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L’œuvre salvatrice du Christ sur la croix et dans la résurrection

Dès l’abord, il faut noter que pour la conscience orthodoxe et, en conséquence, pour la théologie orthodoxe, de même que pour la vie liturgique orthodoxe où celles-ci s’expriment, il est impossible de séparer l’œuvre salvatrice du Christ sur la croix et dans la résurrection de l’ensemble de son œuvre de salut. Cette œuvre de salut, en tant qu’expression de l’amour divin pour l’homme — lequel, bien qu’il fût déchu et se soit détourné de Dieu, reste cependant sa créature, faite à son image et à sa ressemblance — est une dans son essence et ses moments particuliers sont étroitement liés entre eux. l’incarnation, la mort sur la croix, la résurrection, l’ascension et enfin l’envoi de l’Esprit Saint de la part du Père — ce dernier moment n’appartenant déjà plus à la vie terrestre du Sauveur. Toutefois, dans la vie liturgique de l’Église, où s’exprime sa conscience théologique, on peut distinguer deux cycles liturgiques au cours desquels sont commémorés les événements fondamentaux de notre salut. le cycle consacré à la nativité et à la théophanie, autrement dit à l’incarnation du Verbe prééternel et à sa manifestation au monde (1), et le cycle consacré à la commémoration liturgique de la mort du Christ sur la croix, de sa résurrection au troisième jour, de son ascension et de l’envoi de l’Esprit Saint (2) — événement dont nous contemplons le fruit dans la fête de tous les saints qui vient conclure ce cycle. Le centre et le moment ultime de ce second cycle, comme d’ailleurs de toute l’année liturgique (3), est sans aucun doute la fête de la sainte Pâque, la glorieuse résurrection du Christ d’entre les morts. Nous allons, par conséquent, dans cet exposé nous concentrer sur ce cycle « pascal », sans oublier cependant son lien avec le cycle de l’incarnation.

Nous devons tout d’abord souligner que, pour la conscience théologique ecclésiale orthodoxe, toute l’œuvre du Christ, en particulier sa crucifixion sur la croix et sa mort rédemptrice, est un mystère insondable et inexprimable, son sens et sa portée ne peuvent être exprimés complètement et avec exactitude dans le langage des notions humaines sans risque d’être déformés ou réduits. Pour la raison humaine non éclairée par la grâce, la croix du Seigneur restera toujours quelque chose d’inacceptable et d’abject, alors que pour nous, croyants, elle est une « puissance invincible, indestructible et divine » (grandes complies) (4). Comme l’écrit l’apôtre Paul. « Les Juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse, mais nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 22-24). Cette « folie » et cette « faiblesse » de la croix sont en réalité l’expression de l’extrême sagesse et de la force de Dieu, « car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » (1 Co 1, 25) ; et c’est pour cela même qu’il est impossible de l’exprimer dans les notions humaines, impossible de le rationaliser jusqu’au bout sans déformer ou diminuer l’insondable profondeur du mystère de la croix. Dans ce sens, une tentative caractéristique de rationaliser l’œuvre salvatrice du Christ sur la croix et dans la résurrection apparaît dans la fameuse théorie « juridique » de la rédemption formulée par Anselme de Cantorbéry et qui, depuis l’Occident, a pénétré aussi dans de nombreux manuels de théologie orthodoxes. À la base de cette théorie se trouve la notion juridique de « satisfaction » (satisfactio), selon laquelle toute infraction de la loi ne peut être réparée que par voie d’une punition correspondante à la faute. Adam par sa faute a offensé la majesté divine. N’étant pas en état, en tant qu’homme, de fournir une satisfaction correspondante à la grandeur de la faute, il devait mourir d’une mort éternelle. La justice divine l’exigeait ainsi, elle exigeait un sacrifice égal à la dignité de Dieu. L’homme, en tant que créature, ne pouvait pas fournir un tel sacrifice. Seul le Fils de Dieu, consubstantiel au Père et son égal en dignité divine, pouvait, par sa mort sur la croix, apporter à Dieu le Père un sacrifice digne de sa grandeur. En vue de cela, le Fils de Dieu est devenu homme, a assumé la nature humaine et est mort sur la croix selon son humanité, car il ne pouvait pas mourir selon sa divinité. Autrement dit, le Fils de Dieu s’est incarné afin d’être capable de mourir sur la croix. Par sa mort, il a satisfait à l’exigence de la justice divine et, par son sang, il a lavé l’offense faite par Adam à la majesté de Dieu. Enfin les mérites du Fils de Dieu sur la croix sont imputés au genre humain et réconcilient Dieu avec l’homme et avec le monde en apaisant son juste courroux.

Cette théorie de la rédemption, exprimée dans une forme extrême, ne peut être acceptée par l’Église orthodoxe. Tout d’abord, elle porte un caractère unilatéralement juridique puisque toute l’œuvre du salut de l’homme y est conçue uniquement dans des notions de loi (commandement de Dieu), de transgression de la loi, de faute qui s’ensuit et de punition du fautif qu’exige une justice abstraite. De surcroît, ces prémisses juridiques sont empreintes de conceptions nettement féodales, propres à l’Occident du Moyen Âge, selon lesquelles une offense infligée à une personne appartenant à la classe sociale supérieure ne peut être effacée que par une personne ayant la même dignité sociale (l’institution du duel se fonde sur cette idée). La notion même d’une offense de la majesté de Dieu et de la nécessité de sa réparation est étrangère à l’Écriture Sainte et à la conception patristique de la rédemption. L’idée d’une satisfaction de la justice divine est plus acceptable mais, là aussi, dans la théorie anselmienne, il est difficile d’approuver la juxtaposition de la justice de Dieu et de l’amour de Dieu, deux forces en quelque sorte antagonistes se trouvant en lutte entre elles. Nous distinguons en Dieu de multiples actions, cependant elles ne sont pas antagonistes mais manifestent l’action une de Dieu. D’autre part, la croix non plus n’est pas seulement un instrument de punition et de supplice, manifestation du courroux de Dieu, mais elle est aussi une manifestation de son amour, un symbole de victoire et une arme de paix. Elle n’est pas seulement un fait de douleur, mais aussi un fait de joie. « Par la croix la joie est venue dans le monde entier », chante la sainte Église (5), car la croix conduit à la résurrection et est inséparablement liée à elle. Ceci est absent de la théorie juridique de la rédemption, qui ne fait presque aucune place à la résurrection. Plus exactement, pour le salut du genre humain elle y serait superflue, puisque la majesté divine offensée a obtenu réparation par le moyen de la croix et s’est ainsi réconciliée avec le monde. Alors qu’en réalité, « si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi. […] Vous êtes encore dans vos péchés » (1 Co 15, 14 — 17). Enfin, dans une conception juridique de la rédemption, le sens de l’incarnation se réduit à ce que celle-ci a donné la possibilité à Dieu de mourir selon l’humanité. L’idée de l’incarnation en tant qu’union de la nature divine avec la nature humaine, en tant qu’intégration de la nature humaine dans l’hypostase divine du Logos et que déification — de notre nature humaine, de sorte que nous devenons « participants de la nature divine » (2 P 1, 4) — est perdue. Ou encore, comme le dit saint Athanase d’Alexandrie. « Car il [Dieu] s’est lui-même fait homme, pour que nous soyons faits Dieu (6). » Toute cette conception ontologique du salut, propre à la patristique orthodoxe, est perdue dans la conception juridique de la rédemption, où l’homme n’est pas régénéré par la force de la croix, n’est pas lavé par le sang du Christ, mais est simplement déclaré innocent grâce aux « mérites » du Christ sur la croix, qui lui sont imputés.

Néanmoins, on ne peut pas dire que la conception juridique de l’œuvre rédemptrice du Christ soit totalement fausse. Elle est unilatérale, incomplète et contient des éléments étrangers à l’Écriture sainte et à la tradition de l’Église (satisfactio, offense de la majesté divine, etc.), mais dans le fond elle traduit, quoique souvent dans une expression déformée, l’enseignement de la révélation. Le Fils de Dieu est effectivement mort volontairement sur la croix à cause de nos péchés et nous a rachetés par son sang. « Ce sont nos souffrances qu’il a portées, s’exclame prophétiquement Isaïe, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, […] il était transpercé à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités. la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui, et dans ses plaies se trouvait notre guérison. […] Et le Seigneur a fait retomber sur lui la perversité de nous tous. Brutalisé, il s’humilie. […] il a porté, lui, les fautes des foules et […] pour les pécheurs, il vient s’interposer » (Is 53, 4-7.12). Le Christ, à cause de nous, a pris sur lui la malédiction du péché, afin de nous faire don de la bénédiction divine. « Le Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la loi, en devenant lui-même malédiction pour nous, puisqu’il est écrit. maudit quiconque est pendu au bois. Cela pour que la bénédiction d’Abraham parvienne aux païens en Jésus Christ » (Ga 3, 13-14). Cette foi de l’Église dans la puissance rédemptrice et salvatrice de la croix, s’exprime dans la prière du prêtre à la proscomédie (7). « Tu nous as rachetés de la malédiction de la loi par ton précieux sang. Cloué sur la croix et percé de la lance, tu es devenu pour les hommes la source d’immortalité, ô notre Sauveur, gloire à toi (8) ! » Dans d’autres chants liturgiques est soulignée la force régénératrice de la croix qui rétablit le dessein prééternel de Dieu à l’égard de l’homme, compromis par la transgression d’Adam.

Venez, tous les peuples, prosternons-nous devant l’arbre de bénédiction, par lequel nous vient l’éternelle justification. car celui sous l’arbre défendu séduisit notre premier père jadis s’est laissé prendre au piège de la croix ; en quelle immense chute est entraîné celui qui imposa sa tyrannie au roi de la création ! Dieu lui-même par son sang efface le venin du serpent, et l’antique malédiction à juste titre méritée est annulée par l’injuste jugement qui condamne l’innocent. Le mal causé par un arbre jadis devait trouver guérison en l’arbre de la croix, et l’impassible par sa passion, délivrer de ses propres passions celui qui fut maudit sous l’arbre défendu. Gloire à ton œuvre de salut. par elle, ô Christ notre Dieu, tu as sauvé l’univers, dans ta divine bonté et ton amour pour les homes (9) ! (Fête de l’Exaltation de la croix, stichère (10) du lucernaire (11).)

On peut dire que ce stichère présente une synthèse d’une plénitude remarquable de la doctrine patristique de la rédemption, fidèle en tout point à la Sainte Écriture. Au centre se trouve ici la notion de l’éternelle justice de Dieu, comprise cependant non dans un sens juridique de réparation de l’offense envers la majesté divine par un sacrifice correspondant à la faute, mais dans le sens du rétablissement de ce qui a été corrompu, par une action contraire, quoique analogue, du Fils de Dieu (« le mal causé par un arbre jadis devait trouver guérison en l’arbre de la croix, […] Dieu lui-même par son sang efface le venin du serpent », etc.). La parole divine souligne, évidemment, que Dieu a livré son Fils à la mort en vue du salut du monde. « Le Seigneur a fait retomber sur lui la perversité de nous tous. […] Le Seigneur a voulu le broyer par la souffrance » (Is 53, 6-10). Ou encore, comme le dit le Christ lui-même. « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). Non point une justice abstraite, encore moins le besoin de réparation d’une offense de la majesté, mais un amour divin qui est la force motrice de l’inconcevable mystère qu’est le sacrifice de la croix du Fils de Dieu en vue du salut du monde. « Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous. Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. Et puisque maintenant nous sommes justifiés par son sang, à plus forte raison serons-nous sauvés par lui de la colère » (Rm 5, 8-9). Dans le mystère de la croix, comme l’écrit le métropolite Philarète de Moscou, s’est exprimé « l’amour du Père crucifiant, l’amour du Fils crucifié, l’amour de l’Esprit Saint triomphant par la force de la croix. Car c’est ainsi que Dieu a aimé le monde (12) ».

La croix, en tant qu’expression suprême de l’amour divin, est la gloire et la force de Dieu. « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui. Dieu le glorifiera en lui-même, et c’est bientôt qu’il le glorifiera » (Jn 13, 31-32), dit le Christ à ses disciples en allant aux souffrances et à la mort. Et cette gloire de la croix, comme on le voit dans ces paroles, est une gloire trinitaire, car Dieu le Père est glorifié dans la mort du Fils sur la croix. La descente du Saint Esprit est également liée à la glorification du Christ (« Il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié », Jn 7, 39). Voilà pourquoi, sur le mont Thabor, quand a été manifestée la gloire divine du Christ, Moïse et Élie, « apparus en gloire » dans la transfiguration, « parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem » (Lc 9, 31). La croix est aussi la « puissance » du Christ qui « donne sa mesure dans la faiblesse » (2 Co 12, 9). Sur la croix sont vaincus la mort et le péché. Le Seigneur sans péché, qui n’était pas soumis à la mort parce que, de l’Esprit Saint et de la Vierge Marie, il a pris la nature humaine du premier Adam non corrompue par le péché, ayant pour nous volontairement goûté la mort, nous libère du péché et de la mort. Il faut voir cette mort « volontaire » non seulement dans le sens que le Christ n’a pas résisté à ceux qui le crucifiaient, mais aussi dans le sens qu’étant invulnérable pour la mort, il est volontairement mort sur la croix selon son humanité. Il faut souligner avec toute la force nécessaire que sur la croix a été crucifié non pas un certain homme assumé par le Fils de Dieu (homo adsumptus), mais le Fils de Dieu lui-même, le Verbe même de Dieu incarné, le Seigneur de gloire, comme l’écrit l’apôtre Paul. « car s’ils l’[la « sagesse de Dieu, mystérieuse »] avaient connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire » (1 Co 2, 8). Le Christ, Fils de Dieu, est mort évidemment non selon sa divinité, mais selon l’humanité, et l’humanité du Christ a été assumée par sa personne divine, hypostasiée en lui. Pour cela, bien que la nature divine du Christ soit demeurée a-passionnelle pendant la passion et immortelle dans sa mort, ces souffrances ont cependant été inconcevablement assumées par le Fils de Dieu lui-même. Pour cela, nous pouvons dire que le Fils prééternel de Dieu incarné a authentiquement souffert et est mort sur la croix selon l’humanité, demeurant impassible selon la divinité. Et ceci est compréhensible, car ce n’était pas la divinité qui était déchue, mais l’homme. Ce n’est pas Dieu qui avait besoin de rédemption, mais Adam et tout le genre humain. Ceci est admirablement exprimé dans le canon (13) du samedi saint. « Au genre humain, non pas à la divinité la chute d’Adam porta un coup mortel ; et si ta chair a souffert en sa terrestre condition, impassible tu demeures en ta divinité […] à l’heure de ta passion, le temple de ton corps fut détruit, mais ta divinité resta unie à ta chair. en l’une et l’autre, tu es l’Homme-Dieu, le Fils et le Verbe de Dieu (14). »

La croix est le symbole de la victoire. « Arme de la paix, victoire invincible », comme le chante la sainte Église. Symbole de la victoire sur le diable et les puissances ténébreuses du mal. « Et vous, qui étiez morts à cause de vos fautes, écrit l’apôtre Paul aux Colossiens, et l’incirconcision de votre chair, [Dieu] vous a donné la vie avec lui [le Christ]. il nous a pardonné toutes nos fautes, il a effacé le document accusateur que les commandements retournaient contre nous, il l’a fait disparaître, il l’a cloué sur la croix. Il a dépouillé les Autorités et les Pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la croix » (Col 2, 13-15). Ainsi devant cette arme invincible de la puissance de Dieu — la croix du Seigneur — nous nous prosternons avec joie et amour. « En ce jour, s’avance la croix du Seigneur, chante la Sainte Église, et les fidèles l’accueillent avec amour […] dans la crainte et l’allégresse, embrassons-la. crainte, à cause de nos péchés et de notre indignité, allégresse à cause du salut que procure à l’univers celui qui sur elle fut cloué, le Seigneur de miséricorde, le Christ notre Dieu » (Fête de l’Exaltation de la croix, stichère aux laudes à « Gloire,… et maintenant… ») (15). La croix est la puissance divine d’amour et de sacrifice par laquelle subsiste le monde. Elle illumine toutes les extrémités de l’univers. « Les quatre extrémités du monde sont sanctifiées, ô Christ notre Dieu, en ce jour où est exaltée ta croix à quatre branches » (Fête de l’Exaltation, stichère pour la vénération de la croix). Ceci dans le plan cosmique, et dans le plan historique et providentiel. « Croix, gardienne de tout l’univers ; croix, de l’Église le charme et la beauté, sceptre vraiment royal, qui soutient la vigueur de notre foi ; croix, le suprême effroi des légions de l’enfer ; croix, la gloire des anges dans le ciel » (exapostilaire (16) de la fête de l’Exaltation) (17). Cette puissance divine de la croix agissait dès l’origine, avant même le Golgotha. On peut dire que nous la percevons dans la création même du monde et de l’homme, dans la limitation volontaire de la divinité. La croix est inscrite dans la forme du corps humain. Dans l’Ancien Testament, nous voyons des préfigurations de la croix dans l’arbre de la vie au paradis, dans la bénédiction de Jacob, dans le bâton de Moïse, dans l’élévation cruciforme des bras de Moïse pendant le combat avec Amalek, dans le serpent d’airain, etc. Mais seulement sur le Golgotha, dans la mort volontaire sur la croix du Fils de Dieu incarné, s’est pleinement manifestée pour nous cette puissance incompréhensible et invincible de l’amour de Dieu envers l’homme, de sorte que, si en Dieu il « n’existe aucun changement, ni l’ombre d’une variation » (Jc 1, 17), pour nous cependant, « rachetés […] par le sang précieux, comme d’un agneau sans défaut et sans tache, celui du Christ, prédestiné avant la fondation du monde et manifesté à la fin des temps à cause de vous. » (1 P 1, 18-20), le sacrifice du Christ sur la croix constitue le début d’une vie nouvelle.

Ici nous approchons du sens le plus profond et le plus mystérieux de la mort du Seigneur sur la croix. sa mort sur la croix en tant que sacrifice. Sacrifice pour qui ? Pour les hommes et pour leur salut, comme dit le Christ. « Car le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 45). « Car le Christ, notre Pâque, a été immolé » (1 Co 5, 7). Mais c’est dans l’épître aux Hébreux que le sens sacrificiel de la mort sur la croix est développé de la manière la plus complète, en tant que sacrifice du souverain prêtre offert une fois par le Christ dans l’Esprit Saint, qui nous a procuré la rédemption éternelle. « Mais le Christ est survenu, grand prêtre des biens à venir […], par son propre sang, […] il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire et […] a obtenu une libération définitive. […] Combien plus le sang du Christ qui, par l’esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant. Voilà pourquoi il est médiateur d’une alliance nouvelle, d’un testament nouveau ; sa mort étant intervenue pour le rachat des transgressions commises sous la première alliance, ceux qui sont appelés peuvent recevoir l’héritage éternel déjà promis » (He 9, 11-12; 14-15). L’épître aux Hébreux revient à plusieurs reprises sur ce thème du sacrifice rédempteur et purificateur, offert une fois pour toutes pour le péché. « [Le Christ] l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même » (He 7, 27). « C’est à la fin des temps, qu’il a été manifesté pour abolir le péché par propre son sacrifice » (He 9, 26-27). « Nous sommes sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus Christ, faite une fois pour toutes » (He 10, 10). Il est important de remarquer ici que — de par la mention, un grand nombre de fois, du caractère unique du sacrifice du Christ et l’affirmation, en même temps, que le Christ est le grand prêtre du Nouveau Testament — est exprimée l’idée que la mort du Christ sur la Croix est le début de quelque chose d’absolument nouveau dans les relations de Dieu et de l’homme. Par ailleurs, l’affirmation que le Fils de Dieu s’est offert en sacrifice à Dieu le Père par l’Esprit Saint atteste le caractère trinitaire de la mort sur la croix ou, plus exactement, nous percevons là l’action de la Sainte Trinité, venant du Père et accomplie par le Fils dans le Saint Esprit.

Quelle est la nature de ce sacrifice de rédemption et d’action de grâce de l’amour divin ? À qui a-t-il été offert ? Les Pères ont beaucoup écrit et discuté, sans être toujours d’accord, sur cette question. On peut dire cependant que la doctrine ecclésiale est le mieux exprimée, dans sa forme complète, par saint Grégoire le Théologien dans son quarante-cinquième sermon pour la sainte Pâque. « À qui et pour quoi a été versé pour nous le sang précieux et illustre de Dieu, souverain sacrificateur et victime ? Car nous nous trouvions au pouvoir du malin, vendus au péché, et nous avons reçu à la place du mal la béatitude. Et si la rançon ne se paie à aucun autre qu’au ravisseur, je demande, à qui a-t-elle été payée et pour quelle raison ? Si c’est au malin, alors, hélas, quelle vexation […]. Et si c’est au Père, alors, tout d’abord, comment ? Car ce n’est pas lui qui nous avait faits prisonniers […]. Ou alors, il est évident que le Père la reçoit, lui qui n’avait pas demandé et pour qui elle n’était pas nécessaire, mais en vue du salut de l’homme et parce qu’il était indispensable que l’homme fût sanctifié par l’humanité de Dieu, pour que Dieu nous libérât du tyran, l’ayant vaincu par la force, et nous amenât à lui à travers le Fils (18). » Dans ce remarquable témoignage patristique, Grégoire de Nazianze rejette les excès de la conception juridique du salut, qu’il conçoit comme un acte libre de l’amour divin ; il met l’accent sur la puissance victorieuse de la croix et souligne avec une force particulière son mystère, son caractère ineffable et inconcevable.

L’épître aux Hébreux, parlant du sacrifice du Christ sur la croix, le lie avec sa glorification consécutive. le Christ, « après avoir offert pour les péchés un sacrifice unique, siège pour toujours à la droite de Dieu » (He 10, 12), ou bien. « renonçant à la joie qui lui revenait, endura la croix au mépris de la honte, et s’est assis à la droite du trône de Dieu » (He 12, 2). En effet, la mort du Christ sur la croix est inséparablement liée à sa résurrection, ne se conçoit pas sans elle. Elle est sa condition, le chemin vers elle. Le Christ lui-même nous l’apprend. « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance » (Jn 12, 24). Et la piété de l’Église orthodoxe réunit la vénération de la croix avec la glorification de la résurrection. « Devant ta croix nous nous prosternons, ô Maître, et nous chantons ta sainte résurrection ! » C’est justement dans la résurrection qu’est révélée la force génératrice de joie de la croix. « Venez, tous les fidèles », chantons-nous chaque dimanche aux matines, « Vénérons la sainte résurrection du Christ, car voici que par la croix la joie est venue dans le monde entire (19). » Dans la résurrection, l’œuvre salutaire du Christ, sa victoire sur la mort et sur l’enfer, s’accomplissent en acte, deviennent manifestes. Pour cela, la résurrection du Christ représente la plénitude et le moment ultime de l’économie divino-humaine qui commence avec l’incarnation et s’achève dans l’ascension. Il est vrai que déjà sur la croix, avant même sa mort, le Christ avait dit. « « Tout est achevé » et, inclinant la tête, il remit l’esprit » (Jn 19, 30), mais c’est bien parce que, ainsi que nous pouvons le comprendre, la mort et la résurrection imminentes ne faisaient plus qu’un pour lui dans l’action du salut. Voilà pourquoi la résurrection du Christ a été le contenu essentiel de la prédication apostolique, a été cette « éternelle nouvelle », selon l’expression du métropolite Philarète, que les apôtres annonçaient et que l’Église, à leur suite, annonce au monde. « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même. Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures », écrit l’apôtre Paul aux Corinthiens (1 Co 15, 3-4). À l’Aréopage de même, Paul annonçait aux Athéniens « Jésus et la résurrection » (Ac 17, 18). Ainsi le Seigneur également témoigne de lui-même dans l’Apocalypse. « Je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant ; je fus mort, et voici, je suis vivant pour les siècles des siècles, et je tiens les clés de la mort et de l’Hadès » (Ap 1, 18). La foi en la résurrection du Christ, vainqueur de la mort et de l’enfer, est à tel point centrale pour le christianisme que sans elle celui-ci devient absurdité et tromperie, comme l’atteste l’apôtre Paul. « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi. […] Vous êtes encore dans vos péchés » (1 Co 15, 14 — 17).

L’œuvre salutaire de la résurrection commence dans le Christ lui-même, et à partir de lui s’étend au monde entier. Ayant volontairement accepté la mort, et « par la mort terrassé la mort », le Christ en triomphe par sa résurrection d’entre les morts. La divinité du Christ, qui demeure sans séparation avec le Père et le Saint Esprit, après sa mort ne se sépare pas non plus de son âme ni de son corps auquel il s’est uni dans l’incarnation, bien que son âme s’en détache. « Dans le tombeau corporellement, dans les enfers, en âme, comme Dieu, au paradis avec le larron, tu étais sur le trône avec le Père et l’Esprit, ô Christ, qui remplis tout et qu’aucun lieu ne peut contenir » (Office des heures pascales). Dans la résurrection, l’âme du Christ s’unit à nouveau avec le corps et le Christ ressuscite corporellement en tant qu’unique Dieu-homme dans la plénitude de sa divinité et de son humanité. La foi chrétienne insiste particulièrement sur le fait de la résurrection corporelle du Christ. L’idée d’une immortalité abstraite de l’âme, de même que l’idée que l’homme est un esprit incarné, voire un esprit emprisonné dans la prison qu’est le corps, sont des idées étrangères au christianisme. L’homme est créé dès l’origine comme un être spirituo-corporel complexe. Cette nature humaine spirituo-corporelle complexe, le Fils de Dieu l’a assumée dans son hypostase divine. Et le Christ ressuscite dans toute la plénitude de son humanité. C’est-à-dire, en premier lieu, corporellement, car le corps était soumis à la mort et à la corruption et c’est dans le corps qu’il fallait triompher de la corruption et de la mort. La résurrection du Christ est encore plus inconcevable que sa mort sur la croix, car si dans la mort du Christ nous ne pouvons pas saisir jusqu’au bout et exprimer dans des concepts toute la profondeur de son sens, la résurrection, elle, est inconcevable et non représentable comme telle. Pour cela, nous représentons sur les icônes la crucifixion du Seigneur, ou la descente de la croix, mais dans la tradition iconographique authentiquement orthodoxe il n’existe pas de représentation du moment même de la résurrection du Christ ; seules sont représentées sa descente victorieuse en enfer et son apparition aux femmes myrrophores. Il ne faut pas en conclure, comme le font certains, que l’Église orthodoxe ne reconnaîtrait pas le caractère historique de la résurrection du Christ et y verrait simplement une sorte d’événement dans l’éternité que nous percevons d’une manière symbolique. Pour avoir une conception juste de la résurrection du Christ, nous devons éviter de tomber dans deux extrêmes. La résurrection du Christ est certainement un fait historique concret qui a eu lieu une seule fois, en un lieu et à un moment précis. Celui qui nie cela, rejette l’Évangile, la prédication des apôtres et la foi de l’Église. Mais en même temps la résurrection du Christ n’est pas seulement un fait historique, elle est quelque chose d’infiniment plus grand, quelque chose qui a un sens supra-historique, elle est une action divine, ou plus exactement divino-humaine, créatrice et transformatrice, pas seulement histoire mais aussi métahistoire. On ne peut pas, d’autre part, réduire la réalité de la résurrection du Christ à un retournement intérieur qui aurait eu lieu dans l’âme des apôtres, ni à des visions subjectives du ressuscité exprimant cet état. Non, au troisième jour le tombeau a été trouvé vide, le corps mort est revenu à la vie et est ressuscité, comme l’ange en a fait part aux femmes. « Vous cherchez Jésus le Nazaréen, le crucifié. il est ressuscité, il n’est pas ici. Voyez l’endroit où on l’avait déposé » (Mc 16, 6). Ou bien. « Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici mais il est ressuscité » (Lc 24, 5-6). Et la sainte Église jusqu’à ce jour chante avec les anges. « La myrrhe convient aux morts, mais le Christ s’est montré étranger à la corruption » (samedi saint). D’autre part, la résurrection du Christ n’est pas la simple « réanimation d’un cadavre », où le mort revient à la même vie antérieure et par la suite meurt à nouveau (ce qu’ont été la résurrection de Lazare et d’autres, qui possèdent par ailleurs un sens préfiguratif et sont ainsi liées à la résurrection du Christ et à la future résurrection générale des morts), mais la résurrection est une transfiguration créatrice d’un corps psychique en un corps spirituel doué de nouvelles facultés et appartenant au siècle futur et, de ce fait seulement visible pour les yeux éclairés par la lumière de la foi. Un corps spirituel, non appesanti par la matérialité et capable de traverser les portes fermées, non pas un autre corps, mais le même qui a été crucifié et cloué sur la croix, comme le Seigneur ressuscité l’a montré à l’apôtre Thomas l’invitant à toucher sur son corps ressuscité « les marques des clous » et la plaie faite avec la lance. Et alors convaincu que celui qui lui apparaît est effectivement le Christ crucifié sur la croix, l’apôtre Thomas s’exclame. « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20, 28).

La résurrection du Christ est le commencement de la résurrection générale des morts, comme le montre l’apôtre Paul en 1 Co 15. L’une découle de l’autre et s’y trouve inséparablement liée. « Si les morts ne ressuscitent pas, Christ non plus n’est pas ressuscité » (1 Co 15, 16). L’apôtre Paul nous enseigne que le Christ est le second Adam et un homme céleste, par opposition au premier Adam qui a péché et qui est mort. Par sa résurrection, le Christ relève Adam déchu. « Mais non ; Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui sont morts. En effet, puisque la mort est venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. comme tous meurent en Adam, en Christ tous recevront la vie » (1 Co 15, 20-22). Par la puissance transfigurante de la résurrection du Christ, nos corps seront changés, et de psychiques qu’ils étaient, ils deviendront spirituels, et de corruptibles qu’ils étaient, ils deviendront incorruptibles, de même que le corps du Christ s’est transformé dans sa résurrection. Ce changement général du cosmos et son passage du plan d’existence matériel dans le plan spirituel — mais nullement désincarné —, ce passage de la corruption à l’incorruptibilité, est fondamental dans notre conception de la puissance de la résurrection du Christ. Ayant précisé qu’il y a « un corps psychique et un corps spirituel », l’apôtre Paul écrit. « Il en est ainsi pour la résurrection des morts. semé corruptible, on ressuscite incorruptible ; semé méprisable, on ressuscite dans la gloire; semé dans la faiblesse, on ressuscite plein de force. S’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il est écrit. « Le premier homme, Adam, fut un animal doué de vie » (Gn 2, 7) ; le dernier Adam est un être spirituel donnant la vie. » (1 Co 15, 42-45). Malgré toutes les comparaisons avec le monde naturel (la germination du grain, etc.), la résurrection générale des morts demeure néanmoins un mystère insaisissable, et la puissance de la résurrection du Christ se manifeste pleinement dans la situation eschatologique de la « fin », quand le Christ aura vaincu tous ses ennemis et Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28). « Je vais vous faire connaître un mystère », conclut l’apôtre Paul dans son chapitre sur la résurrection des morts, « nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés, en un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale. Car la trompette sonnera, les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons transformés. Il faut, en effet, que cet être corruptible revête l’incorruptibilité, et que cet être mortel revête l’immortalité. Quand donc cet être corruptible aura revêtu l’incorruptibilité et que cet être mortel aura revêtu l’immortalité, alors se réalisera la parole de l’Écriture. « La mort a été engloutie dans la victoire » [Is 25, 8]. « Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? » [Os 13, 14]. L’aiguillon de la mort, c’est le péché et la puissance du péché, c’est la loi. Rendons grâce à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus Christ ! » (1 Co 15, 51-57). Saint Jean Chrysostome glorifie ainsi cette victoire finale du Christ ressuscité dans son homélie pour la sainte Pâque. « Le Christ est ressuscité et tu as été terrassé. Le Christ est ressuscité et les démons sont tombés ; le Christ est ressuscité et les anges sont dans l’allégresse ; le Christ est ressuscité et voici que règne la vie ; le Christ est ressuscité et tous les morts quittent le tombeau. Oui, le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis (20). »

La puissance salvatrice de la résurrection du Christ, qui apparaît pleinement lors du second avènement et de la résurrection générale des morts, agit cependant dès maintenant aussi d’une manière invisible ; depuis le moment même de la résurrection du Christ, son action salvatrice, qui a son achèvement dans l’ascension quand le Fils de Dieu incarné s’assied à la droite de Dieu le Père, élève sur son trône la nature humaine qu’il a déifiée et assumée dans son hypostase et, de la part du Père, envoie le Saint Esprit qui sanctifie le monde. Cette action salvatrice édifie déjà sur la terre le commencement de la vie éternelle et prépare la résurrection des morts. La vie éternelle, comme l’écrit Nicolas Cabasilas, commence ici-bas, quoique dans sa plénitude elle ne sera révélée que dans le siècle future (21). Cette puissance de la résurrection du Christ, la puissance de la vie éternelle, se manifeste en premier lieu dans l’Église et dans ses sacrements. Dans le sacrement du baptême, par la triple immersion dans l’eau nous mourons et sommes ensevelis avec le Christ, et en sortant de l’eau nous ressuscitons avec lui. Nous devenons participants de sa mort et de sa résurrection. « Ou bien ignorez-vous que nous tous, baptisés en Jésus Christ », écrit l’apôtre Paul aux Romains, « c’est en sa mort que nous avons été baptisés ? Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous menions nous aussi une vie nouvelle. Car si nous avons été totalement unis, assimilés à sa mort, nous le serons aussi à sa résurrection. » (Rm 6, 3-5). Dès ici-bas, nous marchons dans une vie rénovée et elle nous donne l’assurance de la résurrection au dernier jour. « Mais si nous sommes morts avec Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Nous le savons en effet. ressuscité des morts, Christ ne meurt plus ; la mort sur lui n’a plus d’empire » (Rm 6, 8-9).

Mais cette mort-résurrection avec le Christ que réalise le baptême devient effective seulement lorsque nous mourons effectivement au péché et commençons une nouvelle vie. « De même, vous aussi », nous instruit l’apôtre Paul, « considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu en Jésus Christ » (Rm 6, 11). Le baptême est la naissance pour la vie éternelle. « En vérité, en vérité, je te le dis. nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu » (Jn 3, 5). Le sacrement de l’eucharistie est également un sacrement de la mort et de la vie du Christ, et en même temps proclamation de son œuvre de salut et attente de son second avènement. « Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26). La communion aux saints mystères du Christ est la source et le gage de notre résurrection, comme en témoigne le Seigneur lui-même. « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas en vous la vie. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. […] Celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité » (Jn 6, 53-54.58). Voilà pourquoi saint Ignace d’Antioche appelle le corps et le sang du Christ « remède d’immortalité, un antidote pour ne pas mourir (22) ».

Dans les écrits spirituels patristiques, nous trouvons également beaucoup de témoignages qui affirment que dès maintenant la puissance de la résurrection du Christ agit dans les âmes et dans les corps des saints, anticipant en eux la résurrection générale. Ainsi saint Jean Climaque, en parlant de l’acquisition de l’état a-passionnel, l’appelle « résurrection de l’âme avant la résurrection générale (23) ». Saint Macaire d’Égypte nous enseigne que « le royaume de la lumière et l’image céleste, Jésus Christ, illuminent maintenant mystiquement l’âme et règnent dans l’âme des saints ; caché aux yeux des hommes, le Christ n’est vraiment visible qu’aux yeux de l’âme, jusqu’au jour de la résurrection, où le corps lui-même sera enveloppé et glorifié par la lumière du Seigneur, lumière qui est déjà dans l’homme quant à son âme, afin que le corps lui aussi règne conjointement avec l’âme, laquelle reçoit dès à présent le royaume du Christ (24) ».

Saint Syméon le Nouveau Théologien, dans son sermon pour Pâques, dit que « le mystère de la résurrection du Christ, notre Dieu, […] sans cesse, si nous le voulons, se reproduit mystiquement en nous » et explique « comment le Christ est enseveli en nous comme en un tombeau, et comment il s’unit à nos âmes et ressuscite, en nous faisant ressusciter avec lui (25) ». « Lorsqu’en effet cela [que le Christ se montre et se fait voir pour le regard spirituel] se produit par l’Esprit, il nous ressuscite des morts, nous vivifie, et se donne lui-même à voir, tout entier, vivant en nous, lui l’immortel et impérissable (26). » Dans ces affirmations des Pères inspirés se révèle essentiellement l’aspect personnel de l’action de la résurrection du Christ, l’anticipation de la résurrection générale dans chaque homme, individuellement. Par ailleurs, leurs propos, et particulièrement les textes liturgiques orthodoxes, soulignent, à côté de cet aspect personnel, les changements créateurs (« Voici, je fais toutes choses nouvelles », Ap 21, 5) que dès maintenant la résurrection du Christ — fût-elle perceptible aux seuls yeux de la foi — opère dans l’univers visible et invisible, et qui manifestent son caractère cosmique. Ceci est vrai tout spécialement de l’office de la sainte Pâque, « fête des fêtes et solennité des solennités », composé par saint Jean Damascène en majeure partie sur la base du « Sermon pour Pâques » de saint Grégoire le Théologien. La résurrection du Christ, Pâque néo-testamentaire, y est conçue comme un passage à une vie nouvelle. « Jour de la résurrection ! Peuples, rayonnons de joie ! C’est la Pâque, la Pâque du Seigneur ! De la mort à la vie, de la terre jusqu’au ciel, le Christ notre Dieu nous conduit. chantons la victoire du Seigneur » (Canon de Pâques, première ode) (27). Le monde entier est rempli de la lumière de la résurrection du Christ. « De lumière maintenant est rempli tout l’univers, au ciel, sur terre et aux enfers ; que désormais toute la création célèbre la résurrection du Christ, notre force et notre joie » (Troisième ode) (28). La nuit pascale elle-même, avec sa solennité, est une préfiguration de la résurrection générale, elle a une profonde signification eschatologique. « Qu’elle est sainte et belle, cette nuit de notre rédemption, radieuse messagère du jour rayonnant de la résurrection, où sortant du tombeau corporellement brilla sur le monde l’éternelle clarté » (Septième ode) (29). À côté de ce caractère universel et tout englobant de la résurrection, les hymnes pascales indiquent la nécessité de notre propre participation dans les souffrances et la résurrection du Christ, afin que nous puissions aussi partager sa gloire et sa joie. « Hier, avec toi, ô Christ, j’étais enseveli », nous exclamons-nous dans la nuit pascale en répétant les paroles de saint Grégoire le Théologien, « avec toi je me réveille aujourd’hui, prenant part à la résurrection ; après les souffrances de ta crucifixion, accorde-moi de partager, Sauveur, la gloire du royaume des cieux » (Troisième ode) (30). Et enfin, la joie et la lumière de la nuit pascale ne s’arrêtent pas aux murs de l’église mais pénètrent toute notre vie par l’esprit de fraternité, d’amour et de pardon. « Jour de la résurrection ! Soyons rayonnants de lumière en cette fête, et embrassons-nous les uns les autres. Appelons « frères » même ceux qui nous haïssent. Pardonnons tout à cause de la résurrection et crions ainsi. « Le Christ est ressuscité des morts, par la mort il a vaincu la mort, à ceux qui sont dans les tombeaux il a donné la vie (31) ! » »


* Exposé présenté à la commission interorthodoxe de dialogue théologique avec les anglicans (Chambésy-Genève, 1972) et publié dans le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 78-79 (1972), p. 106-120.

  1. Voir Catéchèse orthodoxe. Les Fêtes et la Vie de Jésus Christ, t. 1. L’incarnation, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Orthodoxie », 1985.
  2. Voir Catéchèse orthodoxe. Les Fêtes et la Vie de Jésus Christ, t. 2. La résurrection, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Orthodoxie », 1989.
  3. Sur l’année liturgique orthodoxe, voir UN MOINE DE L’ÉGLISE D’ORIENT, L’An de grâce du Seigneur, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Orthodoxie », 1988.
  4. « Office des grandes complies », dans Livre des Heures, Éd. Fraternité orthodoxe en Europe occidentale, Colombes, 2000, p. 43.
  5. Stichère après l’Évangile (aux vigiles dominicales) dans « Office des matines avec grande doxologie », Livre des Heures, loc. cit., p. 138 (NdR).
  6. ATHANASE D’ALEXANDRIE, Sur l’incarnation du Verbe, LIV, 3, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 199, 1973, p. 459.
  7. Office de la préparation des saints dons (le pain et le vin) pour la célébration eucharistique (NdR).
  8. La Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, Éd. Liturgica, Paris, 1999, p. 10.
  9. Le Spoutnik. Nouveau Synecdimos, Parme, Éd. Diaconie apostolique, 1997, p. 794-795.
  10. Verset de psaume ou strophe intercalée entre les derniers versets des psaumes aux vêpres et aux matines (NdR).
  11. À l’origine, moment de la journée où l’on allume les lampes ; actuellement, partie de l’office des vêpres (NdR).
  12. Saint PHILARETE (DROZDOV), métropolite de Moscou, Homélie pour le vendredi saint, trad. fr. dans le Messager de l’Église orthodoxe russe, n° 2 (2007), p. 17.
  13. Au départ, liste canonique des odes scripturaires utilisées dans la célébration des matines, puis l’ensemble de ces odes et les compositions poétiques qui s’y sont greffées (NdR).
  14. Ode 6 du canon. Triode de Carême, Parme, Éd. Diaconie apostolique, 19933, p. 589.
  15. Le Spoutnik, loc. cit., p. 803.
  16. Tropaire précédant les laudes après le canon des matines (NdR).
  17. Le Spoutnik, loc. cit., p. 802.
  18. GREGOIRE DE NAZIANZE, Sermon XLV, 22 (PG 36, col. 653 AB).
  19. Voir la n. 3 (NdR).
  20. La prière des Églises de rite byzantin. Nuit de Pâques, Éd. de Chevetogne, 1974, p. 39 (NdR).
  21. NICOLAS CABASILAS, La Vie en Christ, 1, 1-5, t. I, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 355, 1989, p. 75.
  22. IGNACE D’ANTIOCHE, Lettres (Martyre de Polycarpe), « Aux Éphésiens », XX, 2, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 10bis, 1998, p. 77.
  23. Sermon XXIX (PG 88, 1148 A).
  24. Les Homélies spirituelles de saint Macaire. Le Saint Esprit et le chrétien, II, 5, trad. P. Deseille, Éd. de l’Abbaye de Bellefontaine, coll. « Spiritualité orientale » n° 40, 1984, p. 100-101.
  25. Cat., XIII, 36-40, dans Catéchèses, t. II, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 104, 1964, p. 193.
  26. Cat., XIII, 120-122, loc. cit., p. 201.
  27. Nuit de Pâques, loc. cit., p. 16.
  28. Nuit de Pâques, loc. cit., p. 18.
  29. Nuit de Pâques, loc. cit., p. 28.
  30. Nuit de Pâques, loc. cit., p. 18.
  31. Stichères de Pâques, dans Nuit de Pâques, loc. cit., p. 36.

Suite : « Dieu, l’homme, l’Église » Lecture des Pères Par Basile Krivochéine Les Éditions du « CERF » Paru en. Décembre 2010, 302 pages