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Archevêque Basile Krivocheine, « Mémoire de deux mondes ». Présentation

Parmi les théologiens orthodoxes du XXe siècle, l’archevêque Basile (Krivochéine) occupe une place quelque peu particulière.

Par son parcours singulier (1), tout d’abord. noble russe, fils d’un ministre du tsar, étudiant en lettres, engagé dans les armées « blanches » durant la guerre civile dans son pays, émigré en France puis moine au Mont Athos durant vingt-deux ans, enfin évêque du diocèse du patriarcat de Moscou en Belgique durant vingt-cinq ans, il s’efforça aussi — à une époque difficile pour l’Église russe — de défendre celle-ci face aux pressions du pouvoir soviétique (2).

Mais c’est surtout comme théologien et patrologue que Mgr Basile acquit une renommée internationale, puisqu’il permit de (re)découvrir des Pères de l’Église tels que saint Grégoire Palamas, saint Syméon le Nouveau Théologien et d’autres, réalisant un vrai travail de « pionnier » sur les écrits de ces auteurs (à l’époque oubliés du public, même orthodoxe). Sa contribution majeure — remarquable quoique parfois méconnue — à la théologie ne consistera donc pas tant en l’élaboration de son propre système qu’en une humble mise à l’écoute des Pères qui, pour lui, expriment, commentent et formulent notre foi. « C’est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée », dit le Seigneur (Lc 10, 42).

Le mystère du salut, enraciné dans l’ascèse de la recherche de Dieu, et son expression ecclésiologique, constituent les principaux centres d’intérêt théologiques de l’archevêque Basile. Autrement dit, Dieu, l’homme et l’Église (ainsi que la relation entre-eux). D’une part, la question de la destinée humaine « dans la lumière du Christ » — comme Mgr Basile intitulera sa magistrale biographie de saint Syméon le Nouveau Théologien (3) — et d’autre part, celle du dialogue, au sein de l’Église et à l’extérieur de celle-ci. Et les réponses qu’il apporte sont toujours fondées sur les Pères, qui ne sont pas pour lui une autorité sans appel mais des témoins privilégiés de la tradition chrétienne. Car ce qui est ancien n’est pas toujours forcément synonyme de saint et de vrai. l’Esprit de Dieu œuvre dans l’Église « tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20).

« Après l’Église et les affaires ecclésiastiques, mon intérêt principal est la science théologique, avant tout la patrologie », explique Basile Krivochéine dans une lettre à son frère Igor en 1956. « Évidemment, ce sont en premier lieu les Pères grecs et byzantins qui m’intéressent, et, parmi eux, les auteurs ascétiques et mystiques. La « mystique byzantine », voilà ma spécialité scientifique. Pour être plus précis. saint Syméon le Nouveau Théologien, le mystique byzantin le plus important, et auteur remarquable d’un point de vue littéraire […] depuis cinq ans, je travaille à l’édition de son œuvre, dont le texte original en grec reste inédit jusqu’aujourd’hui. Je dois travailler sur des manuscrits (du XIe au XIIIe siècle) qui sont dispersés dans les bibliothèques de plusieurs pays […] mais je travaille principalement sur microfilms. […] L’édition critique d’un texte grec est un travail très minutieux qui m’a pris beaucoup de temps, car il soulève beaucoup de problèmes scientifiques concernant le texte, etc. […] Cependant, bien que […] Syméon reste mon intérêt principal, tout ce qui concerne la patristique m’intéresse vivement (actuellement, par exemple, je travaille beaucoup sur Origène qui m’intéresse en tant qu’exégète de l’Écriture sainte et l’un des fondateurs de la doctrine spirituelle de l’Église d’Orient. Et je m’intéresse encore plus à saint Grégoire de Nysse, un des plus grands mystiques de la période antique) (4). »

En réalité, l’archevêque Basile étudiera essentiellement les auteurs suivants. Grégoire Palamas, Syméon le Nouveau Théologien, Maxime le Confesseur, Basile le Grand et Grégoire de Nysse, qu’il approchera selon une méthode rétrospective. des plus récents aux plus anciens, des Pères du XIVe siècle à ceux du IVe, en s’appuyant, comme sur un marchepied, sur ce qu’il avait trouvé pour une progression vers ce qu’il ignorait encore (5).

Comme l’écrira un moine de Chevetogne, spécialiste de l’Église orthodoxe russe, à propos de Mgr Basile. « Son regard est d’abord un regard de foi, une foi enracinée dans celle des Pères de l’Église ancienne, la foi des Pères grecs, les Cappadociens surtout, la foi aussi des « mystiques » byzantins, Syméon le Nouveau Théologien et Grégoire Palamas, son premier amour. On pourrait dire que sa vraie patrie ici sur terre était la foi des Pères. À partir de cette foi, il juge l’Église. (6) » Et un autre théologien orthodoxe contemporain, le père Alexandre Schmemann, soulignera. « il apparaît presque comme l’évêque cultivé idéal (7). »

Les études présentées dans ce volume ne constituent pas tout l’œuvre de Mgr Basile, qui, outre son édition des Catéchèses de saint Syméon le Nouveau Théologien dans la collection des « Sources chrétiennes » (8), sa biographie spirituelle du même saint Syméon et sa collaboration au Patristic Greek Lexicon du professeur Lampe (9), a publié dans des revues russes, françaises, belges, britanniques, américaines, allemandes, italiennes ou grecques, de très nombreux articles de patristique, byzantinologie et théologie dogmatique, des comptes-rendus de conférences ou colloques, des souvenirs, des recensions de livres ou des notices nécrologiques. La seule liste de ses publications comprend plus de soixante-dix titres !

Les choix — inévitables — qui ont donc été opérés ici ne sont cependant pas dus au hasard, mais reflètent les principaux thèmes théologiques auxquels se consacra l’archevêque Basile Krivochéine durant sa vie. Cette sélection est présentée dans l’ordre chronologique, depuis ses premiers écrits, jusqu’aux études de la fin de sa vie.

La première œuvre de Basile Krivochéine sera son étude — à vrai dire, un livre entier — sur la doctrine ascétique et théologique de saint Grégoire Palamas, qu’il publia en 1936 en russe à Prague. Ce premier ouvrage contient déjà l’essentiel de la pensée de Palamas, et l’auteur souligne l’aspect apophatique, inconnaissable, de la distinction entre essence et énergies en Dieu. Basile Krivochéine explique qu’il s’agit là d’une distinction réelle, mais qui transcende les catégories humaines, en se référant aux expressions utilisées par Palamas comme « inexprimable » ou « propre à Dieu seul ». Il est significatif que Mgr Basile ait commencé ses études des Pères de l’Église en tirant de l’oubli ce grand théologien byzantin et défenseur des hésychastes, dont le renouveau patristique dans l’Église orthodoxe va, plus tard, souligner l’importance de la théologie. Traduite en anglais et en allemand, l’étude fit forte impression sur le monde scientifique européen qui, aux dires du byzantiniste belge Voordeckers, sut « qu’on disposait au Mont Athos d’un spécialiste de la théologie mystique byzantine dont le niveau était comparable à celui d’un Vladimir Lossky ou d’un Irénée Hausherr, ou, plus tard, d’un Jean Gouillard. » Et il ajoute. « Quant à Grégoire Palamas, il devra attendre jusqu’à la fin des années cinquante, avant de trouver dans l’Introduction de Jean Meyendorff (10), un traitement aussi lucide et compétent. (11) »

Après Grégoire Palamas, c’est à la théologie et à la mystique de saint Syméon le Nouveau Théologien — « plus facile à lire mais plus difficile à assimiler (12) » — que s’attachera Basile Krivochéine, pour le restant de ses jours pratiquement. Outre son édition critique des Catéchèses et sa biographie finale de saint Syméon, Mgr Basile consacrera au Nouveau Théologien de très nombreuses études, dont trois sont présentées ici. le thème de l’ivresse spirituelle dans la mystique de saint Syméon le Nouveau Théologien, essence créée et essence divine dans la théologie spirituelle de celui-ci et Syméon le Nouveau Théologien à travers les âges. Mgr Basile s’y fait en quelque sorte l’avocat du grand spirituel, qui aura toujours besoin d’être défendu face aux approches trop logiques ou trop terre-à-terre de la spiritualité. D’après lui, l’exaltation sensible de la poésie de Syméon n’est pas privée d’une logique intérieure, qui exige une utilisation adéquate du vocabulaire théologique, et les apparentes contradictions de ses écrits ne sont que le reflet, au-delà de la complexité et de la richesse de la personnalité de Syméon, de l’antinomie même du mystère chrétien. Si Dionysios Zagoraios et Théophane le Reclus ont, aux XVIIIe et XIXe siècles, ramené — partiellement — Syméon du « musée » littéraire byzantin à la réalité vivante de la spiritualité orthodoxe, Krivochéine fit de même, nous ayant rendu — cette fois sous sa forme authentique — Syméon durant la seconde moitié du XX e s.

Cette question fondamentale de la relation entre l’homme et Dieu traverse également les autres écrits de Mgr Basile publiés ici. Que ce soit son étude exhaustive sur la signification et le rôle des anges et démons dans la vie spirituelle, sa présentation exemplaire de la spiritualité orthodoxe, son bref texte sur autorité et Saint-Esprit, son analyse détaillée de l’œuvre salvatrice du Christ sur la croix et dans la résurrection ou son approche de la question de la nature divine selon saint Grégoire de Nysse, c’est toujours, en fin de compte, la perspective de la connaissance — à la fois possible et impossible — de Dieu par l’homme, qui est évoquée.

Un épisode à propos du texte sur Grégoire de Nysse montre que la science patristique n’est pas toujours de tout repos. ayant présenté au congrès patristique d’Oxford en 1975 l’étude précitée — où il conclut que Grégoire de Nysse percevait une distinction réelle entre l’essence et l’énergie divines (et donc, implicitement, que sa théologie rejoint celle de Grégoire Palamas) —, Mgr Basile fut critiqué par deux théologiens catholiques qui lui reprochèrent. « Vous voyez Grégoire de Nysse par les yeux de Palamas », ce à quoi il répondit. « Et vous le voyez par les yeux de Thomas d’Aquin. Mais au moins Palamas appartient à la même tradition spirituelle que Grégoire de Nysse, tandis que Thomas d’Aquin appartient à une tradition tout à fait différente. (13) »

À partir des années 1960, la question des relations œcuméniques ou interchrétiennes apparaît de plus en plus dans l’œuvre de Mgr Basile, qui s’efforce, à travers divers articles sur des thèmes ecclésiologiques, de répondre aux défis du dialogue théologique orthodoxe-anglican, des conférences préconciliaires panorthodoxes auxquelles il participe (14), ou tout simplement du milieu plutôt catholique-romain dans lequel il vit au quotidien (15). L’un de ses travaux dans ce domaine — devenu un « classique » dans les écoles de théologie en Russie — est ainsi consacré aux textes symboliques de l’Église orthodoxe, où il conclut que les vérités de foi sont formulées autant dans les célébrations liturgiques et les écrits des saints Pères que dans les documents officiels rédigées au cours de l’histoire. Dans l’ecclésiologie de saint Basile le Grand, l’archevêque Basile tente de systématiser la doctrine sur l’Église de son saint « patron », soulignant que, pour le cappadocien, une rupture de communion ecclésiastique ne se justifie qu’en cas de divergence sur des questions fondamentales. Bien qu’au départ, œuvre de circonstance liée au dialogue avec les anglicans, l’étude sur l’autorité et l’infaillibilité des conciles œcuméniques présente un tableau complet des caractéristiques de ces conciles en tant qu’expression de l’Église dans sa plénitude.

En général, et malgré une apparente complexité, les écrits de l’archevêque Basile s’efforcent de retrouver les fondamentaux de la pensée chrétienne et, nonobstant un appareil critique parfois conséquent, de rendre l’héritage patristique accessible à l’homme contemporain.

Quant à sa méthode théologique, l’un des meilleurs connaisseurs de son œuvre — qui va jusqu’à qualifier notre auteur de « Père de l’Eglise du XXe siècle » (16) — la présente ainsi. « Dans l’ensemble, sa théologie est positive, cataphatique. Il raconte en termes positifs ce qu’il observe lui-même dans la vie de l’Église et les œuvres des Pères. Mais ce n’est pas un refus ou une trahison de la tradition patristique apophatique. […] Le contenu de ses écrits théologiques, quant à l’esprit et à la méthode, est strictement conforme à l’Orient chrétien. […] Monseigneur [Basile] ne découvre pas des vérités. il les dévoile. Un récit réfléchi qui choisit avec délicatesse synonymes et analogies, qui évite une systématisation inutile et donne un minimum d’appréciation […] Sa théologie, c’est l’ekphrasis byzantine qui définit clairement pour le lecteur les formes de ce qui est décrit. (17) »

Un mot, enfin, sur la forme de ces textes qui, pour la plupart, ont paru dans le Messager de l’Exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, revue orthodoxe bilingue (russe-français) éditée à Paris de 1950 à 1990 (18). Moyennant quelques corrections, nous reproduisons ici ces études telles que publiées à l’origine. L’édition critique d’œuvres des Pères s’étant cependant poursuivie depuis l’époque de Mgr Basile, nous nous sommes permis de mettre à jour les citations et références, comme le faisait d’ailleurs — dans un souci d’exigence scientifique — l’auteur lui-même (19).

Dans son maître-livre sur saint Syméon le Nouveau Théologien, Dans la lumière du Christ, l’archevêque Basile indique que son but étant de « faire connaître le Syméon authentique », il s’est efforcé de le « laisser parler lui-même le plus possible (20) ». À notre tour, maintenant, de laisser parler Mgr Basile…


  1. Sur la vie de Mgr Basile, voir Serge MODEL, « L’archevêque Basile (Krivochéine) de Bruxelles et de Belgique. esquisse biographique », Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°215 (2006), p. 283-300 et le dossier « Un évêque théologien, Mgr Basile Krivochéine », Messager de l’Église orthodoxe russe, n°15 (2009), p. 6-32. Voir également les mémoires de Mgr Basile lui-même. ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Mémoires des deux mondes. De la Révolution à l’Église captive, Paris, Éd. du Cerf, 2010.
  2. Serge MODEL, ibid., p. 290.
  3. ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Dans la lumière du Christ. Saint Syméon le Nouveau Théologien, 949-1022. Vie, spiritualité, doctrine, Chevetogne, Éd. de Chevetogne, 1980.
  4. Cité par J. VAN ROSSUM, « Mgr Basile Krivochéine et la découverte en Occident de saint Syméon le Nouveau Théologien », Messager de l’Église orthodoxe russe, op. cit., p. 11-12.
  5. Selon l’expression de saint Grégoire de Nysse (Contre Eunome, II, 67), citée par Mgr Basile dans son étude sur celui-ci.
  6. Antoine LAMBRECHTS, « Mgr Basile Krivochéine, l’Église catholique et Chevetogne », Contacts, revue française de l’orthodoxie, op. cit., p. 313.
  7. Même si le père Schmemann avoue ensuite ne pas comprendre « le sens ultime des recherches minutieuses et savantes consacrées à l’expérience mystique de Maxime le Confesseur ou de Syméon le Nouveau Théologien » dans. A. SCHMEMANN, Journal (1973-1983), Paris, Éd. des Syrtes, 2009, p. 401.
  8. SYMEON LE NOUVEAU THEOLOGIEN, Catéchèses. Introduction, textes critiques et notes par Mgr Basile (Krivochéine), traduction par Joseph Paramelle, s. j. Tome I. Catéchèses 1-5 (Sources chrétiennes 96), Paris, 1963; Tome II. Catéchèses 6-22 {S. C. 104}, Paris, 1964; Tome III. Catéchèses 23-34 {S. C. 113}, Paris, 1965.
  9. A Patristic Greek lexicon. With addenda & Corrigenda. Edited by J. W. H. LAMPE, Oxford, 1961.
  10. J. MEYENDORFF, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Paris, Éd. du Seuil, 1959.
  11. E. VOORDECKERS, « In memoriam Basile Krivochéine (1900-1985) », Byzantion, LVI (1986), p. 8.
  12. ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Dans la lumière du Christ, op. cit., p. 5.
  13. Cité par J. VAN ROSSUM, « Mgr Basile Krivochéine et la découverte en Occident de saint Syméon le Nouveau Théologien », op. cit., p. 14.
  14. Voir ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Mémoires des deux mondes, op. cit. ; IDEM, « La Conférence Panorthodoxe sur l’île de Rhodes » Messager de l’Exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n°40 (1961), p. 179-189; « La deuxième Conférence Panorthodoxe à l’Ile de Rhodes, 26-29 septembre 1963 », Messager de l’Exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n°45 (1964), p. 5-25; « La troisième Conférence Panorthodoxe de Rhodes, 1-15 novembre 1964 », Messager de l’Exarchat, n°51 (1965), p. 137-161; IDEM, « Conférence Panorthodoxe à Chambésy près de Genève, 8-15 juin 1968 », Messager de l’Exarchat, n°64 (1968), p. 183-216.
  15. Voir J. GROOTAERS, « Entretiens œcuméniques avec Mgr Basile. quelques souvenirs personnels », Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°215 (2006), p. 325-342
  16. Alexandre MUSIN, « L’Église russe en Belgique et son évêque. La signification de l’œuvre de l’archevêque Basile Krivochéine (1900-1985) de Belgique pour le dialogue européen aujourd’hui », Irénikon, revue des moines de Chevetogne, n°2-3 (2003), p. 220.
  17. Alexandre MUSIN, ibid., p. 226-227.
  18. Voir Père Nicolas LOSSKY, « Mgr Basile et le Messager de l’Exarchat », Messager de l’Église orthodoxe russe, op. cit., p. 20-22.
  19. Voir ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Dans la lumière du Christ , op. cit., p. 9.
  20. ARCHEVÊQUE BASILE (KRIVOCHÉINE), ibid., p. 7.