« Mémoire des deux mondes. De la Révolution à l’Église captive »
Avant de commencer mon intervention, permettez-moi de vous faire part d’une anecdote qui m’a été racontée à Oxford au sujet de Mgr Basile Krivochéine. Comme vous le savez, ce dernier fut recteur de la paroisse orthodoxe russe d’Oxford de 1951 à 1959. On raconte que Mgr Basile commettait régulièrement une faute en anglais lorsqu’il célébrait la panychide, l’office des défunts. Lorsque le prêtre demande dans la prière de faire reposer l’âme du défunt « dans un lieu de lumière, dans un lieu de verdure, dans un lieu de fraîcheur », Mgr Basile disait « dans un lieu de rafraîchissements » ! En anglais, il suffit d’ajouter un « s » pour changer le sens de ce dernier terme.
Si je me permets de vous raconter cette anecdote, c’est d’une part pour vous dire que si le Royaume de Dieu est bel est bien « un lieu de rafraîchissements », alors Mgr Basile n’a rien à nous envier pour la réunion d’aujourd’hui. Par ailleurs, c’est pour faire un clin d’œil aux canapés de caviar servis pour accompagner la vodka qui coulait à flot chez Mgr Nicodème Rotov, de qui il est abondamment question dans le livre qui est l’objet de notre savante assemblée d’aujourd’hui.
Pour préparer mon intervention de ce soir, je me suis longuement demandé sous quel angle il fallait que j’aborde le sujet. J’ai choisi de mettre de côté le savant, le théologien et le patrologue, à qui nous devons le plus grand respect et pour qui j’ai une grande admiration, — je me permets de l’affirmer venant de lire ou relire les différents articles contenu dans son recueil posthume, « Dieu, l’homme, l’Église », qui vient lui aussi de paraître aux Éditions du Cerf, mais de m’intéresser plutôt à l’homme d’Église et à ses mémoires.
Pour le faire de manière la plus critique et la plus objective, je tâcherai d’abandonner, ne serait-ce que quelques instants, ma personnalité d’ecclésiastique et de moine (sans pour autant retirer ma soutane, je vous en rassure !) pour vous proposer une lecture peut-être quelque peu provocatrice d’un chercheur ou d’un historien.
Mon embarras initial était lié à l’apparence éclectique du livre, composé de deux parties (la Révolution et mémoires d’Église), cinq chapitres au total qui de prime abord n’ont pas de lien l’un avec l’autre si ce n’est la vie de l’auteur. Il est vrai qu’ils furent composés et d’abord publiés séparément avant d’être réunis sous forme de livre. Je me proposais de me pencher plutôt sur la deuxième partie du livre, n’étant pas spécialiste de l’histoire politique de la Russie et par conséquent, pas suffisamment compétent pour traiter de la Révolution décrite dans la première partie. Et je me demandais, comme le métropolite Nicodème Rotov (p. 344) après lecture du texte sur « l’année 1919 », pourquoi Mgr Basile ne traite nulle part de son expérience au Mont Athos qui fut sans doute décisive pour l’amener à étudier presque toute sa vie Grégoire Palamas et Syméon le Nouveau Théologien. Or ce n’est qu’une première apparence, car réflexion faite, je suis convaincu que ce livre forme un tout où » ceci explique cela«, tout comme d’ailleurs la vie de Mgr Basile Krivochéine ne saurait, elle, être disséquée en différentes parties imperméables s’excluant mutuellement.
Je commencerai mon propos en remarquant que Basile Krivochéine fut doublement exilé
D’abord, il va de soi, il a dû quitter sa patrie, la Russie, suite à la Révolution. La première partie du livre relate toute l’épopée qui l’amena, alors qu’il n’était âgé que de 19 ans, à quitter sa ville natale pour rejoindre l’armée blanche pour se battre contre les bolcheviques durant l’hiver 1918-1919. Lui, le fils du ministre du Tsar qui, dans la naïveté de sa jeunesse, ou peut-être dans l’esprit de contradiction de son adolescence, avait été plutôt sympathisant de l’esprit révolutionnaire, considéra très vite le système soviétique comme intolérable et odieux (p. 47), sans pour autant couper ses liens affectifs avec sa terre natale, sa patrie. C’est sans doute pour cette raison qu’il resta apatride jusqu’en 1978 lorsqu’il obtint la nationalité belge. En effet, il insistait toujours que bien qu’il ne soit pas de citoyenneté soviétique et qu’il habitait à l’étranger, il ne cessait pour autant d’être Russe !
Mais il ne faut pas oublier que Mgr Basile fut aussi exilé en 1947 du Mont Athos qui, au terme d’un pèlerinage en 1924, était devenu sa nouvelle patrie spirituelle lorsqu’il « quitta le monde » en prononçant ses vœux monastiques et où il avait passé 22 ans de sa vie. La raison de son expulsion de la Sainte Montagne était qu’il fut soupçonné par les autorités grecques de sympathies prosoviétiques, lui qui avait pourtqnt combattu dans l’Armée des volontaires du côté des Blancs ! Ce fut sans doute pour le jeune moine un événement doublement douloureux. non seulement le fait de devoir abandonner le lieu où il avait sans doute envisagé de terminer ses jours — en effet, habituellement les moines athonites ne quittent quasiment jamais leur monastère et ce jusqu’au jour de leur mort —, mais aussi parce que la raison de cette expulsion ont sans doute fait resurgir dans sa mémoire les événements de la Révolution qui avaient troublé sa jeunesse. J’imagine bien que son second exil, celui de l’Athos, fut une expérience pénible qui l’a profondément attristée et je suppose que c’est la raison pourquoi il n’eut jamais le courage d’écrire de mémoires sur cette période de sa vie, mais je me trompe peut-être… Mais dans son ethos, dans sa conviction, dans son phronyma comme le disent les Grecs, au plus profond de son cœur, il demeurera profondément un moine athonite jusqu’à son dernier souffle.
Sa vie se résume donc à 19 ans en Russie, 22 ans à l’Athos, et près d’une quarantaine d’années d’exil en émigration ! Ceci nous amène à le considérer comme un homme partagé. d’une part, comme nous l’avons dit, à cause de son attachement profond à sa patrie, la Russie, sans pour autant partager l’idéologie soviétique ; d’autre part, par son attachement au monachisme athonite tout en ayant été rejeté par les Grecs qui le soupçonnaient d’être un sympathisant du régime soviétique. Son expulsion en 1947 de l’Athos qui dépend canoniquement du patriarcat œcuménique de Constantinople, puis de Grèce en 1951, produisirent sans aucun doute une certaine méfiance chez lui des Grecs et un antipathie, comme chez de nombreux Russes, aux soit disant « prétentions du patriarcat de Constantinople » (p. 306).
Sa personnalité partagée s’exprime de différentes manières
D’abord, on pourrait noter son appartenance, lui qui avait combattu aux côtés des Blancs, à « l’Église rouge ». En effet, Mgr Basile faisait partie de ces émigrés russes qui avaient délibérément choisi de ne point couper leurs liens avec l’Église orthodoxe de Russie et qui étaient restés fidèles au Patriarcat de Moscou avec comme but ultime de venir en aide et de défendre l’Église captive, contrairement à d’autres qui avaient choisi de se placer sous l’obédience du patriarcat de Constantinople ou en créant un synode » hors frontières,.
Par ailleurs, la préoccupation de Mgr Basile de vouloir maintenir vivant un monachisme russe au mont Athos lui fit éprouver de la sympathie pour le métropolite Nicolas Iarouchevitch, à qui est consacré un des cinq chapitres de ce livre, alors que ce dernier était considéré par de nombreuses personnes comme un homme avec un orgueil démesuré (p. 243) et l’objet d’un « culte de personnalité » (p. 271). Ceci l’aurait amené à être finalement écarté en 1960 de la présidence du Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou. Or, ce dernier avait su approcher Mgr Basile sous diverses formes et à de nombreuses reprises en l’interrogeant, peut-être qui sait dans le but de l’amadouer, sur la situation des moines russes au mont Athos. L’ex-moine athonite exilé suggérait alors au métropolite qu’on envoie au monastère russe de Saint-Panteléimon une dizaine de moines russes sans quoi ce monastère cesserait d’être russe, sans pour autant remettre en cause les lois athonites et la juridiction du patriarcat œcuménique (p. 235).
De la même manière, au fil des pages de ces mémoires, on voit comment Mgr Basile finit par apprécier une autre figure marquante qui fait également l’objet d’un chapitre entier dans ce livre mais qui est d’abord présentée comme « une personnalité désagréable et repoussante » (p. 290), ou encore comme un homme « qui ne sert pas l’Église mais l’État » (p. 326-327). Il s’agit du métropolite Nicodème Rotov qui fit une carrière ecclésiastique fulgurante à l’époque des persécutions de Krouchtchev, et qui avait été l’ennemi juré du métropolite Nicolas Iarouchevitch et de nombreuses autres personnes. Or, Mgr Basile confesse que c’est la résistance de ce dernier face « aux prétentions du patriarcat œcuménique à une primauté quasi papale, ainsi qu’aux tentations du même patriarcat à monopoliser la préparation et la convocation du futur concile » (p. 306) qui l’a rendu sympathique à ses yeux, ce qui lui a sans doute permis de bien collaborer avec lui dans les différentes délégations de l’Église russe à des conférences panorthodoxes ou œcuméniques. Mais le fait que Nicodème ait réussi à restaurer le monachisme russe au Mont Athos dans les années 1960 (p. 358-359) lui valu certainement « l’absolution » accordée par Mgr Basile vis-à-vis de ce qui peut être considéré comme ses deux « péchés capitaux ». En effet, Krivochéine reproche avec véhémence à Rotov d’une part son pro-soviétisme, ce qui l’avait amené à devenir en quelque sorte « un théologien de la Révolution d’octobre » (p. 350-353). Il va de soi que cela était inacceptable pour un exilé russe blanc. D’autre part, il lui reprochait son pro-catholicisme, dont la connaissance était, aux dires de Krivochéine « plus diplomatique et œcuménique que théologique et spirituelle » (p. 354) et qui l’avait conduit à formuler un décret du Patriarcat de Moscou admettant les catholiques romains à la communion (p. 355). Or, cela était totalement inadmissible aux yeux d’un ancien moine athonite exilé.
Tous ces points expliquent l’unité d’ensemble de ce livre
La révolution et la guerre civile développées dans la première partie expliquent en quelque sorte les affinités et les répulsions de Mgr Basile face aux deux représentants de « l’Église captive » décrits dans la seconde partie et son attitude lors du concile local de l’Église orthodoxe russe qui élit le patriarche Pimène en 1971, dont traite le dernier chapitre du livre. « Ceci explique cela ». Toutefois, à la lecture de ces mémoires, on pourrait se demander si Mgr Basile Krivochéine n’était pas quelque peu un homme naïf, en croyant véritablement pouvoir défendre l’Église captive tout en se faisant amadouer par les autorités ecclésiastiques soumise au joug soviétique ? Ou était-il plutôt quelque peu idéaliste ou romantique, — n’est-ce pas quelque peu caractéristique pour un moine — en ne voulant aucunement rompre ses relations avec l’Église captive de sa patrie ? Néanmoins, le lecteur pourra établir un parallèle entre l’aventure, décrite dans la première partie du livre, du jeune Krivochéine tentant de rejoindre les Blancs en s’introduisant dans l’armée des Rouges et en se faisant passer pour un des leurs, chargé d’une mission très importante, et le Russe blanc émigré devenu évêque de « l’Église rouge » dans la deuxième partie. « Ceci explique cela ».
Mais à quoi bon vouloir défendre une Église captive en étant membre de celle-ci à l’étranger, si à chaque fois qu’on veut mener une bataille on se fait à clouer le bec ? Nous pourrions mentionner à titre d’exemples deux épisodes de la vie d’Antoine Bloom en tant qu’exarque pour l’Europe occidentale, lorsque ce dernier fut forcé de démissionner de ses fonctions d’exarque, une première fois suite à la bénédiction des eaux de la Tamise en 1964 célébrée en guise de protestation aux persécutions soviétiques (p. 315-325), puis de nouveau en 1974, trois jours après avoir célébré un Te Deum pour les dissidents peu après l’expulsion de Soljenitsyne. Concernant cette deuxième démission, Mgr Basile dément catégoriquement dans ses mémoires qu’il y ait un lien entre ces événements (p. 348). Mais le dernier chapitre du livre montre aussi comment les autorités de « l’Église rouge » avaient finalement fait accepter à Mgr Basile l’unique candidature du métropolite Pimène et le vote à main levé qui avait initialement été perçu dans l’émigration russe comme une provocation soviétique. « Il n’y a pas de candidature unique » — lui dit en un premier temps Nicodème afin de le rassurer (p. 407). Puis, dans un second temps, Basile est amené à se rallier à l’idée que malgré le grand nombre de hiérarques de cette Église il n’y a pas d’autres candidats convenables que Pimène (p. 425). Enfin, le summum dans toute cette histoire est le fait que Mgr Basile fut pratiquement contraint d’abandonner sa bataille contre les statuts ecclésiastiques de 1961 qui devaient soit disant répondre aux exigences soviétiques et qu’il jugeait anti-canoniques sous prétexte de vouloir passer pour un héro. Krivochéine rapporte en effet les propos suivants d’Antoine Bloom qui avait réussi à le persuader en ce sens. « Je pense que si nous, évêques à l’étranger, sommes les seuls à nous élever contre les décrets de 1961 alors que tous les autres se taisent, cela sera interprété comme si nous voulions passer pour des héros, alors que tous les évêques locaux sont des lâches et des traîtres à l’Église. Par notre intervention, nous jetterons cette accusation à la face de nos confrères qui se trouve dans une situation bien plus difficile que la nôtre et nous nous mettrons en avant comme des héros » (p. 482).
Une ultime question nous vient à l’esprit. Dans quel but Mgr Basile Krivochéine a-t-il rédigé ces mémoires ? Dans le but de paraître en héro ?
Personnellement, j’en doute, car il s’en défend lui-même (p. 483). Dans le but de « confesser » son soit disant péché de collaboration avec le régime soviétique qui l’avait exilé de l’Athos, ou encore, dans le but de justifier ses actions ? Il convient à chaque lecteur de porter un jugement sur le caractère de Mgr Basile et de tirer pour soi ses propres conclusions à propos des choix de ce dernier. Mais peut-être que son simple désir n’était que témoigner de ce dont il fut témoin. C’est ce que je crois. Pour cette dernière raison, nous ne pouvons que saluer la parution de ces mémoires qui s’avèrent être une source incontournable pour l’histoire de l’Église orthodoxe sous le régime soviétique. Les Éditions du Cerf ont sans aucun doute eu raison de les inclure dans la collection intitulée « l’histoire à vif ».
En plus de révéler le cheminement intérieur d’un fils d’un noble russe devenu moine à l’Athos puis évêque dans l’immigration ainsi que la ligne de conduite qui a guidé l’ensemble de sa vie, ce livre passionnant nous fait faire connaissance avec de nombreuses personnalités du monde ecclésiastique de l’époque soviétique. Ils nous font entrer à l’intérieur de cette Église captive du soviétisme, là où, derrière le rideau de fer, était pratiquée non seulement la politique du mensonge et du négationnisme — souvenons nous de la négation des persécutions de Krouchtchev par le métropolite Nicodème Rotov (p. 311) —, mais aussi la politique du silence et du chantage, et ce, même sur des personnes extérieures au régime soviétique. « Je ne vous conseille pas de parler, vous risquez de vous voir refuser la sortie d’Union soviétique » (p. 435). Tel avait été le sage conseil de l’archevêque Léonide de Riga à Mgr Basile Krivochéine. Fort heureusement pour lui, ce dernier ayant finalement opté pour le silence n’aura pas connu dans sa vie un troisième exil forcé, un « exil de l’émigration», si on peut dire, en étant retenu en URSS. Mais, ironie de l’histoire, il mourut dans sa ville natale, Saint-Pétersbourg, Leningrad à l’époque, lors de sa dernière visite en URSS en 1985.
Maison de la Recherche, 10 mai 2011, Paris
L’Archimandrite Job Getcha, canadien d’origine ukrainienne, est docteur en théologie. Il enseigne la liturgie à l’Institut d’études supérieures en théologie orthodoxe auprès du Centre orthodoxe du Patriarcat œcuménique à Chambésy-Genève et à l’Institut catholique de Paris.