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Le 27 mai

Le lendemain matin, jour de l’Ascension du Seigneur, je célébrais à l’église Saint-Nicolas-des-Forgerons chez le père Vsévolod Schpiller. Dans mon homélie, je parlai de la fête, sans évoquer le Concile. Au début de la liturgie, alors que nous concélébrions avec le père Vsévolod, les autres prêtres et le diacre, je m’aperçus que l’on n’était pas en train de célébrer une liturgie épiscopale (il n’y avait pas eu d’encensement pendant la petite entrée (101)). Je me dis que c’était une simple erreur et demandai qu’on me donne le dikerion et le trikerion (102). Je remarquai une certaine confusion parmi les prêtres, aussi bien qu’au pupitre des choristes. Le père Vsévolod dit. « Bon, eh bien, vous souhaitez une liturgie épiscopale, tant mieux. Nous allons célébrer une liturgie épiscopale. J’en suis très heureux. »

Puis, tout se passa sans incidents. J’appris par la suite que le Département des relations extérieures avait donné ordre de ne pas célébrer de liturgies épiscopales, car la présence de très nombreux évêques venus pour le Concile empêchait d’assurer partout des conditions de célébration dignes d’un évêque. Il y avait une grande confusion en raison des nombreux hôtes, venus pour le Concile. Le Département avait mis au point la règle suivante. on demandait aux évêques résidant en Russie et présents à Moscou, dans les journées qui précédaient les cérémonies officielles et les festivités du Concile, d’aller aux offices de la cathédrale patriarcale de la Théophanie. Les évêques venus de l’étranger étaient invités à célébrer dans les autres églises de Moscou, où chacun d’entre eux pouvait ainsi présider l’office. Notons que certains ont vu dans cet arrangement un moyen d’éviter les contacts entre les évêques de l’étranger et les évêques locaux.

Cela se confirma par un petit incident après la célébration chez le père Vsévolod.

À la fin de la liturgie, le père Vsévolod me dit qu’à son grand regret, il ne pourrait pas m’inviter à prendre du thé dans son « clocher » (où se trouvait aménagé le petit appartement dans lequel il vivait auparavant), comme il l’avait toujours fait lors de mes visites précédentes. Gêné, il m’avoua que le Département des relations extérieures avait indiqué qu’il ne devait y avoir aucune réception après les offices et qu’il fallait immédiatement renvoyer l’évêque à son hôtel. D’après le père Vsévolod, pour faciliter le travail du Département, il valait mieux isoler les hôtes, les empêcher de rencontrer les évêques locaux et les fidèles. Des conversations imprévues, des interrogations des gens et leurs questions à la veille du Concile pourraient avoir des conséquences inattendues… (Lesquelles ? pensai-je).

Après le repas, je pris une voiture pour rendre visite à mon frère aîné, Igor Krivochéine. Je fus alors soudain pris d’un malaise. J’avais déjà ressenti cela à la fin de l’office mais je pensais que cela passerait en mangeant un morceau. Je n’avais aucun appétit et me forçai à déjeuner. Mais quand je m’assis dans la voiture, après le déjeuner, pour aller voir mon frère (c’était un trajet assez long, d’une quarantaine de minutes, à travers tout Moscou), je me sentais encore moins bien. C’était une sensation bizarre, comme un début de grippe ou une intoxication alimentaire ; j’en avais l’esprit brouillé, des bribes de pensées tourbillonnaient dans ma tête. Ce vertige était accompagné d’un état de forte nervosité, le bruit du moteur et les sons de la rue s’étaient transformés en une musique folle et entêtante, je voyais dans mon demi-sommeil des visions qui se confondaient avec la réalité, presque des hallucinations. C’était sans aucun doute imputable à ma nervosité, et les conversations de la veille avec les métropolites Nicodème et Philarète y étaient certainement pour quelque chose. À cela venait s’ajouter la fatigue physique des longs offices de fête, du manque de sommeil, etc. Le temps venait de changer brutalement, un vent violent s’était levé, il s’était mis à faire froid, à pleuvoir, on entendait le tonnerre. « Cela aussi agit sur les nerfs », me dis-je. À travers la fenêtre, je voyais les rues de Moscou, et je me sentais de plus en plus mal. Soudain, une pensée sournoise me traversa l’esprit. on m’avait empoisonné ! Mais où et comment ? Je me mis à me rappeler…

Il se trouve qu’à l’église Saint-Nicolas où j’avais célébré, Nina Gueorguievna, la marguillière de la paroisse, m’avait offert un bouquet de fleurs, comme on le fait souvent dans ces cas-là en URSS.

J’avais porté ce bouquet à mon nez et l’avais déposé dans la voiture, alors que je quittais la paroisse. Étonnamment, il avait ensuite disparu. Je pensai qu’on avait oublié de le monter dans ma chambre et n’y attachai guère d’importance. Mais c’est après avoir humé les fleurs que je m’étais senti mal, que ma nausée et mes maux de tête avaient commencé.

Afin d’expliquer comment une telle idée avait pu me venir à l’esprit, il faut que j’explique qui était la marguillière de la paroisse du père Vsévolod et de quelle réputation elle jouissait.

Elle avait un nom français, était la descendante d’émigrants français, mais son français n’était pas extraordinaire, son anglais bien meilleur. C’était une femme assez cultivée, d’une cinquantaine d’années, plutôt élégante, de type artiste et bohème. Elle se donnait un genre « décadent ». Elle avait travaillé au ministère du commerce extérieur, avait été arrêtée et avait passé trois ans à la prison de la Loubianka (103). Peu après sa libération, elle était entrée au Département des relations extérieures du patriarcat. Je me souviens que le père Vsévolod m’avait raconté cela, mais je lui avais répondu que cette histoire semblait peu vraisemblable. D’abord, on ne garde jamais personne pendant trois ans à la Loubianka. On y instruit les dossiers, après quoi le détenu est soit libéré, soit transféré dans d’autres prisons. Cela signifie que si on l’avait gardée à la Loubianka, c’était pour qu’elle surveille ses codétenus et les dénonce. Si son chef d’accusation avait réellement été un quelconque engagement contre-révolutionnaire, il semble encore plus hautement improbable qu’elle ait pu, après la Loubianka, entrer au Département des relations extérieures. En revanche, cela parait parfaitement naturel pour un agent. En un mot, Nina Gueorguievna s’était forgé une solide réputation d’agent du KGB.

À cette époque, le père Vsévolod se trouvait en conflit permanent avec ses marguilliers. Ils lui parlaient grossièrement, gênaient le bon déroulement des offices, intriguaient contre lui, et la situation semblait dans une vraie impasse.

Les paroissiens soutenaient le père Vsévolod et adressaient des plaintes au préposé aux affaires religieuses et au Conseil aux affaires religieuses. L’affaire avait été portée à la connaissance de l’Occident, on en parlait beaucoup dans les journaux. Préoccupé du retentissement de cette affaire à l’étranger, Makartsev, l’adjoint de Kouroïedov, proposa une solution de compromis. avec l’accord du métropolite Nicodème, il « envoya » au père Vsévolod Nina Gueorguievna comme marguillier, malgré la résistance du secrétaire du comité de district local qui avait son propre candidat pour le poste, un athée déclaré. Bien entendu, tout cela se fit dans les formes, on réunit la « vingtaine », et Nina Gueorguievna fut élue marguillier.

Le père Vsévolod connaissait la réputation de Nina Gueorguievna et la jugeait fondée, mais accueillit néanmoins la nouvelle marguillière et se déclara globalement satisfait de sa gestion « administrative ». Son arrivée mit fin aux conflits, Nina Gueorguievna avait un comportement décent, elle collaborait loyalement avec lui, faisait son possible pour satisfaire ses demandes et allait même au-devant d’elles, en œuvrant au retour à la paroisse du père Alexandre (104) qui en avait été écarté et transféré dans un petit village à l’époque du marguillier précédent. Nina Gueorguievna se comportait comme une fidèle. elle faisait des signes de croix, venait demander la bénédiction, s’inclinait devant les évêques en touchant le sol de la main, connaissait les nuances des offices. Était-elle croyante ? Le père Vsévolod lui-même ne savait pas répondre à cette question, et moi encore moins. En tout cas, le père Vsévolod se méfiait d’elle et évitait de parler d’affaires d’Église en sa présence. Il nous conseillait de nous tenir sur nos gardes. On peut penser qu’elle avait pour mission de surveiller le père Vsévolod, mais avec ordre de ne pas faire obstacle à son travail. Qui sait. peut-être ne voulait-elle pas nuire à l’Église, et n’était qu’une victime du terrible système soviétique qui déformait les âmes ?

Toujours est-il qu’après les fleurs de Nina Gueorguievna, je me sentis mal et tout en étant conscient du caractère invraisemblable, monstrueux même, d’une telle supposition, je ne parvenais pas à me défaire de l’idée qu’elle m’avait empoisonné.

Je passai tout le restant de la journée chez mon frère, on me soigna comme on put, depuis le charbon jusqu’aux moyens les plus radicaux. On ne voulait pas appeler un médecin, pour éviter que je sois hospitalisé et, par conséquent, complètement isolé. C’est d’ailleurs peut-être dans ce but que tout cela avait été imaginé. Le soir, mon malaise était passé et K. P. Troubetzkaïa vint me voir chez mon frère. Nous parlâmes du concile à venir. Voyant mon état, elle fut fort inquiète, et ne cessait de répéter. « Nous savons avec quel courage vous défendez l’Église. Nous vous en sommes très reconnaissants. Il est indispensable que le Concile amende les décrets de 1961 sur les paroisses ; tout le monde l’espère. » Et elle faillit fondre en larmes.


  1. Petite entrée. procession de l’Évangile durant la liturgie eucharistique. Un encensement est prévu lors des célébrations pontificales.
  2. Dikerion et trikerion. chandeliers portant respectivement deux et trois cierges (symbolisant les deux natures du Christ et les trois personnes de la Trinité), utilisés exclusivement par l’évêque lors des célébrations.
  3. Siège central du KGB à Moscou, place de la Loubianka.
  4. Voir n. 24.