolite Hilarion (Alfeyev) de Volokolamsk, président du département des relations extérieures du patriarcat de Moscou — Traduction du russe de Nikita Krivochéine, Paula et Jacques Minet, Serge Model, Lydia Obolensky — Présentation, révision et notes de Serge Model

Dans le présent article, je vais tenter de donner au lecteur une vision d’ensemble du rôle des anges de lumière et des esprits des ténèbres dans la vie spirituelle, selon les écrits des principaux Pères ascétiques et mystiques de l’Orient chrétien. Le manque de place me contraint à limiter mon étude presque exclusivement à la période ancienne (IVe et Ve siècles), ce qui ne signifie aucunement que j’accorde moins d’intérêt ou de valeur aux écrits ultérieurs à cette période. Le thème de mon étude étant avant tout spirituel, je ne me préoccuperai pas directement de l’aspect théologique de la question des anges et des démons, même s’il s’avère souvent impossible de séparer le théologique du spiritual (2).

Je commencerai par une remarque préliminaire. Toute personne qui déciderait de rassembler les passages des écrits des Pères ascétiques traitant du rôle des anges et des démons dans la vie spirituelle, serait frappée par la place importante qui y est faite aux descriptions de l’action multiforme des puissances sataniques et, à l’opposé, par la rareté, la dispersion et le caractère peu explicite des remarques concernant le rôle des anges. Parmi les très rares exceptions à cette règle. le pseudo-Denys l’Aréopagite avec son enseignement sur l’accès à la connaissance par la hiérarchie des puissances célestes et, dans une certaine mesure, saint Isaac de Ninive (3), grand mystique syrien des VIIe-VIIIe siècles. Les écrits du Pseudo-Denys étant très théoriques et assez peu fondés sur l’expérience, je ne les commenterai pas dans le présent article. Ils représentent un courant quelque peu marginal de la spiritualité orientale.

Ce n’est pas par hasard que les Pères ont généralement accordé une attention privilégiée aux puissances démoniaques et cela peut s’expliquer de différentes façons. On retrouve notamment cette caractéristique dans les Saintes Écritures, et tout particulièrement dans les Évangiles, où de nombreux récits sont consacrés à des possédés et à leur guérison par le Christ. Il n’est guère surprenant que les Pères ascétiques, en général si fidèles à l’esprit du Nouveau Testament, aient également suivi l’exemple des Évangélistes sur la question qui nous occupe.

Des considérations ascétiques pratiques ont aussi eu ici leur rôle à jouer. Les démons sont nos ennemis, et il nous est donc vital de connaître et d’identifier leurs moyens de lutte, alors que les anges sont nos amis et nous aideront même à notre insu. « Il faut aussi apprendre à connaître les différences existant entre les démons et remarquer les circonstances de leur venue, écrit Évagre […] car il est nécessaire de le savoir, pour que, au moment où les pensées commencent à déclencher ce qui constitue leur matière et avant que nous soyons chassés trop loin de l’état qui est le nôtre, nous prononcions quelques paroles à leur adresse et dénoncions celui qui est là. De cette façon, nous progresserons facilement avec l’aide de Dieu ; quant à eux, nous les ferons s’envoler, pleins d’admiration pour nous et consternés (4). »

« Meilleur est celui à qui il a été donné de se voir lui-même, que celui à qui il a été donné de voir les anges, écrit Isaac de Ninive, car on voit ces derniers avec les yeux du corps, alors que l’on se voit avec les yeux de l’âme (5). » Le texte de l’apôtre Paul sur les métamorphoses de Satan en ange de lumière (2 Co 11, 4) renforce la méfiance envers les visions trompeuses et explique aussi le peu de confiance témoigné par les Pères ascétiques aux apparitions des anges et la place réduite qu’elles occupent selon eux dans la vie spirituelle.

Il est remarquable que les Pères représentent rarement notre lutte spirituelle comme un combat entre les anges et les démons, mais bien plus souvent comme une guerre de l’homme contre Satan. Les anges, bien sûr, nous aident et nous protègent dans cette bataille, mais ce ne sont pas les anges qui s’opposent à Satan ; c’est le Christ lui-même ainsi que la grâce du Saint Esprit, qui par sa présence détruit les tentations démoniaques et dissipe dans nos âmes les ténèbres sataniques. Ainsi par exemple, saint Cyrille de Jérusalem, évoquant, dans une de ses Catéchèses, les ténèbres introduites dans notre esprit par les puissances impures, parle immédiatement du Saint Esprit qui se mêle à la lutte, nous instruit et nous emplit de son odeur suave (6). Cependant la principale raison pour laquelle, d’après ces écrits, les anges occupent dans la vie spirituelle une place limitée voire « secrète » est à chercher dans le christocentrisme et le théocentrisme fortement marqués de la spiritualité orientale, spiritualité où les moments de mysticisme les plus intenses sont toujours envisagés comme un état de fusion directe du cœur et de l’intellect avec le Christ, ou comme la connaissance révélée de la Sainte Trinité. À ce degré de vie spirituelle, tout détournement de l’attention vers les anges, quand il ne sera pas considéré comme une véritable erreur, sera du moins perçu comme étant de moindre valeur. Même le Pseudo-Denys cesse de mentionner les anges une fois qu’il passe à sa Théologie mystique. Un merveilleux récit conservé par Évagre dans son Traité de l’oraison illustre parfaitement une telle conception des choses.

Un saint homme aimant Dieu cultivait l’esprit de prière. Il cheminait dans le désert lorsque survinrent deux anges qui se placèrent à ses côtés et firent route avec lui. Mais il ne leur accorda aucune attention, pour ne pas se disperser au meilleur de la prière. Il avait en effet en mémoire cette leçon de l’apôtre. « Ni les anges même, ni les puissances, ni les dominations ne pourront nous distraire de l’amour du Christ » (Rm 8, 38) (7).


  1. Exposé présenté (en condensé) au congrès annuel de la Fraternité Saint-Serge et Saint-Alban (Abingdon, Grande-Bretagne, 1952) et publié dans le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 22 (1955), p. 132-157.
  2. Il n’existe, à ma connaissance, aucune étude un tant soit peu exhaustive du rôle et de la signification des anges et des démons dans la vie spirituelle d’après les écrits des Pères orientaux. L’article de Joseph Duhr. « Les Anges gardiens », dans le Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, t. I, 1932, p. 580-625, ne traite notre thème de réflexion que de façon incomplète ; voir aussi J. DANIELOU, Les Anges et leur Mission d’après les Pères de l’Église, Éd. de Chevetogne, coll. « Irénikon », n° 5, 1952. Le recueil Satan (Paris, DDB, coll. « Études carmélitaines », 1948) contient beaucoup d’informations intéressantes, mais l’expérience et l’enseignement des Pères orientaux y sont quasi totalement ignorés, comme c’est souvent le cas dans les travaux des théologiens occidentaux.
  3. Également connu sous le nom de saint Isaac le Syrien. D’après les données historiques qui nous sont parvenues, saint Isaac fut, pendant une courte période, évêque de la ville de Ninive, qui faisait partie de la juridiction nestorienne de l’Église au sein de l’empire perse. Toute sa vie et ses activités semblent par ailleurs s’être déroulées au sein de cette Église. L’Église orthodoxe l’a néanmoins toujours vénéré comme saint et a toujours considéré avec beaucoup de respect ses écrits spirituels que l’on ne saurait en aucun cas accuser de « nestorianisme ». Quant à moi, en aucun cas je n’oserais lui contester sa sainteté, bien que le simple fait de son appartenance (fut-elle formelle) à l’Église nestorienne pose à la pensée théologique orthodoxe de sérieuses questions quant à la nature de l’Église et à la possibilité d’une vie bienheureuse et de la sainteté hors des cadres temporels de cette Église. Dans cet article je me réfère à l’édition anglaise des écrits de saint Isaac de Ninive, traduits directement de leur original syriaque à l’anglais. Mystic Treatises by Isaac of Nineveh, traduit du texte syriaque de Bedjan par A. J. Wensinck, Amsterdam, Éd. Koninklijke Akademie van Wetenschappen, 1923, 23, 1. La traduction grecque, faite au Xe siècle au monastère de Saint-Sabbas, est en de nombreux points inexacte, voire tendancieuse (1re éd. de Nikiforos Théotokos, Leipzig, 1770; 2e éd. 1895). Les traductions slavonnes et russes, quant à elles, ont été faites à partir de la traduction grecque, et non directement du syriaque. Une traduction française (de la version grecque) a été publiée. ISAAC LE SYRIEN, Œuvres spirituelles, DDB, coll. « Théophanie », 1981.
  4. ÉVAGRE LE PONTIQUE, Sur les huit pensées, II, dans Traité pratique ou Le Moine, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 171, 1971, p. 599-601.
  5. ISAAC DE NINIVE, Mystic treatises, chap. 65, p. 311.
  6. CYRILLE DE JERUSALEM, Catéchèses mystagogiques, III passim, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 126bis, 1988, p. 121-133.
  7. ÉVAGRE, Sur la prière, en 153 chapitres, 112, dans De la prière à la perfection, Paris, Éd. Migne, coll. « Les pères dans la foi », 1992, p. 97. Le lecteur orthodoxe a l’habitude de voir ce récit attribué à saint Nil du Sinaï, c’est sous ce nom qu’il est publié dans les versions grecque et russe de la Philocalie, ainsi que dans la patrologie de Migne (PG 79, col. 1165-1200). À l’heure actuelle il est prouvé sans aucun doute possible qu’Évagre est bien l’auteur de ces paroles (Évagre lui-même cite ces chapitres comme étant son œuvre, et c’est sous son nom qu’ils apparaissent dans toutes les traductions syriaques anciennes). À ce sujet, se reporter à l’étude de J. HAUSHERR. « Le traité de l’oraison d’Évagre le Pontique (Pseudo-Nil) », Revue d’ascétique et de mystique, n° 15 (1934), p. 34-93 et p. 113-170. La disparition du nom d’Évagre dans les manuscrits grecs (et son remplacement par celui de Nil du Sinaï) s’explique par le fait que certaines œuvres d’Évagre (dont le Traité de l’oraison ne fait pas partie) ont été condamnées par le VIe Concile œcuménique de 553 pour tendances origénistes ; à la suite de quoi, le nom d’Évagre devient suspect aux orthodoxes ; c’est sous le nom de Nil du Sinaï que son Traité de l’oraison a pu rester une des œuvres fondamentales de la patristique orientale en ce qui concerne l’« oraison mentale ». Le fait qu’Évagre soit l’auteur véritable de ce traité ne fait que conférer plus d’ancienneté encore à ce texte admirable.