L’Église orthodoxe catholique ne se considère pas seulement comme l’Église d’Orient ni ne croit être une simple partie de l’Église catholique. Elle se proclame l’Église une, sainte, catholique et apostolique du Credo dans toute sa plénitude et unicité. Mais du point de vue historique, après la séparation de divers groupes nationaux orientaux (non grecs dans leur majorité) du corps de l’Église en raison des dissensions christologiques (aux V-VIe s.) et surtout après la rupture avec l’Occident à la suite des différences doctrinales sur la procession du Saint Esprit (Filioque) et des prétentions toujours croissantes de Rome à la primauté et l’infaillibilité (autour du XIe s.), l’Église orthodoxe a été pratiquement limitée à l’Orient chrétien ou, plus exactement, au monde byzantin avec sa tradition et sa culture chrétiennes surtout hellénistiques. L’extension de l’orthodoxie par la suite parmi les peuples slaves, malgré son importance historique, ne changea pas essentiellement cette situation culturelle. Il est donc naturel que cet arrière-fond hellénistique donna, du moins extérieurement, sa forme à la vie spirituelle de l’Église orthodoxe, en sorte qu’on peut parler, avec une certaine exactitude historique, de spiritualité chrétienne orientale, voire byzantine, en tant qu’expression de la vie religieuse de l’Église orthodoxe catholique. Cette spiritualité se développa et prit forme surtout au cours de la période dite patristique ; ce modèle patristique grec de spiritualité se maintient dans l’Église orthodoxe jusqu’à nos jours, dans toute la vitalité et tout le dynamisme d’une tradition vivante, tout comme, dans le domaine de la théologie dogmatique, s’y maintient la tradition des Pères anciens de l’Église (1).
Dans le courant traditionnel de la spiritualité orthodoxe (passée et présente), nous pouvons discerner deux aspects distincts, voire deux pôles de piété ecclésiale. L’un d’eux peut être caractérisé comme sacramentel et liturgique, l’autre comme mystique et dévotionnel. Tous les deux ont une place importante dans la spiritualité orthodoxe ; ignorer ou minimiser l’un ou l’autre aboutirait à une image historiquement inexacte et faussée de la vie religieuse des chrétiens d’Orient. Il se peut qu’il y ait parfois une certaine tension entre les deux attitudes spirituelles, mais il n’y a jamais de contradiction ou d’exclusion. L’attitude sacramentelle et liturgique est naturellement plus corporative, l’attitude mystique et dévotionnelle plus individuelle. Cette dernière, toutefois, a également sa place dans le corps de l’Église dans son ensemble et présuppose la réalité de la vie liturgique et sacramentelle. On peut dire, même, que l’attitude mystique et dévotionnelle consiste surtout dans une appropriation ou acquisition personnelle, un approfondissement conscient et une expérience de la grâce divine reçue dans les sacrements.
Ce sont les sacrements qui constituent la source et la base de la vie religieuse d’un chrétien orthodoxe (2). Ce sont les sacrements du baptême, de la chrismation et de l’eucharistie qui sont particulièrement importants ; ils peuvent être considérés, dans leur ensemble, comme un mystère unique et trine de l’initiation chrétienne, ainsi que le souligne le plus grand théologien sacramentaire de l’Église orthodoxe, Nicolas Cabasilas (XIVe s.). « Le baptême est une naissance ; la chrismation a en nous valeur d’activité et de mouvement [spirituels] ; le pain de vie et le breuvage de l’eucharistie sont une vraie nourriture et une vraie boisson (3). » Et il ajoute. « Être baptisé, c’est donc naître selon le Christ ; c’est, pour des gens qui ne sont pas, recevoir d’être et de subsister (4). »
En tant que début d’une vie nouvelle, le baptême est aussi appelé « illumination » et, en tant que purification du péché, c’est un bain. Il est toutefois, essentiellement, notre mort avec le Christ et notre résurrection à une vie nouvelle avec lui. Symboliquement, cela s’accomplit, au cours du baptême, par notre immersion dans l’eau et une remontée des profondeurs, comme le sacrement est toujours célébré dans l’Église orthodoxe catholique. Et c’est précisément parce que l’Église orthodoxe croit que le baptême est une mort réelle et une réelle résurrection avec le Christ que son symbolisme sacramentel exprime une réalité spirituelle ; c’est à cause de cette réalité spirituelle qu’elle ne peut accepter un autre rite baptismal qui ne serait pas basé sur cette représentation de la remontée de l’eau baptismale.
La chrismation ou l’onction suit immédiatement le baptême et ne doit pas être confondue avec la confirmation, telle qu’elle existe à présent en Occident (séparée du baptême par un long laps de temps). La chrismation n’est pas une confirmation du baptême ; elle est son complément qui donne au chrétien nouveau-né le sceau de l’Esprit et la faculté d’une croissance spirituelle. C’est pourquoi ce sacrement doit être suivi par la sainte communion — participation au mystère du corps et du sang divins — qui, seule, fait de nous de vrais chrétiens et membres du corps de l’Église. C’est pourquoi la communion de petits enfants (très vite après leur baptême et leur chrismation) est un des traits les plus caractéristiques de la vie religieuse orthodoxe. L’Église orthodoxe peut admettre que le baptême soit remis, dans certaines circonstances, jusqu’à l’âge adulte (ce qui arrivait souvent dans l’Église ancienne), mais il lui apparaît comme parfaitement incompréhensible que des enfants baptisés soient privés, pendant de longues années, de la participation à la divine eucharistie qui est la vie éternelle et le Christ lui-même présent dans son corps véritable et son sang précieux. « Laissez les petits enfants venir à moi et ne le leur interdisez pas » (Mc 10, 14), dit notre Seigneur et l’Église orthodoxe obéit fidèlement à ces paroles du Christ et à l’usage de l’Église ancienne en insistant sur une communion fréquente des bébés (5).
La divine eucharistie est, pour tout chrétien orthodoxe, le plus grand sacrement, le sacrement central de l’Église. L’importance que lui attribue la foi orthodoxe est bien exprimée par l’auteur inconnu du Ve s. qui écrivit les Areopagitica et qui dit que, parmi tous les sacrements de l’Église, seule l’eucharistie est appelée au sens propre du terme « communion » (κοινωνία) et « assemblée » (σύναξις). Ceci non seulement parce qu’elle assemble et unit tous les fidèles avec le Christ, mais aussi parce qu’elle rassemble en elle et unit tous les autres sacrements et les parfait tous (6). C’est pourquoi il l’appelle « le sacrement des sacrements » (7), voyant en elle l’unique sacrement réellement parfait et suffisant en lui-même. Bien avant lui, saint Ignace d’Antioche († 110) parlait déjà de la divine eucharistie comme d’un « médicament d’immortalité » ou d’un antidote contre la mort, afin que nous vivions à jamais en Jésus Christ (8). Suivant l’expression de Nicolas Cabasilas. « C’est pourquoi ce sacrement [l’eucharistie] est le dernier parce qu’il est impossible d’aller plus loin que lui ou d’y ajouter quoi que ce soit (9). » Il explique de la façon suivante son action sur nous. « Lorsque [le Christ] nous amène à [sa] table et nous donne à consommer son corps, il change complètement l’initié et le transforme en son propre état. Et la terre n’est plus terre lorsqu’elle reçoit la forme royale, mais elle est déjà le corps du Roi (10). » L’importance de l’eucharistie dans la vie religieuse orthodoxe est aussi illustrée par le fait que seule la messe, où s’accomplit la consécration des saints dons et où la communion prend place, est appelée « liturgie » par le peuple orthodoxe. Ce terme ne s’applique à aucun autre service d’église (vêpres, matines, etc.).
La liturgie est essentiellement une commémoration et une participation à la mort et à la résurrection de notre Seigneur. Toutefois, la liturgie orthodoxe n’isole pas ces événements centraux de l’ensemble de l’économie divine néotestamentaire. L’action liturgique embrasse et nous fait participer à l’incarnation, à la prédication du royaume, à l’entrée dans Jérusalem, à la crucifixion, à la résurrection, à la Pentecôte et au second avènement. Un tel ensemble d’éléments de la commémoration liturgique confère à la liturgie chrétienne orientale (toute centrée qu’elle est sur la personne de notre Seigneur et son sacrifice sur la croix) un caractère eschatologique et pneumatologique exprimé avec tant de relief par l’invocation de l’Esprit Saint (épiclèse) qui accomplit par son pouvoir vivificateur et créateur le changement du pain et du vin en le vrai corps et le sang précieux du Verbe incarné. L’épiclèse est, très certainement, le point culminant de la consécration des saints dons, quoiqu’il ne soit pas facile ni entièrement conforme à la conception orthodoxe d’isoler tel moment particulier dans l’unité dynamique de la liturgie. La présence réelle de notre Seigneur dans son corps et son sang véritables et notre communion à lui en eux sont toujours comprises dans le « contexte » de l’action liturgique eucharistique, comme faisant partie de l’économie divine (incarnation-croix-résurrection) dans son ensemble. C’est pourquoi les fidèles orthodoxes vénèrent et adorent notre Dieu et Sauveur dans son corps et son sang divins au cours de la célébration eucharistique ; mais il serait étranger, voire incompréhensible, à la piété orthodoxe de faire des saintes espèces l’objet d’une vénération extra-eucharistique et extra-liturgique.
Les saints dons ne sont préservés dans les églises orthodoxes que pour la communion des malades exclusivement, et non comme un objet d’adoration particulière. Une telle adoration extra-liturgique apparaît à la piété orthodoxe comme teintée d’une certaine tendance « nestorienne », comme une sorte de culte de l’humanité du Christ considérée comme une personne séparée. Cette même foi « chalcédonienne » de l’Église en un seul Christ, vrai Dieu et vrai homme, s’exprime par l’emploi dans l’eucharistie de pain levé qui représente la plénitude de l’humanité du Christ qui assuma dans sa personne divine et unit à lui la nature humaine tout entière. l’esprit, l’âme et le corps. L’usage liturgique antique de verser de l’eau chaude (zéon) dans le calice après la consécration exprime la foi de l’Église en l’identité des éléments eucharistiques avec le corps et le sang du Christ ressuscité, de sorte que nous communions au sang vivant et chaud du Christ ressuscité qui, même dans son tombeau, n’était pas séparé de sa divinité. De plus, le caractère universel, catholique de la communion en tant que sacrement de l’ « assemblée » est souligné par l’admission de tous. prêtres, fidèles, enfants, au même calice et par la communion de tous aux deux espèces.
La liturgie orthodoxe, telle qu’elle s’est développée et a pris forme dans la période byzantine, avec sa structure élaborée, son action dramatique, son symbolisme, les hymnes liturgiques, les images sacrées, le chant, les vêtements, etc., constitue certainement, du point de vue purement historique, une des plus grandes créations du génie humain dans le domaine de l’art sacré. Elle continue la liturgie du Temple hébreu et de la synagogue et, en même temps, elle conserve quelque chose de la forme et de l’esprit de la tragédie grecque et de l’art hellénistique en général. Toutefois, adopter une attitude esthétique et émotionnelle envers la liturgie orthodoxe serait complètement fausser son sens. En effet, cette liturgie souligne avec force le moment théologique et dogmatique, voire même intellectuel, qui lui donne son cadre et constitue son fondement et son contenu. Le mystère indicible de la présence divine est exprimé dans la liturgie par des symboles, actions ou paroles sacrées, ainsi qu’il convient à la religion du Verbe incarné. En conséquence, la liturgie orthodoxe, si saturée d’éléments bibliques et théologiques, évite, dans le développement de son action, toute interruption par des pauses ou intervalles de silence dans le chant et la récitation ; ils ne s’accorderaient pas avec son caractère dogmatique et corporatif. (À cela, il n’y a qu’une seule exception, bien justifiée. la procession avec les espèces consacrées au cours de la liturgie des présanctifiés en carême qui s’accomplit en silence.) Pour cette même raison, toute sorte de musique instrumentale à l’église est rejetée. expression sans paroles, elle est émotionnelle et non dogmatique, ce qui ne permettrait pas aux fidèles de concentrer leur attention sur les paroles des prières. Tous les hymnes de l’Église orthodoxe sont profondément théologiques et saturés de sentences bibliques. Ils expriment les idées chrétiennes les plus profondes sur l’incarnation de Dieu, sur la rédemption et la déification de l’homme. Il en va de même pour leur équivalent visible, les icônes.
Conformément au caractère théologique de la liturgie byzantine, la prédication en constitue une partie essentielle. Le sermon appartient plus exactement à la liturgie des catéchumènes (la première partie, plus didactique que sacramentelle, de la liturgie orthodoxe) et suit immédiatement la lecture de l’Épître et de l’Évangile, expliquant généralement l’Écriture que les fidèles viennent d’entendre, ou la fête célébrée. L’amour du peuple orthodoxe authentique pour la prédication est tel que saint Jean Chrysostome (354-407) était même obligé de réprimander ceux de ses contemporains qui venaient à l’église pour l’entendre prêcher et partaient aussitôt après, disant qu’ils pouvaient prier à la maison, mais ne pouvaient y entendre la prédication et l’enseignement (11). « Tu te trompes toi-même, homme ! », dit-il, « Si tu peux en effet prier à la maison, tu ne saurais prier de la même façon qu’à l’église, où se trouvent un si grand nombre de pères spirituels et où une clameur unanime monte vers Dieu. » Il explique ensuite la différence entre la prière liturgique corporative et la prière privée. « Quand tu invoques le Seigneur dans ton particulier, tu n’es pas exaucé aussi bien que lorsque tu le fais en compagnie de tes frères. Il y a ici quelque chose de plus, à savoir l’accord des esprits et des voix, le lien de la charité et les prières des prêtres (12). » Il souligne la présence sacramentelle du Christ dans l’Eucharistie qui rend la conduite de ses auditeurs particulièrement erronée. « Lorsqu’un homme parle, qui n’est comme vous qu’un serviteur de Dieu, un grand empressement, une intense hâte se manifestent ; on se pousse les uns les autres et l’on reste jusqu’à la fin ; au contraire lorsque le Christ doit paraître au cours des mystères sacrés, l’église est vide et déserte (13). » Saint Jean Chrysostome formule ainsi la conception orthodoxe du lien entre la prédication et la prière. « D’ailleurs de quelle utilité serait une homélie, si la prière n’y était pas jointe ? La prière vient en premier lieu, et la parole ne fait que la suivre (14). »
La vie liturgique de l’Église trouve son expression dans le calendrier ecclésiastique avec ses fêtes et ses périodes de jeûne. Une participation active et consciente de l’ensemble des fidèles aux grands événements liturgiques est typique de la piété chrétienne orientale. C’est par là que notre vie quotidienne est sanctifiée et intégrée dans la vie de l’Église. C’est certainement Pâques qui est le centre de l’année ecclésiastique, la fête de loin la plus grande de toutes tant dans la vie liturgique que dans la vie des gens. Elle est précédée par le carême au cours duquel tout le style des offices ecclésiastiques change entièrement, et par la semaine sainte. Ce sont surtout les trois derniers jours de cette semaine qui éveillent, par leurs services merveilleux, les sentiments religieux et les pensées pieuses de tout vrai chrétien. le jeudi saint où est commémorée l’institution de l’eucharistie et où sont lues les douze leçons de l’Évangile relatant la passion de notre Seigneur ; le vendredi saint avec sa célébration symbolique de la descente de la croix et de l’ensevelissement du Christ ; le samedi saint, « le sabbat béni entre tous », le jour du silence et du repos, où le Fils unique de Dieu repose dans son tombeau, comme Dieu après la création, après ses grandes actions, avant son plus grand exploit, la victoire sur la mort et l’enfer, sa glorieuse résurrection. La nuit pascale où la liturgie est célébrée à minuit, immédiatement après les matines et où tous les fidèles sont appelés à participer à la table, au « veau gras », selon la parole de saint Jean Chrysostome dans son homélie pascale lue à l’église, constitue réellement le point culminant de toute la semaine. C’est une véritable préfiguration de la résurrection des morts, ainsi que l’exprime avec tant de beauté saint Jean Damascène († 749) dans son canon pascal. « Ô cette nuit vraiment sacrée et toute-fêtée, nuit salvatrice et lumineuse, dans laquelle la lumière intemporelle nous illumina tous corporellement du tombeau, nuit annonciatrice du jour radieux de la résurrection (15). » La semaine sainte et Pâques ont une telle prédominance dans la piété du peuple orthodoxe que l’on peut dire que la vie liturgique de toute l’année est surtout une attente de la semaine sainte, de la nuit de la résurrection, de Pâques. Noël a aussi une grande importance dans la vie spirituelle du chrétien d’Orient, vie enracinée dans la réalité de l’Incarnation divine, ainsi que l’exprime avec tant de profondeur et d’audace saint Athanase d’Alexandrie (IVe s.). « Car il [Dieu] s’est lui-même fait homme, pour que nous soyons faits Dieu (16). » Historiquement, Noël se développa de la fête de l’épiphanie ou théophanie, dont elle fut séparée à la fin du IVe siècle. L’épiphanie (6 janvier) n’est pas, dans l’Église orthodoxe, la fête des rois mages venus d’Orient (on les célèbre quelques jours après la Nativité), mais celle du baptême du Christ dans le Jourdain et de la manifestation, au cours de ce baptême, de la Sainte Trinité (par la voix du Père, le Christ lui-même et la colombe de l’Esprit Saint). C’est aussi la fête de l’institution de notre baptême, et celle de la consécration des eaux par le Christ. C’est pourquoi, l’Église orthodoxe jusqu’à ce jour bénit et consacre solennellement les eaux le jour de l’épiphanie (une des plus grandes fêtes de l’année). Ainsi, l’Église orthodoxe exprime sa foi en la sanctification du monde matériel par l’incarnation et en sa transfiguration eschatologique à venir. Une autre grande fête du calendrier orthodoxe a une signification analogue. c’est la transfiguration de notre Seigneur, importante également en tant que fondement théologique de l’illumination mystique de l’homme dans son union avec Dieu. Les fêtes consacrées à la sainte Mère de Dieu, surtout l’annonciation et la dormition (assomption), si importantes dans la piété chrétienne d’Orient, confèrent à l’attitude spirituelle orthodoxe un certain caractère particulier en soulignant, à travers la figure de la Vierge Marie, la libre participation (συνεργεία) de la race humaine au grand miracle de l’amour divin, à l’Incarnation et à la déification finale de l’être humain en elle. En effet, tout en étant un être humain comme nous tous, elle devint, par la grâce de Dieu, un « lien entre la nature créée et la nature incréée », ainsi que l’exprime le grand théologien du XIVe siècle, saint Grégoire Palamas (17), contrairement à l’idée romaine de l’ « immaculée conception » que les orthodoxes rejettent comme une intervention « mécanique » de Dieu dans le processus du salut.
Quelle est la fréquence de la sainte communion chez les chrétiens orthodoxes et quelle attitude la piété orthodoxe adopte-t-elle envers une communion fréquente ? On peut y observer deux tendances. L’une souligne plutôt la nécessité d’une préparation adéquate par le jeûne, l’abstinence, la participation à tous les offices et surtout par la confession, ce qui réduit la réception de la sainte communion à plusieurs fois par an. Un autre point de vue insiste plutôt sur l’importance de la sainte communion et sa fréquente réception pour la vie spirituelle, sans considérer une longue préparation (ni même la confession) comme une condition nécessaire pour être admis à la sainte eucharistie. Il faut dire que, parlant généralement, cette dernière tendance est plus conforme à l’usage de l’Église ancienne et à l’enseignement des Pères. Après une grande baisse de la fréquence de la communion à une période tardive (dans les Églises orthodoxes sous la domination turque et dans la Russie impériale), où la plupart des fidèles communiaient une fois par an, en Carême, l’usage ancien se répand rapidement parmi le peuple orthodoxe, surtout en Grèce et en Russie. C’est là un mouvement authentiquement orthodoxe inauguré au XVIIIe siècle, par les moines du Mont Athos, Macaire de Corinthe et Nicodème l’Hagiorite (18). Une communion quotidienne des laïcs semblerait, toutefois, à beaucoup d’orthodoxes, irréalisable et même spirituellement dangereuse. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, la sainte Communion fait partie de la liturgie et ne peut en être séparée. Or, la liturgie ne saurait, avec toute sa richesse théologique, être réduite à un bref office de quelques minutes ni transformée en « messe basse ». La nécessité de la préparation ne peut non plus être entièrement éliminée… C’est pourquoi il serait peut-être juste de dire (sans aucune intention de dogmatiser) que la sainte communion, à des intervalles variant d’une semaine à un mois, pourrait être considérée comme normale pour un laïc ayant une vie ecclésiastique active (c’est-à-dire une participation régulière aux services liturgiques tous les dimanches et fêtes). Toutefois, du point de vue de la spiritualité orthodoxe, ce qui importe, ce n’est pas la fréquence de la communion, mais la façon dont on la reçoit. Je veux dire dans un esprit d’humilité et de componction « avec crainte de Dieu, foi et amour », comme le dit le prêtre à chaque service eucharistique. Dans cet ordre d’idées les paroles frappantes du grand mystique byzantin, saint Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) viennent à l’esprit. « Frère, ne communie jamais sans larmes. » À titre d’explication, il ajoute. « Au contraire, celui qui […] passe toute sa vie dans les gémissements et les larmes, il est digne, tout à fait digne, et pas seulement un jour de fête mais chaque jour, et si j’ose dire dès le début de son repentir et de sa conversion, de venir prendre part à ces divins mystères (19). »
Ces paroles de saint Syméon attirent notre attention sur un autre aspect important de la spiritualité orthodoxe. l’aspect personnel et dévotionnel ou ascético-mystique, comme nous l’avons déjà nommé. La vie liturgique et sacramentelle de l’Église et tout particulièrement la divine Eucharistie est sans aucun doute la source et la base de la vie chrétienne en général ; toutefois, la grâce des sacrements doit être appropriée personnellement par un libre effort ascétique et son action doit être consciemment ressentie dans une vision mystique de Dieu et dans l’union avec lui. Il n’y a rien de magique, ni de purement passif dans l’attitude orthodoxe vis-à-vis des sacrements. La spiritualité patristique (par exemple saint Jean Chrysostome ou les Homélies spirituelles attribuées à saint Macaire d’Égypte) insiste sur le fait que le libre arbitre humain ne fut pas complètement perdu après la chute, sur la collaboration (συνεργεία) de l’homme avec Dieu dans l’acte du salut compris surtout comme la participation à la vie divine (θέωσις), sur le caractère conscient des états spirituels éprouvés au cours de notre vie terrestre « en un sentiment total de certitude » (saint Diadoque de Photicé, Ve s.) (20). Du point de vue historique, cet aspect de la spiritualité dérive surtout de l’ancien monachisme chrétien d’Orient ; toutefois, son importance et sa valeur sont, dans l’Église orthodoxe, plus permanentes et plus générales parce que la vie monastique du type contemplatif est également un des aspects essentiels de la vie religieuse de l’Église d’Orient (sans, bien entendu, la représenter dans sa totalité).
Nous allons noter ici quelques traits caractéristiques de la spiritualité orthodoxe, telle qu’elle a été exprimée à l’époque patristique et telle qu’elle existe essentiellement jusqu’à nos jours. Il y a tout d’abord la préférence de l’introspection et de la contemplation à l’activité. C’est aussi la conception d’une vie contemplative et retirée du monde comme supérieure à l’immixtion dans les relations humaines. Ces deux traits sont certainement typiques des attitudes spirituelles du chrétien d’Orient. Au niveau purement ascétique, cette tendance correspond plutôt à l’idée que l’approfondissement en soi permet à l’homme d’acquérir une plus grande connaissance de lui-même et de ses péchés, une croissance spirituelle. Une histoire monastique ancienne illustre très bien cette attitude. Il y est dit que trois amis souhaitant servir Dieu choisirent des genres de vie différents. L’un d’eux s’efforça d’apporter la paix à des hommes qui luttaient l’un contre l’autre. L’autre visita des malades. Le troisième s’éloigna dans le désert afin de mener une vie de quiétude spirituelle et lutter spirituellement, comme l’ont fait les Pères. Après bien des efforts et beaucoup de désappointements, les deux premiers décidèrent d’aller trouver l’ascète dans le désert afin d’apprendre s’il avait eu plus de succès dans sa voie spirituelle. Lorsqu’ils le trouvèrent, ils lui demandèrent ce que la quiétude spirituelle (hésychia) lui avait donné. Au lieu de répondre, l’ascète versa de l’eau dans un bol et leur dit. « Regardez cette eau avec attention. » Or, l’eau était trouble et ils ne pouvaient rien voir. Après quelque temps, l’ascète leur dit à nouveau. « Regardez encore cette eau avec attention. » L’eau, entre-temps, s’était calmée et lorsqu’ils la regardèrent avec attention, ils y virent leur propre visage, comme dans un miroir. Alors l’ascète leur dit. « Quiconque vit parmi les hommes est comme cela. il ne voit pas ses propres péchés à cause du trouble. Mais lorsqu’il va en un lieu désert, loin du monde, ses sens s’apaisent. C’est alors qu’il voit ses propres défauts et, s’il le veut, il s’en libère avec l’aide de la grâce de Dieu (21). » Mais ce penchant vers une vie contemplative et cette idée de la connaissance de soi comme une voie menant à la connaissance de Dieu et à l’union avec lui ne sont pas une simple adaptation des conceptions philosophiques de la Grèce antique (renouvelées et développées par Plotin) ; ce sont là des traits d’inspiration spécifiquement chrétienne, fondés surtout sur la doctrine biblique de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Cette image, défigurée et obscurcie, mais non complètement perdue dans la chute, est restaurée par le Christ dans le baptême et le but de la lutte spirituelle est précisément de la re-purifier de la souillure des péchés et des passions qui la cachent et l’obscurcissent. Lorsque nous atteignons cela par la grâce de l’Esprit Saint, nous voyons clairement l’image divine en nous et, en elle et par elle, son archétype divin à la ressemblance duquel nous sommes créés. Telles sont les idées fondamentales de la doctrine spirituelle du grand mystique et Père de l’Église, saint Grégoire de Nysse († 394). « Celui qui se voit lui-même, dit-il, voit en lui le Désirable… » et, « en regardant dans sa propre pureté, il perçoit dans l’image l’archétype (22). » Il poursuit. « Si, par conséquent, par une vie de zèle et d’attention, tu laves la crasse qui recouvre ton cœur, la beauté semblable à celle de Dieu t’illuminera (23). » En effet, « celui qui a purifié son propre cœur des penchants passionnels, perçoit dans sa propre beauté l’image de la nature divine (24) ». La vision mystique de Dieu est manifestement le but de la vie contemplative. Toutefois, à un niveau supérieur, cette vie devient une vie active, parce que les personnes ayant reçu les dons suprêmes de la grâce et sentant que le Christ vit en elles ne peuvent dissimuler le trésor et sentent que leur mission est de proclamer au monde la grandeur de l’amour divin. « Comment en effet pourrions-nous taire, écrit par exemple saint Syméon le Nouveau Théologien, des bienfaits tels que les siens, ou enfouir avec ingratitude, comme de mauvais serviteurs oublieux, le talent qui nous a été donné ? […] Ce que j’ai vu et connu en fait et par expérience des merveilles de Dieu, je ne me résigne pas à n’en point parler, mais j’en témoigne devant tous les autres comme en présence de Dieu, disant à haute voix. « Courez tous avant que la mort ne vous ferme la porte de la pénitence […] mettez tous vos soins à posséder au-dedans de vous, de façon consciente, le Royaume des cieux, et ne partez pas d’ici les mains vides » (25). » Cet « apostolat du mysticisme » est un des traits les plus saillants de la vie spirituelle des chrétiens d’Orient à ces meilleures périodes (26).
L’ascèse est certainement un des traits caractéristiques de la spiritualité orthodoxe traditionnelle. C’est tout d’abord une expression de notre volonté libre, de notre désir de lutter contre le mal en nous, de nous purifier et d’être ainsi rendus dignes de voir Dieu. Il ne s’agit en aucun sens de lutter contre le corps, mais d’une lutte contre les passions qui ne font pas partie de la vraie nature de l’homme. Tous les efforts corporels ascétiques, tout en étant des moyens indispensables de la lutte spirituelle, ne sont jamais considérés en eux-mêmes comme des vertus ; ils sont opposés aux attitudes spirituelles intérieures (l’attention, la garde du cœur, la prière) qui ont une valeur supérieure. La conception orthodoxe est très bien exprimée par le moine égyptien Agathon. « On demanda à […] abba Agathon, peut-on lire dans les Apophtegmes des Pères, « Lequel est le meilleur, la peine corporelle ou la vigilance intérieure ? » Il répondit. « L’homme ressemble à un arbre. la peine corporelle en est le feuillage et la vigilance intérieure le fruit ; puisque, selon ce qui est écrit, tout arbre ne produisant pas de bon fruit est coupé et jeté au feu (Mt 7, 19), il est clair que tout notre soin est relatif aux fruits, c’est-à-dire à la garde de l’esprit. Mais il y aussi besoin de la protection et de l’ornement des feuilles qui sont la peine corporelle (27). » Par tel effort corporel, l’homme tout entier, esprit, âme et corps, participe à la vie religieuse et est sanctifié. Cette idée est fortement soulignée dans la spiritualité chrétienne d’Orient, conformément à la conception patristique de l’homme comme un tout, en sorte que l’image divine en lui est non seulement dans son esprit, mais dans toute sa personne, spirituelle et corporelle (28).
Ce qui importe dans la vie spirituelle, ce n’est pas d’acquérir telle ou telle vertu morale, mais de suivre le Christ, de s’approprier son esprit, de façon à être comme lui, à lui ressembler spirituellement. L’ascèse orthodoxe, loin d’être une morale abstraite, est essentiellement christocentrique. « Dans le siècle à venir, écrit saint Syméon le Nouveau Théologien, au chrétien ne sera pas demandé s’il a renoncé au monde, s’il a distribué ses richesses aux pauvres, s’il a beaucoup jeûné, veillé et pleuré, ou s’il a accompli quelque autre bien que ce soit dans la vie présente ; mais il sera interrogé avec insistance s’il a acquis une ressemblance au Christ, telle qu’un fils au père… Car les gardiens des portes du Royaume céleste ne peuvent les ouvrir pour permettre l’entrée à un chrétien que s’ils lui voient une ressemblance avec le Christ comme celle d’un fils avec son père (29). »
La prière est sans aucun doute la partie essentielle et la plus importante de la vie spirituelle orthodoxe. De même que tout ce qui fait la spiritualité orthodoxe, elle a son aspect humain et son aspect divin. Cela est tout à fait naturel parce que la prière est essentiellement « la conversation et l’union de l’homme avec Dieu », un dialogue, suivant l’expression de saint Jean Climaque (VIIIe s.) (30). Dans son aspect humain, c’est « la montée vers Dieu de notre esprit » (Évagre, † 399) (31). C’est donc toujours un effort et un dur labeur, de sorte qu’il « n’y a pas d’autre travail pénible comme de prier Dieu » suivant l’expression d’un des anciens Pères du desert (32). Elle doit par conséquent être apprise et de nombreux livres ont été écrits par les auteurs spirituels chrétiens d’Orient en commençant par Clément d’Alexandrie et jusqu’aux temps modernes sur « l’art des arts, la science des sciences » qu’est la prière considérée dans son aspect humain. De nombreux écrits sur ce thème, datant du IVe au XVIe siècle, ont été collectés par les moines du Mont Athos au XVIIIe siècle et compilés pour former le recueil sur la prière, bien connu sous le nom de Philocalie, qui eut une profonde influence sur la vie spirituelle dans bien des pays orthodoxes, en particulier en Russie (33). Dans ses états supérieurs, la prière devient spirituelle ou mentale. Comme telle, elle se distingue de la prière orale ou chantée (psalmodiée) ; ces dernières ne sont pas rejetées, mais plutôt considérées comme préparatoires. La prière mentale est opposée à toute espèce de prière imaginative. Le refus de la prière imaginative et l’exclusion de toute imagination de notre esprit au cours de la prière, et la nécessité de concentrer notre esprit sur les paroles de la prière afin de ne pas lui permettre d’errer, ce sont là les traits les plus saillants et les plus constants de l’enseignement chrétien d’Orient sur la prière. Il le distingue nettement de toutes les écoles de spiritualité occidentales, surtout postérieures à la Réforme, caractérisées par leur inclinaison vers la méditation imaginative. « Quand tu pris, ne t’imagine pas la présence du divin en toi, dit Évagre, ne laisse pas ton esprit se soumettre à une quelconque figuration. aborde l’immatérielle en immatériel et tu comprendras (34). » Et le grand maître de la vie monastique qu’est saint Jean Climaque écrit. « Durant la prière n’admets aucune imagination sensible, de peur de tomber dans l’égarement (35). » L’exemple le plus important de la prière spirituelle orthodoxe est certainement la prière qu’on appelle « Prière de Jésus » (Ἰησοῦ εὐχή) (36). C’est une brève prière dont le texte traditionnel est. « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi » — une adaptation de la prière des aveugles de Jéricho dont parle l’Évangile. Ces paroles doivent être répétées sans interruption, mentalement, l’attention concentrée dans le cœur. Dès le Ve siècle, nous trouvons chez des auteurs ascètes, comme, par exemple, saint Nil († 430) ou saint Diadoque (37), une mention précise de cette prière. Depuis, elle a pris une grande place dans la vie spirituelle orthodoxe et constitue un de ses traits les plus caractéristiques. Dans ses premières étapes, elle est plutôt ascétique. On la considère comme une arme contre les passions et les démons (« Flagelle les ennemis avec le Nom de Jésus, car il n’y a pas d’arme plus puissante au ciel et sur terre », dit saint Jean Climaque (38)). Toutefois, à des échelons supérieurs, cette prière devient une véritable prière mystique nous amenant à l’union avec Dieu et au ravissement de notre intellect par lui. Saint Grégoire le Sinaïte († 1346) l’exprime ainsi. « Le début de la prière mentale, c’est la puissance purificatrice de l’Esprit […], son échelon moyen, la puissance illuminatrice et la vision ; son aboutissement est l’extase et le ravissement de l’intellect vers Dieu (39). » L’efficacité spirituelle de la Prière de Jésus est fondée sur le fait que par une phrase brève et précise elle nous permet de concentrer toute notre attention sur la profondeur et la vérité du sentiment chrétien exprimé par ses paroles ; ceci tout particulièrement et en premier lieu parce qu’elle est centrée sur le Nom divin de Jésus, Fils de Dieu, en sorte que la prière acquiert un caractère trinitaire par le Christ. Afin d’aider la concentration de notre attention sur les paroles de la prière et dans notre cœur, une psychotechnique détaillée a été développée dans le courant des siècles par ceux qui pratiquent cette prière. (Il s’agit de la joindre au rythme de la respiration, d’une certaine position assise, etc.). Quelle que soit l’importance de ces méthodes physiques, en tant qu’elles expriment l’idée orthodoxe de la participation de l’homme tout entier à la vie spirituelle, elles ont toujours été uniquement considérées comme des moyens auxiliaires. Elles ne font pas partie de l’essentiel de la « Prière de Jésus » qui est l’union avec le Christ par son nom divin. Cette union est un don de Dieu et ne peut jamais être atteinte par les méthodes ascétiques seules. Nous arrivons maintenant à l’autre aspect de la prière, le plus important suivant la doctrine orthodoxe, l’aspect divin. La prière n’est pas seulement notre ascension vers Dieu ; elle est aussi l’abaissement de Dieu jusqu’à nous. la révélation de Dieu et sa présence en nous, son action en nous. Selon l’expression de saint Grégoire le Sinaïte qui souligne cet aspect divin objectif. « La prière est […] la certitude entière du cœur, la manifestation du baptême, l’exultation en Jésus […], le signe de la réconciliation, le sceau du Christ, un rayon du soleil spirituel. Mais quel besoin d’en dire tant ? La prière, c’est Dieu accomplissant tout en tout dans le Christ Jésus (40). »
Parmi les autres traits caractéristiques du mysticisme chrétien d’Orient, il convient de noter l’idée très répandue selon laquelle la vie éternelle commence dès la vie terrestre. Cela est lié à l’enseignement sur le caractère conscient de la vie dans la grâce, perçue à ses plus hauts échelons comme une vision de lumière et comme une illumination. Depuis l’incarnation divine les deux éons, l’actuel et celui à venir, ne sont plus séparés radicalement l’un de l’autre et un chrétien doit trouver le début de la vie éternelle ici-bas, dès sa vie terrestre, afin d’être capable d’y participer dans le siècle à venir. « La vie en Christ, écrit Nicolas Cabasilas, germe en cette existence et tire de là ses prémices ; mais elle s’accomplit dans le futur, une fois que nous sommes parvenus à ce jour-là. Cette existence ne peut pas l’introduire dans l’âme des hommes de façon accomplie, non plus que l’existence future si elle n’en tire pas d’ici-bas les prémices (41). » Cette vie éternelle en Christ, l’action de la grâce et l’habitation de Dieu en nous, qui commencent dès la vie terrestre, ne peuvent être cachées toujours et demeurer en nous inconsciemment. Nous devons plutôt les ressentir pendant notre vie terrestre « avec toute la sensation et la plénitude de la certitude », ainsi que le soulignent si souvent les auteurs spirituels de l’Église orthodoxe (42). C’est ici également que nous commençons à voir le Christ. « Efforçons-nous, dit par exemple saint Syméon le Nouveau Théologien, tant que nous sommes en vie, de le voir et de le contempler. Car si nous sommes jugés dignes de le voir sensiblement ici-bas, nous ne mourrons pas […]. Non n’attendons pas l’avenir pour le voir, mais dès maintenant luttons pour le contempler (43). » Ceci n’est toutefois pas une vision imaginative ; les grands mystiques chrétiens d’Orient le décrivent plutôt comme une vision suprasensible de la lumière divine et une illumination. Cette vision de la lumière occupe une place à un tel point centrale dans la vie spirituelle orthodoxe que le mysticisme chrétien d’Orient a pu être désigné comme un « mysticisme de la lumière ». Cette assertion ne doit cependant n’être acceptée qu’avec certaines qualifications. en effet, les mystiques chrétiens d’Orient (particulièrement saint Grégoire de Nysse) parlent non seulement de la lumière divine, mais aussi de la ténèbre divine en tant qu’un des événements mystiques suprêmes. Pourtant, la ténèbre divine ne s’oppose pas à la lumière divine ; elle est plutôt comprise comme l’expression suprême de celle-ci, comme « une ténèbre supra-lumineuse » (saint Grégoire Palamas) lorsque l’esprit est aveuglé par l’excès de lumière. « On voit le rayon, mais le soleil nous aveugle » explique saint Syméon (44). Et, d’ailleurs, ce n’est pas la vision de la lumière comme telle qui constitue en elle-même le sommet de l’expérience mystique, c’est la communion personnelle et la rencontre avec le Christ, qui se révèle lui-même dans notre cœur par l’Esprit Saint (45). Cette révélation est vécue et vue spirituellement comme une lumière ; mais les descriptions mettent l’accent non tant sur cette lumière que sur le Christ lui-même, qui se révèle au-dedans de nous. Ainsi le mysticisme orthodoxe, dans ses expressions les plus élevées, est essentiellement christocentrique. La lumière étant comprise comme la gloire divine éternelle de la Sainte Trinité — gloire qui a été vue par les apôtres dans le Christ au moment de sa transfiguration —, le mysticisme orthodoxe, fondé sur la vision de cette lumière incréée de la gloire trinitaire révélée en Christ, conserve un caractère trine sans que pour autant ses traits christocentriques s’en trouvent estompés.
Nous touchons ici le fondement théologique du mysticisme orthodoxe et son rapport avec la vie liturgique de l’Église. Les mystiques chrétiens d’Orient, par leur refus absolu de l’imagination dans l’approche du divin, par leur pratique de la prière intérieure perpétuelle, et de la Prière de Jésus en particulier, par la doctrine de la lumière divine et de la vision du Christ dès cette vie, semblent avoir adopté des voies bien différentes de la piété liturgique ordinaire qui, elle, met l’accent sur le culte corporel, les prières orales et les hymnes, la vénération des saintes icônes et la sanctification sacramentelle. Une opposition qui, ici, est toutefois plus apparente que réelle. Il s’agit plutôt de la dialectique de l’Esprit qui « souffle où il veut » et inspire tout dans l’Église, l’amenant à l’unité par la diversité. En effet, le mysticisme orthodoxe est essentiellement un phénomène ecclésial. La vie spirituelle personnelle se comprend toujours comme une partie de notre vie surnaturelle, dans le Corps du Christ qu’est sa sainte Église. L’éloignement du « monde » n’est jamais compris comme une séparation de l’Église et la concentration intérieure orthodoxe n’est pas un « approfondissement » solitaire de l’homme naturel mais une redécouverte de l’image de Dieu en nous, restaurée par le baptême et enfouie à nouveau par nos péchés et nos passions. C’est « une manifestation du baptême », dit saint Grégoire le Sinaïte dans sa définition de la prière intérieure déjà citée. L’eucharistie occupe une place centrale dans les écrits de saint Syméon le Nouveau Théologien, le plus grand des mystiques de l’Église orthodoxe. Cette certitude que la vie éternelle commence dès la vie terrestre et n’appartient pas exclusivement au siècle à venir, constitue l’attitude fondamentale tant de la liturgie orthodoxe que de la spiritualité mystique. La foi en la Trinité et en l’incarnation, ainsi que la totalité de l’enseignement dogmatique de l’Église sur Dieu et l’homme dans leurs rapports réciproques, est le fondement de toute la vie spirituelle orthodoxe et de son expérience mystique. Séparées de cette base théologique, elles se vident de leur sens et deviennent incompréhensibles. Un lien essentiel et intime entre l’orthodoxie dogmatique et une vie spirituelle saine a toujours été ressenti et enseigné par les grands représentants de la spiritualité chrétienne d’Orient (46).
Pour terminer, je voudrais illustrer mon article par le récit suivant, très caractéristique, emprunté aux Dits des Pères du désert.
On disait d’abba Agathon que certains vinrent le trouver ayant entendu dire qu’il avait beaucoup de discernement. Et voulant éprouver s’il se mettait en colère, ils lui disent. « Est-ce toi Agathon ? Nous avons entendu dire de toi que tu es fornicateur et orgueilleux. » Il dit. « Oui, c’est bien vrai. » Ils lui dirent encore. « Es-tu cet Agathon qui raconte des niaiseries et qui médit ? ». Il dit. « C’est moi. » Et à nouveau ils lui dirent. « Est-ce toi Agathon l’hérétique ? » Il répondit. « Je ne suis pas hérétique. » Alors ils lui demandèrent. « Dis-nous pourquoi tu as accepté tout ce que nous te disions, mais cette dernière parole tu ne l’as pas supportée. » Il leur dit. « Les premières accusations, je me les fais à moi-même, car cela est utile à mon âme ; mais m’entendre traiter d’hérétique, c’est une séparation de mon Dieu, et je ne veux pas être séparé de mon Dieu. » En l’entendant parler, ils admirèrent son discernement et s’en retournèrent édifiés (47)…
* Publié dans Le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 53 (1966), p. 14-29.
- Il faut toutefois se souvenir que le monde byzantin avait hérité et amalgamé avec la tradition hellénistique de base bien des éléments orientaux importants. Cela s’applique surtout à la vie spirituelle, où certaines institutions essentielles comme, par exemple, le monachisme, ont une origine plutôt copte et syriaque que grecque. Et, même après la séparation des chrétiens orientaux (nestoriens, monophysites, etc.), les « frontières » spirituelles de l’orthodoxie avec l’Orient demeurèrent toujours plus floues et indéterminées qu’avec l’Occident après le schisme de 1054.
- Je ne me propose pas ici de traiter systématiquement des sacrements du point de vue dogmatique ; je ne parle que de leur place dans la vie spirituelle.
- NICOLAS CABASILAS, La Vie en Christ, II, 5, 2-5, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 355, 1989, p. 137.
- Ibid., II, 8, 3-5, p. 139.
- Sur la communion des petits enfants dans l’Église ancienne, voir CYPRIEN, De lapsis, 25 (CSEL 3, 1, p. 255) et Const. apostol., VIII, 13, 14, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 336, 1987, p. 209-211.
- DENYS L’ARÉOPAGITE, De ecclesiastica hierarchia, III, 1 (PG 3, col. 424 C).
- Ibid.
- Éphésiens, 20, 2.
- NICOLAS CABASILAS, La Vie en Christ, IV, 3, 3-5, loc. cit., p. 265.
- Ibid., IV, 2, 8-11, p. 264-265.
- JEAN CHRYSOSTOME, Homélie III, 382-386, dans Sur l’incompréhensibilité de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 28bis, 20003, p. 219.
- Homélie III, 386-390, loc. cit., p. 219
- Homélie III, 363-366, loc. cit., p. 217.
- Homélie III, 394-396, loc. cit., p. 219.
- In Domenicam Paschae (PG 96, col. 841 D).
- ATHANASE D’ALEXANDRIE, Sur l’incarnation du Verbe, LIV, 3, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 199, 1973, p. 459.
- Homélie XXXVII, « Homilia in Dormitionem Beatae Mariae Virginis » (PG 151, col. 472 B).
- Voir à ce sujet un article intéressant (en grec moderne) de J. VERITIS, « Le mouvement rééducateur de Colyvades », dans Aktines, n° 6 (1943), Athènes, p. 99-110.
- Cat. IV, 613-617 dans Catéchèses, t. I, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n°96, 1963, p. 365.
- DIADOQUE DE PHOTICÉ, Cent chapitres gnostiques (Cent chapitres sur la perfection spirituelle), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 5bis, 1955, XL, 15, p. 108; XLIV, 2, p. 111; LXVIII, 7, p. 129; XC, 21, p. 150; XC, 12, p. 151; XCI, 10, p. 152; XCIV, 15, p. 156; XCIV, 18, p. 157.
- Extraits des Dits des Anciens (Pères du désert) dans la collection du XIe siècle faite par Paul au monastère du Christ Évergète, nommé habituellement « Evergetinos », édité à Venise (1783), § 1-13, p. 75.
- De beatitudinibus, 6 (PG 44, col. 1272 B).
- Ibid. (col. 1272 A).
- Ibid. (col. 1269 C).
- Cat., XXXIV, 23-77 dans Catéchèses, t. III, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n°113, 1965, p. 273-279.
- On peut, à titre d’exemple de cet « apostolat du mysticisme », citer le mouvement hésychaste du XIVe siècle qui prit naissance sur le Mont Athos et de là s’étendit sur tout le monde orthodoxe.
- « Le discernement », X, 13, dans Les Apophtegmes des Pères. Collection systématique, t. II, Jean-Claude Guy (éd.), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 474, 2003, p. 23.
- Ces idées sur l’image divine dans l’homme ont été développées en particulier par saint Grégoire Palamas, voir ses Capita, 38-39 (PG 150, col. 1145 D-1148 B).
- Discours XVII. Texte grec non publié (Or. 12 dans l’édition en latin des 33 discours, voir PG 120, col. 366-373).
- Saint JEAN CLIMAQUE, L’Échelle du paradis, XXVIII, 1, trad. P. Deseille, Éd. de l’Abbaye de Bellefontaine, coll. « Spiritualité orientale », n°24, 1997, 20072, p. 318.
- EVAGRE, Sur la prière, 35, dans De la prière à la perfection, Paris, Éd. Migne, coll. « Les pères dans la foi », 1992, p. 79.
- Les Apophtegmes des Pères, X, 2, loc. cit., p. 209.
- Le lecteur français se rapportera à la Philocalie des Pères neptiques, traduite par Jacques Touraille et présentée par Olivier Clément (Paris, DDB/J.-C. Lattès, 1995, 2 vol.) ou à la Petite Philocalie de la prière du cœur, traduite et présentée par Jean Gouillard (Paris, Éd. du Seuil, 1979). L’influence de la Philocalie en Russie au XIXe siècle est bien illustrée par un livre attachant. Les Récits d’un pèlerin russe (Paris, Éd. du Seuil, 1999).
- EVAGRE, Sur la prière, 66, loc. cit., p. 86.
- Saint JEAN CLIMAQUE, L’Échelle du paradis, XXVIII, 45, loc. cit., p. 325.
- C’est saint Jean Climaque qui, le premier, emploie ce terme technique de « Prière de Jésus » dans L’Échelle du paradis, XV, 52, loc. cit., p. 197. Voir B. KRIVOCHÉINE, « Date du texte traditionnel de la Prière de Jésus », Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n°7/8 (1951), p. 55-59.
- Abba NILUS, Epistola, III, 278 (PG 79, 521 B) ; DIADOQUE DE PHOTICÉ, Cent chapitres gnostiques, loc. cit., XXXI, XXXII, LIX, LXI et passim.
- L’Échelle du paradis, XXI, 7, loc. cit., p. 222.
- Capita per acrostichidem, CXI (PG 150, col. 1277 C).
- Ibid., CXIII (PG 150, col. 1277 D-1280 A).
- NICOLAS CABASILAS, La Vie en Christ, I, 1, 1-5, p. 75.
- Voir la n. 21.
- Cat., II, 422-426 dans Catéchèses, t. I, loc. cit., p. 277.
- Hymn. XLI, éd. Dionysios ZAGORAIOS, Smyrne, 1886, 2e partie, p. 62.
- Sur l’importance d’une telle révélation du Christ dans la vie mystique de saint Syméon le Nouveau Théologien, voir ses Catéchèses, t. I, loc. cit., Introduction, p. 26-27.
- Le meilleur fondement théologique de l’expérience mystique orthodoxe se trouve dans les écrits de saint Grégoire Palamas (1296-1359). Il a su faire la synthèse des courants principaux de la spiritualité chrétienne d’Orient et le lien avec la doctrine dogmatique de l’Église.
- « Le discernement », X, 12, dans Les Apophtegmes des Pères, t. II, loc. cit., p. 21.
Suite « Dieu, l’homme, l’Église » Lecture des Pères Par Basile Krivochéine Les Éditions du « CERF » Paru en. Décembre 2010, 302 pages