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Saint Syméon le Nouveau Théologien à travers les âges (XIe-XXe siècles)

Une étude de la tradition manuscrite des œuvres de saint Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) montre qu’elles sont parvenues jusqu’à nous dans un état satisfaisant de texte — d’autant qu’il s’agit de ses écrits authentiques —, réunis dans des grandes collections par leurs éditeurs. Cependant, sa personnalité était trop puissante et sa spiritualité si peu banale que des essais de les rendre plus acceptables, ou en tout cas moins choquantes pour le goût d’un lecteur moyen, furent entrepris depuis les temps anciens. Ainsi, parallèlement à ses Catéchèses, apparaissent depuis le XI-XIIe siècle les 33 Discours, qui consistent en grande partie des extraits des Catéchèses reproduisant quelques fois des pièces entières mais en les morcelant généralement et en les réarrangeant de telle manière que les passages personnels et mystiques sont omis (1). En outre, le nom de Syméon le Nouveau Théologien — à qui sont attribués ces Discours — est quelque peu modifié par l’addition de la conjonction « et » [καὶ], de sorte qu’au lieu de « Nouveau Théologien » — ce qui pouvait choquer le conservatisme théologique pour qui toute nouveauté théologique était un synonyme d’hérésie —, on lit. « le Jeune et le Théologien » (ὁ Νέος καὶ Θεολόγος) (2). Bref, ces Discours nous donnent une image appauvrie du grand mystique qu’était Syméon, plus acceptable cependant pour le public.

Si les éditeurs des 33 Discours procédaient plutôt par voie d’omissions, on peut voir depuis le XII-XIIIe siècle des essais contraires de compléter les écrits de Syméon par ce qui leur semblait manquer. Nous avons en vue la Méthode de la prière et de l’attention ou sur les trois manières de prier (3) qui traite de la prière à Jésus et des moyens respiratoires qui l’accompagnent. Comme on le sait, dans ses écrits authentiques Syméon ne parle jamais ni de ces exercices respiratoires ni de la prière à Jésus. Il connaît bien la prière intérieure intellectuelle ininterrompue (4), mais ces courtes invocations continuelles sont soit le Kyrie eleison (5), soit la prière du publicain. « Ô Dieu, sois-moi propice, à moi pécheur (6) » et non l’invocation du Seigneur Jésus-Christ comme dans la Méthode (7). En général, tout esprit de « méthode » est étranger à la spiritualité si spontanée de l’authentique Syméon. Plus important, cette crainte de tomber dans l’erreur par des fausses visions de lumière, si fortement exprimée dans la Méthode, est étrangère à la spiritualité de Syméon pour qui toute vision de lumière porte en soi la certitude de son authenticité, de sorte qu’en douter constituerait un blasphème contre le Saint-Esprit. En outre, les grandes collections des œuvres de Syméon ne connaissent pas la Méthode, elle y apparaît pour la première fois dans un manuscrit daté de 1729 (8). Néanmoins, d’une manière isolée, la Méthode a connu une large diffusion dans des recueils ascétiques et a ainsi contribué à créer une image d’un Syméon stylisé en hésychaste athonite (9). On pourrait même dire que la Méthode a à peu près remplacé les autres écrits de Syméon. Ainsi saint Grégoire Palamas. l’unique fois où il parle de Syméon dans ses traités théologiques, mentionne la seule Méthode (10).

Une période nouvelle commence avec la première édition imprimée des œuvres de Syméon qui parut à Venise à la fin du XVIIIe siècle (1790) (11). L’éditeur, Dionysios Zagoraios, se borne à publier une traduction de ses écrits en grec populaire de son temps, excepté pour les Hymnes dont il donne le texte original. Quant aux pièces traduites, Dionysios ne fait aucune distinction entre les différents types des écrits de Syméon — catéchèses, discours théologiques, etc. —, et les intitule tous « Discours » (Λόγοι) de sorte que les écrits non authentiques ne peuvent plus être reconnus. Ainsi la Méthode de prière devient le Discours 67, éditée entre deux catéchèses et définitivement intégrée dans la tradition (12). La traduction de Dionysios, bien que ne rendant pas la beauté de l’original et tendant vers la périphrase, est généralement bonne et assez exacte, au moins quand il le veut. C’est que son édition fait partie de cette grande entreprise des spirituels grecs du XVIIIe siècle, avec saint Macaire de Corinthe et saint Nicodème l’Hagiorite en tête, qui voulaient redécouvrir et faire connaître les écrits spirituels des Pères anciens dont les manuscrits dormaient dans les bibliothèques du Mont Athos et de Patmos, restant ainsi inconnus au peuple pieux et même aux moines qui ignoraient leur propre tradition spirituelle. Leur but était avant tout pratique, missionnaire même, et leur critère était le profit de l’âme de leurs lecteurs, si bien qu’ils se croyaient en droit d’omettre tout ce qui leur paraissait dangereux ou, plutôt, susceptible d’être mal compris ou faussement interprété. Tel était le principe aussi suivi par Dionysios dans son édition de Syméon. C’est par omission des passages qui n’étaient pas de son goût qu’il procède surtout. Ainsi, par exemple, dans la Catéchèse 34, le passage suivant est omis :

Tel un pauvre plein d’amour fraternel, qui demandant l’aumône à un miséricordieux ami du Christ et en ayant reçu quelque monnaie, accourrait avec joie vers ses compagnons de misère pour leur annoncer en secret. « Courez, dépêchez-vous, pour avoir aussi quelque chose ! », leur montrant du doigt et leur désignant celui qui lui a donné la monnaie et, s’ils ne veulent pas le croire, ouvrant le creux de la main pour la leur montrer, pour qu’ils croient, se dépêchent et se hâtent d’accrocher cet homme miséricordieux, — de même dans ma bassesse, moi pauvre dépouillé de tout bien et esclave de votre sainteté à vous tous, j’ai fait l’expérience de l’amour de Dieu pour les hommes et de sa compassion et, m’approchant pour ainsi dire de lui par la pénitence et, grâce à l’intercession de saint Syméon, votre Père et le mien, ayant reçu la grâce, indigne que j’étais de toute grâce, je ne peux supporter de rester seul pour la cacher dans les replis de mon âme, mais c’est à vous tous, mes Frères et mes Pères, que je dis les dons de Dieu et, ce talent qui m’a été donné, je vous fais voir — autant qu’il dépend de moi — en quoi il consiste et par la parole je vous le découvre comme au creux de ma main. Et je ne vous parle pas comme en cachette et en secret, mais je crie à haute voix. « Courez, frères, courez ! » et je ne me contente pas de crier, mais je vous désigne le Maître qui me l’a donné, étendant devant vous, en guise de doigt, mes paroles (13).

Ce passage se trouve dans tous les manuscrits des Catéchèses du Mont Athos utilisés par Dionysios. Il l’a donc délibérément omis. Pourquoi ? Selon toute vraisemblance, parce qu’il le trouvait trop personnel et la comparaison que faisait Syméon de ses sermons avec des monnaies d’or lui paraissait osée et pouvant scandaliser un lecteur ordinaire. Quoi qu’il en soit, Dionysios a ainsi omis un des plus beaux passages des Catéchèses, si important pour comprendre la personnalité de ce « pauvre aimant ses frères » qu’était Syméon. Des motifs semblables ont vraisemblablement poussé Dionysios à omettre tout le commencement de la Catéchèse 9 où Syméon affirme d’être inspiré dans ses sermons par le Saint Esprit et se compare à un instrument musical mis en action par l’air, c’est-à-dire l’Esprit. Il faut donc l’écouter comme si c’était Dieu lui-même qui parlait. C’est la crainte de choquer les gens par l’audace prophétique de Syméon qui incite Dionysios à supprimer ce long passage (14). Il omet de même toute la belle Catéchèse 21 sur la mort du moine Antoine, frère et ami de Syméon. Dionysios croyait évidemment qu’un ascète ne devait pas avoir d’amitiés et se plaindre de son isolement, comme Syméon le fait d’une manière si émouvante dans cette oraison funèbre. Quoi qu’il en soi, en excluant cette catéchèse de son édition, Dionysios prive Syméon de ses traits humains (15).

Dionysios procède d’une manière analogue dans sa traduction des Discours éthiques de Syméon, mais ici c’est surtout la crainte de visions mystiques et l’assurance de Syméon de les avoir eues qui font omettre des passages entiers. Ainsi, c’est toute la fin du Discours 4, où Syméon raconte son expérience personnelle des biens divins, qui est supprimée par Dionysios. Nous citons partiellement cette omission :

Tel est le bienheureux sort, confesse Syméon, […] que nous avons mérité de subir à force de prières, par l’amour et la grâce de Dieu. C’est par lui que nous avons acquis mystérieusement, de manière sentie, vue et connue [ἐν αἰσθήσει καὶ ὁράσει καὶ γνώσει μυστικῶς] l’expérience de tout ce que nous avons dit et que, ayant reçu en même temps cette expérience pour aider et encourager ceux qui veulent chercher et trouver Dieu, nous l’avons livrée par écrit. […] Oui, certainement, [Dieu] m’unira de plus, il m’associera manifestement et daignera me fondre consciemment moi tout entier à lui tout entier et à vous, dans une fusion sans confusion et une étreinte inexprimable (16).

Ou bien dans un autre passage du Discours éthique 8 où Syméon parle d’une vision lumineuse trinitaire. « Alors celui qui est en cet état se rend compte de sa vision ; il voit et c’est de la lumière, une lumière qui lui paraît avoir son origine d’en haut. Il cherche donc et il découvre qu’elle n’a […] ni début, ni degré intermédiaire et […] voici que se montre en elle une triple réalité. par qui, en qui et dans qui. En les voyant, il demande à savoir et il entend distinctement. « Me voici, l’Esprit, par qui et en qui le Fils » et « Me voici, le Fils, dans qui le Père » (17) ». C’est la témérité de cette vision trinitaire, surchargée en même temps de termes théologiques, où les trois personnes divines parlent séparément avec Syméon, qui aura choqué Dionysios, aussi préféra-t-il omettre tout le passage. Par ailleurs, sur quatre épîtres de Syméon qui se trouvent dans les manuscrits du Mont Athos, Dionysios omet de traduire et d’inclure dans son édition la première épître, « Sur la Confession », où sa doctrine sur le pouvoir de lier et délier sans avoir le sacerdoce est particulièrement affirmée. C’est une sorte de censure théologique de la part de l’éditeur (18).

Pour les Hymnes, la question de traduction ne se pose pas, puisque Dionysios les édite en langue originale. Néanmoins, il y procède de la même manière en éliminant ce qui ne conviendrait pas aux buts de son édition. Ainsi il omet entièrement deux longs hymnes. l’Hymne 21, qui est la réponse de Syméon au métropolite Étienne de Nicomédie — dont parle Nicétas dans sa vie de Syméon et où ce dernier ne se borne pas à répondre d’une manière irréprochable aux questions théologiques du métropolite mais, selon sa manière, « contre-attaque » et accuse, en la personne d’Étienne, les évêques qui osent parler de la théologie sans avoir une expérience spirituelle personnelle et dont la vie n’est pas en accord avec ce qu’ils enseignent. Dionysios a préféré omettre complètement ces critiques d’un moine contre la hiérarchie, bien qu’ailleurs il édite des passages de Syméon presque aussi violents. Quant à l’Hymne 15, unique dans la littérature patristique, ce sont ses images osées et réalistes de l’union de l’homme avec Dieu dans une expérience mystique et de l’amour divin en général, ainsi que les conséquences que tire Syméon du fait de l’incarnation pour la divinisation de l’homme entier avec tout son corps qui ont probablement incité Dionysios à omettre complètement l’hymne que certains théologiens catholiques-romains ont d’ailleurs jugé scandaleux !

Pour le monde de l’orthodoxie russe, c’est la traduction de l’évêque Théophane (Govorov) vers la fin du XIXe siècle qui a rendu accessible l’œuvre du grand mystique byzantin (19). Il faut cependant noter que l’évêque Théophane n’a pas eu accès aux manuscrits de Syméon et se base exclusivement sur l’édition de Dionysios avec toutes ses omissions et compléments. C’est donc la traduction d’une traduction ou, plutôt la périphrase d’une périphrase. Mais Théophane est allé encore plus loin dans son travail d’élimination. il n’a pas voulu traduire du tout les hymnes de Syméon édités par Dionysios, car il les jugeait trop élevés spirituellement et donc dangereux !

Si nous nous arrêtons si longtemps sur ces traductions tardives des XVIII-XIXe siècles, c’est qu’elles réussirent à imposer à la piété orthodoxe une image appauvrie, dépersonnalisée et quelquefois même déformée de Syméon incluant dans ses écrits des pièces qui ne lui appartiennent pas, de sorte qu’on peut prévoir que la découverte d’un Syméon authentique rencontrera une opposition de l’opinion publique orthodoxe. Il ne faut cependant pas exagérer. Les omissions de Dionysios constituent ensemble moins de 10% de l’œuvre de Syméon. Bien que leur tendance soit claire — supprimer ce qui paraît trop mystique, personnel, choquant même dans les écrits de Syméon —, le travail du rédacteur n’est pas systématique. tout en omettant des passages qui lui semblaient capables de troubler le lecteur, il en laissait d’autres qui ne leur cédaient presque en rien. L’essentiel de la spiritualité de Syméon apparaît malgré tout. Et le grand mérite de Dionysios et de Théophane demeure. grâce à leurs traductions, saint Syméon le Nouveau Théologien n’est pas devenu une pièce de musée, mais continue d’être une réalité vivante de la spiritualité orthodoxe. Espérons qu’il le deviendra encore davantage dans sa forme authentique retrouvée…


* Exposé présenté à la VIIIe Conférence patristique internationale (Oxford, 1979) et publié dans le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 101-104 (1979), p. 27-32.

  1. Sur les relations entre les Catéchèses et les Discours, voir notre introduction au tome I des Catéchèses [Cat.], Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » [SC] n° 96, 1963, 2006², p. 172-174 et nos articles dans « The Writings of Saint Syméon the New Theologian », Orientalia Christiana Periodica, t. XX (1954), p. 298-328.
  2. Voir The Writings…, p. 322-325.
  3. Texte grec édité par Irénée HAUSHERR, « La Méthode d’oraison hésychaste », Orientalia Christiana, t. IX-2 (1927), p. 150-172.
  4. Cat., XXII, 278, dans Catéchèses, t. II, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 104, 1964, p. 387; Hymnes, LVIII, 354, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 196, 1973, p. 305.
  5. Cat., XXII, 64, loc. cit., p. 371.
  6. Cat., XXII, 88-90, loc. cit., p. 371-373.
  7. Méthode, 169, 11-12.
  8. Voir Catéchèses, t. I, loc. cit., Introduction, p. 86.
  9. On est tenté de voir dans la description critique de la première manière de prier par l’auteur de la Méthode une mise en garde à ceux qui voudraient imiter les procédés mystiques de Syméon sans avoir ses dons exceptionnels ou sans directeur spirituel. Quoiqu’il en soit, la première manière de prier de la Méthode reproduit les prières extatiques du jeune Syméon. fixation du regard au ciel, lumière qui y apparaît d’en haut, voix qu’on entend et avec qui on parle, sentiment de douceur et de béatitude, possession de biens divins, perte de la réalité qui entoure, etc. C’est seulement la vision des puissances célestes qui manque chez le Syméon authentique. L’auteur de la Méthode ne rejette pas cependant entièrement une telle manière de prier, mais il la trouve dangereuse surtout chez les débutants et sans profit spirituel. Il est significatif qu’une telle correction de la doctrine de Syméon aurait été faite au nom de Syméon lui-même. Et c’est en cette qualité qu’elle devint une composante de la tradition. C’est peut-être une réaction hésychaste au mysticisme enthousiaste du Nouveau Théologien.
  10. GREGOIRE PALAMAS, Défense des saints hésychastes, éd. Jean Meyendorff, Louvain, 1959, 1973², p. 98.
  11. 2e éd.. Smyrne, 1886; 3e éd.. Volos, 1960; nous nous référons à la 2e édition.
  12. Τοῦ ὁσίου καὶ θεοφόρου πατρὸς ἡμῶν Συμεὠν τοῦ Νέου Θεολόγου τὰ εὑρισκόμενα [Œuvres complètes de notre saint père théophore Syméon le Nouveau Théologien], éd. Dionysios ZAGORAIOS, Smyrne, 1886, p. 364-369.
  13. Cat., XXXIV, 32-57, dans Catéchèses, t. III, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 113, 1965, p. 275-277; Discours 89 dans l’éd. de Dionysios, l’omission est à la p. 507.
  14. Cat., IX, 9-25, op. cit., p. 105-107; Discours 21 dans l’éd. de Dionysios, p. 114.
  15. Cat., XXI, 1-106, ibid., p. 351-359; manque complètement dans l’éd. de Dionysios.
  16. Éth., IV, 925-945, dans Traités théologiques et éthiques, t. II, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 129, p. 75-77; Discours 4 dans l’éd. de Dionysos, p. 485.
  17. Éth., VIII, 99-123, loc. cit., p. 209; Discours 58 dans l’éd. de Dionysos, p. 303.
  18. Or, cette épître se trouve dans le manuscrit Vatopedi 667, f. 291-295, que Dionysios a certainement utilisé.
  19. Moscou, 1882, 1890 (2).

Suite « Dieu, l’homme, l’Église » Lecture des Pères Par Basile Krivochéine Les Éditions du « CERF » Paru en. Décembre 2010, 302 pages