« La vérité. Rien que la vérité. Toute la vérité qui me soit connue. » Ce sont là les principes — qu’il énonce lui-même — qui guideront Mgr Basile (Krivochéine), étudiant russe et patriote, devenu moine au Mont Athos puis archevêque orthodoxe en Belgique et éminent théologien (1), tout au long de la rédaction de ses mémoires, dont nous présentons ici, pour la première fois, la traduction française intégrale (2). Et il s’y tiendra ; tous les documents qu’il cite, et auxquels nous avons eu accès, sont ainsi reproduits presque mot à mot !
La première partie de ces mémoires porte sur les « années de jeunesse » de celui qui est alors Vsévolod Krivochéine, l’un des cinq fils d’un ministre du tsar, étudiant à l’université de se ville natale, Saint-Pétersbourg (puis de Moscou), qui assiste à des événements historiques qui le dépassent largement (la révolution de 1917 et la guerre civile). Mais, déjà, son sens de l’observation fait merveille. devant nos yeux s’ébranlent les premières manifestations, les orateurs haranguent la foule, les policiers et les cosaques chargent, les soldats se mutinent, les étudiants ou les ministres discutent dans le désarroi, sans oublier les premières arrestations arbitraires et les premiers morts de ces fameux « cinq jours » d’insurrection, en février (mars) 1917 à Petrograd, qui amèneront à la chute du régime impérial. Ce n’est pas sans raison que le premier chapitre, qui relate ces événements, fut repris presque sans changements par le grand écrivain Soljenitsyne, dans son évocation magistrale de la révolution russe. La roue rouge (3).
Si, compte tenu de son jeune âge, il assiste plutôt en spectateur aux débuts de la révolution, c’est en connaissance de cause que Vsévolod Krivochéine, que tout dans le nouveau régime rebute, s’engage (ou plutôt, tente de s’engager) dans les Armées blanches du général Denikine en 1919. Le second chapitre de cette première partie, qui forme pratiquement un livre en soi, détaille les péripéties que doit vivre notre volontaire sur le chemin du Sud vers le front. Mais ce chemin est semé de telles embûches que, pour le résumer, vient à l’esprit l’énumération de la deuxième Épître de saint Paul aux Corinthiens. « dans les fatigues […], dans les prisons […], sous les coups […], dans les dangers de la mort […]. Voyages à pieds, souvent, dangers des fleuves, dangers des brigands, danger de mes frères de race, dangers des païens, dangers dans la ville, danger dans le désert […], dangers des faux frères ! Fatigues et peine, veilles souvent ; faim et soif, jeûne souvent ; froid et dénuement. » (4) À plusieurs reprises, notre héros manque de perdre la vie, et ne doit son salut qu’à ce qu’il considérera comme une intervention divine. Peut-être, les dangers encourus et la certitude de l’aide de Dieu face à ceux-ci seront-ils à la base, au moins en partie, de son choix de vie ultérieur (5)…
Ces observations prises sur le vif égratignent en passant certains « mythes » qui entourent encore la guerre civile russe de 1918-1920, tant du côté « blanc » que « rouge » (notamment sur le caractère « désintéressé » de certains engagements, les changements d’allégeance, l’arbitraire de la « légalité révolutionnaire », la bureaucratie soviétique naissante, etc.). Le tout est accompagné de commentaires de l’auteur, relatant, « pour faciliter la compréhension du récit » (6), le contexte politique et les mouvements des armées dans les zones de front évoquées. En filigrane de nombreux « petits faits », transparaît alors la « grande Histoire », et le témoignage soucieux d’exactitude devient une véritable source d’information sur le passé. Quiconque s’intéresse à la guerre civile russe trouvera, dans ces pages, un tableau peut-être plus véridique que celui présenté dans bien des livres d’historiens.
La deuxième partie du livre est consacrée aux « mémoires d’Église » de Monseigneur Basile, désormais au sommet de sa vie (7). Elle comporte trois chapitres, dont les deux premiers sont dédiés respectivement au métropolite Nicolas (Iarouchevitch, 1892-1961) de Kroutitsy et au métropolite Nicodème (Rotov, 1929-1978) de Leningrad, présidents successifs du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou et figures majeures de l’Église orthodoxe russe (et du mouvement œcuménique) des années 1950-1970. Mgr Basile s’y montre un observateur attentif des relations complexes entre l’État athée soviétique et une Église qui, par le nombre de ses fidèles (8), la place qu’elle occupait dans l’histoire et la culture du pays ainsi que la reconnaissance dont elle bénéficiait de la part des instances religieuses et culturelles mondiales, faisait encore, en quelque sorte, figure d’ « Église d’État » (9).
C’est, en effet, sous le signe du paradoxe que s’étaient établies les relations entre l’Église orthodoxe et l’État à l’époque soviétique (10). si, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, les principes idéologiques du gouvernement bolchevik le conduisaient à vouloir supprimer — par la répression — toute trace de religion dans le pays, après-guerre, l’État accepta de « tolérer » en son sein une Église qu’il soumit, cependant, à des conditions drastiques de fonctionnement, la forçant à montrer son « loyalisme » et à apporter son soutien au régime. Dans ces conditions, tenter de préserver l’existence de l’Église au prix de compromis hasardeux, comme le faisaient (chacun à sa manière) les plus hauts responsables du patriarcat de Moscou, relevait d’une sorte de jeu d’échecs avec le diable. Comme l’écrira, plus tard, l’un de ces responsables, le Père Vital Borovoï, « la formule qui dépeint le mieux le caractère tragique et complexe de la vie de notre Église à l’époque du métropolite Nicodème et qui permet de comprendre les divergences d’opinions dans l’appréciation de sa personnalité, est celle de la parole de l’Apocalypse, adressée à l’Église de Pergame. « Je sais où tu demeures ; c’est là qu’est le trône de Satan. » (11) Quant à Mgr Basile lui-même, il s’efforçait d’allier une fidélité à l’autorité ecclésiale à une opposition aux pressions du pouvoir soviétique, et n’hésitait pas à s’exprimer ouvertement au nom d’une Église alors pratiquement condamnée au silence.
Ici, une précision s’impose. résidant à l’étranger, Mgr Basile aurait pu choisir une autre obédience que celle du patriarcat de Moscou, à l’époque largement contrôlé par le pouvoir soviétique. Dans l’émigration, l’Eglise orthodoxe russe s’était, en effet, scindée en trois groupes (« juridictions ») indépendants voire antagonistes les uns par rapport aux autres. Le « Synode hors-frontières », traditionnellement attaché à l’héritage politique, culturel et spirituel de l’ancien régime (et foncièrement hostile au patriarcat jusqu’à la disparition de l’URSS (12)), aurait pu lui sembler proche par certains côtés. Quant à l’ « Archevêché d’Europe occidentale », qui avait intégré dès 1931 l’obédience du patriarcat de Constantinople (13), il pouvait l’attirer par sa neutralité politique et surtout sa fécondité théologique. C’est néanmoins au patriarcat de Moscou que s’était rattaché Mgr Basile après le Mont Athos (14), par désir de communion avec l’Église-mère et de lien direct avec la Russie et son peuple. Ce chemin particulier, fruit d’un choix réfléchi, n’était pas compris par tous, et valut à l’archevêque le qualificatif d’ « antisoviétique rouge » (15).
Cette liberté de choix de Mgr Basile apparaît plus encore — si c’est possible — dans le troisième chapitre de cette partie, consacré au concile de Moscou de 1971 qui, en pleine période de « stagnation » brejnévienne, élut à la tête de l’Église russe le patriarche Pimène (Izvekov, 1930-1990). Ici, Mgr Basile va, en quelque sorte, passer du statut d’observateur à celui d’acteur à part entière. Membre ex officio du concile, il sera l’un des rares à s’opposer publiquement à la candidature unique et au vote à main levée et exiger une élection du patriarche à bulletins secrets. Il va également refuser de cautionner le « statut des paroisses » de 1961, qui avait dépossédé le prêtre de la direction de la communauté au profit d’un organe administratif nommé par le pouvoir. Comme le lui dira le métropolite Joseph (Tchernov, 1893-1975) d’Alma-Ata, un des hiérarques les plus anciens et les plus respectés de l’Église russe, ancien prisonnier du goulag et « confesseur de la foi ». « Nous sommes acculés. Nous ne pouvons pas parler, mais vous avez parlé au nom de tous. Soyez-en remercié ! » (16)
À côté de ces questions internes à l’Église russe, les relations inter-orthodoxes ou œcuméniques ne sont pas oubliées de l’archevêque Basile. Les coulisses des conférences panorthodoxes de Rhodes des années soixante (dans le cadre du processus préconciliaire orthodoxe, récemment relancé) sont ainsi dévoilées, de même que les négociations secrètes qui ont permis l’envoi d’observateurs orthodoxes russes au concile Vatican II. De nombreuses personnalités marquantes sont évoquées. catholiques, comme les cardinaux Tisserant, Suenens ou Willebrands, ainsi qu’orthodoxes, comme le métropolite Antoine (Bloom) de Souroge ou l’archevêque Cyrille de Smolensk (actuel patriarche de Moscou et de toutes les Russies).
Dans un petit livre fort intéressant, le slavisant Georges Nivat déplore que l’on s’intéresse si peu à la Russie. « Peu nous chaut, me dira-t-on, que nous voyions juste ou moins juste ce qui se passe en votre Russie. Après tout, son heure est passée. C’est la Chine qu’on étudie maintenant dans les universités branchées aux États-Unis, me dit un célèbre collègue, c’est l’Islam qui a le vent de l’histoire en poupe, dira un autre, c’est la civilisation Pacifique pour un troisième ! « Chacun court ailleurs et à l’avenir », comme dit Montaigne, et cet ailleurs et cet avenir sont ailleurs que dans votre Russie. […] Je crois que l’Europe au moins se doit de connaître la Russie, et que mieux vaut bien connaître que mal gloser […] » (17) Or, comme l’écrit Hélène Carrère d’Encausse, « l’Église de Russie, l’Église orthodoxe reste celle qui, par tradition, est la famille spirituelle de la majorité de la population russe. Elle a [… ] été le ciment de ce pays [auquel elle] a servi de lien et de critère communautaires. » (18)
En un mot comme en cent, ces mémoires de Mgr Basile (Krivochéine), qui portent sur des périodes peu ou mal connues de l’histoire de la Russie et de son Église, nous paraissent — tant dans leur partie « civile » que « religieuse » — précieux pour comprendre celle-ci. Et finalement, n’est-ce pas au cardinal Mercier, primat catholique de cette Belgique dont Mgr Basile sera l’évêque orthodoxe russe durant vingt-cinq ans, que l’on attribue la formule. « Pour s’aimer, il faut se connaître ; pour se connaître, il faut se rencontrer » ?
- Pour un aperçu des différentes facettes de la personnalité de Mgr Basile, voir « Un évêque-théologien, Mgr Basile Krivochéine », Messager de l’Église orthodoxe russe, n°15 (2009), p. 6-32.
- Outre ses mémoires et ses œuvres théologiques, Mgr Basile a laissé des comptes-rendus de rencontres théologiques ou œcuméniques, des recensions de livres et des nécrologies de personnalités ecclésiastiques, qui ne sont pas publiées ici.
- A. SOLJENITSYNE, La Roue rouge, 3e nœud. Mars Dix-sept, Paris, Fayard, 1986, chapitres 47 et 85.
- II Co. 11, 23-28.
- Ayant eu, au cours de la retraite d’octobre-novembre 1919, un pied et plusieurs doigts des mains congelés, Vsévolod Krivochéine hésitera d’ailleurs longtemps à accepter le sacerdoce.
- Voir « Première partie. dans la Révolution et la guerre civile. Avant-propos de l’Auteur », p. 11.
- Mgr Basile n’a, en effet, pas laissé de souvenirs sur la période « médiane » de sa vie, depuis son évacuation vers la France en 1920 jusqu’à son retour en Occident au début des années cinquante, après vingt-deux ans de séjour au Mont Athos.
- Lorsqu’en 1937, le recensement général de la population avait demandé à chaque soviétique s’il était croyant, le nombre de réponses positives atteignit les 70%. Les résultats ne furent pas publiés et l’on n’osa plus jamais poser cette question.
- Voir A. LÉVITINE-KRASNOV, « Une Église d’État dans un État antireligieux », L’Alternative, n°9 (1981).
- Pour une vue d’ensemble de ces relations, voir Nikita STRUVE, Les chrétiens en Urss, Paris, Éd. du Seuil, 1963.
- Ap. 2, 13. Cité dans ARCHIMANDRITE AUGUSTIN (NIKITINE), Tserkov’ pleneniya. Mitropolit Nikodim i ego vremja [L’Église captive. Le métropolite Nicodème et son temps], Saint-Pétersbourg, Éd. de l’Université de Saint-Pétersbourg, 2008, p. 106-107.
- Après un rapprochement progressif, la réconciliation entre ces deux « branches » de l’orthodoxie russe est intervenue en 2007, quatre-vingt ans exactement après leur séparation.
- Sauf une tentative de retour à l’Église russe en 1945-46, cet archevêché maintient cette position jusqu’à nos jours.
- L’ensemble des membres de la communauté athonite relèvent d’office de la juridiction du patriarche de Constantinople.
- Voir Père Georges TCHISTIAKOV, « « Krasniy » antisovietchik. K stoletiu so dniya rozhdeniya arkhiepiskopa Vassilia (Krivocheina) » [Un antisoviétique « rouge ». À l’occasion du centenaire de la naissance de l’archevêque Basile (Krivochéine)], La Pensée russe, n°4323 (2000).
- Voir ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), « En mémoire d’un évêque-confesseur. Le métropolite Joseph (Tchernov) d’Alma-Ata et du Kazakhstan », in ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Le concile local de l’Église orthodoxe russe et l’élection du patriarche Pimène, Saint-Pétersbourg, Éd. Satis, 2004, p. 174.
- G. NIVAT, Regards sur la Russie de l’an VI, Éd. de Fallois/L’Âge d’Homme, 1998, p. 22.
- H. CARRERE D’ENCAUSSE, Victorieuse Russie, Paris, Fayard, 1992, p. 378.