La décision de rejoindre l’Armée blanche (2) et de me battre contre les bolcheviks mûrit en moi durant l’hiver 1918-1919. À ce moment-là, tout m’était devenu intolérable et odieux au sein du système soviétique, dans lequel j’avais, en outre, pris conscience qu’il n’y avait pas de place pour moi. Jamais je ne pourrais y vivre, au sens littéral du terme. Et bien que je fusse loin d’être certain de l’issue victorieuse du combat des Blancs, y prendre part devint pour moi une nécessité vitale. Je ne pouvais pas rester les bras croisés. Cependant, mon souhait n’était pas si facile à réaliser. J’avais laissé échapper le moment propice où la faiblesse et la désorganisation généralisée du pouvoir soviétique rendaient relativement aisé le passage vers les Blancs à travers l’Ukraine de l’Hetman (3). Par familles entières, les gens avaient alors fui Moscou vers les régions méridionales de la Russie occupées par les Allemands et, de là, ceux qui le désiraient pouvaient rejoindre les Blancs. Maintenant, la situation avait changé du tout au tout. Le pouvoir soviétique s’était renforcé, on contrôlait systématiquement les voyageurs dans les trains, une zone de front avait été délimitée dont l’accès était interdit sans autorisation spéciale de la Tcheka (4). Sans pièces d’identité soviétiques, il était devenu impensable d’approcher la ligne de front, a fortiori de la traverser.
Je vivais alors à Moscou, où j’étudiais à la Faculté d’histoire et de philologie de l’université. J’avais eu dix-huit ans durant l’été 1918 (5). En juillet de cette même année, mon père (6) avait réussi à s’évader alors qu’il était assigné à résidence, et à gagner le sud. Il se trouvait maintenant dans la zone contrôlée par les Blancs. Aucun contact avec lui n’était possible. Basile et Oleg, mes frères aînés (7) — tous deux officiers — se trouvaient aussi, depuis l’été 1918, dans l’Armée des Volontaires (8). Quant à mon troisième frère Igor (9), il avait réussi, par relations, à être embauché sur le chantier de construction d’un chemin de fer dans le nord de la Russie, ce qui lui évitait un enrôlement dans l’Armée rouge. Au printemps 1919, ma mere (10) et Cyrille (11), mon frère cadet, partirent sous un nom d’emprunt se réfugier à Kiev, alors sous occupation bolchevique, et y restèrent jusqu’à l’arrivée des Blancs. Moi aussi, je partis à ce moment-là pour Kiev, dans l’espoir de rejoindre l’Armée blanche, mais convaincu que c’était quasi impossible, et ne pouvant rester à Kiev sans danger, je rentrai en mai à Moscou. Avant cela, j’avais vécu à Moscou chez des parents, sans travailler, me contentant d’aller à l’université. Je n’avais aucun lien avec des organisations antisoviétiques qui auraient pu, pensais-je, m’aider à rejoindre les Blancs en me fournissant les papiers d’identité nécessaires. Et sans papiers, il était impensable de tenter quoi que ce soit. Mais pour avoir des papiers, il n’y avait — paradoxalement — pas d’autre moyen que de travailler pour les Soviétiques. Une telle occasion se présenta fin mai de cette année, quand je réussis, par relations moi aussi, à être engagé comme ouvrier qualifié sur le chantier de construction ferroviaire où travaillait mon frère aîné.
Décrire en détail cette période n’entre pas dans mon propos. Je dirai brièvement que la construction de la voie ferrée Ovinichtche-Souda avait été entamée en 1916, puis interrompue après la Révolution, et reprise par les bolcheviks durant l’automne 1918. Cette voie ferrée avait une grande importance stratégique car elle reliait Petrograd à Moscou, doublant ainsi la voie Nicolaïevski. Le chantier à proprement parler ne s’étendait que sur un tronçon assez court de quatre-vingt dix verstes (12), qui comportait un pont de bois (on manquait de métal) sur la rivière Mologa près de la ville de Vesyegonsk, à la frontière entre les provinces de Tver et de Novgorod. C’est là que je fus affecté.
Avant la Révolution, le constructeur de cette voie ferrée avait été le célèbre ingénieur et entrepreneur Tchaïev, mais en 1918 les bolcheviks avaient confié la direction du chantier à l’ingénieur Boudassi, bras droit de Tchaïev, ce dernier ayant pris le parti des Blancs. Parmi les employés et ouvriers du chantier, bon nombre avaient auparavant travaillé pour Tchaïev. Grâce à Boudassi, non seulement je fus embauché sur le chantier, mais j’obtins les papiers dont j’avais besoin.
Pourquoi m’aida-t-il ? C’est avant tout par opportunisme, me semble-t-il. Boudassi travaillait pour les bolcheviks, et se trouvait lié à eux. Or, cet été 1919 était incertain. qui allait l’emporter, des Rouges ou des Blancs ? Boudassi voulait avoir quelques protecteurs chez les Blancs, pour le cas où ceux-ci sortiraient vainqueurs. Peut-être, prit-il aussi en considération les relations personnelles de Tchaïev avec mon père. Quoi qu’il en soit, je passai cet été à travailler à Vesyegonsk, attendant mon heure. C’était la période de l’avancée tumultueuse de l’armée du général Denikine (13) sur le front méridional. Kharkov venait de tomber, les Blancs approchaient de Koursk, Soumam et Kiev. Ces succès renforçaient mon impatience de rejoindre l’Armée blanche. S’il m’était arrivé, précédemment, de douter de l’issue victorieuse du combat des Blancs avant que je les rejoigne, maintenant je « craignais » surtout qu’ils ne gagnent sans moi ! Cependant, je restais conscient de la gravité et de la difficulté de ce combat contre les bolcheviks.
Mon heure finit bientôt par arriver. Vers la mi-août, l’ouvrier qualifié P., un « ancien » du temps de Tchaïev, reçut de l’administration du chemin de fer un ordre de mission pour se rendre dans la province de Koursk, au hameau de Selino du district de Dmitriev, afin d’y embaucher des menuisiers spécialisés en vue de la construction du pont de bois sur la rivière Mologa, près de Vesyegonsk. Cette mission n’avait rien de fictif. Il y avait réellement un pont en construction sur la Mologa, on manquait effectivement de menuisiers spécialisés sur le chantier, on n’en trouvait pas sur place et il y en avait effectivement dans la province de Koursk. P. lui-même était originaire du hameau de Selino où on l’envoyait, il y avait été récemment et savait avec certitude qu’il pourrait y recruter de bons menuisiers. Le côté fictif de l’affaire commençait par le fait qu’on m’avait affecté en qualité d’assistant et accompagnateur de P. Il est vrai qu’il était fréquent que l’on envoie deux personnes pour des missions de cette nature, mais dans le cas présent, P. n’avait pas besoin de moi, et je ne pouvais lui être d’aucune utilité en raison de mon inexpérience et de ma totale ignorance en matière de menuiserie. Mais cet ordre de mission arrangeait mes affaires au-delà de toute espérance.
La ligne de front passait alors par la province de Koursk, en direction de Korenevo et Dmitriev, un peu au sud du lieu où l’on m’envoyait. Cette mission me permettait de pénétrer dans la zone de front, pour tenter d’en traverser les lignes. C’est pourquoi, je me sentis au comble de l’allégresse quand, aux environs du 15/28 août, on me remit une attestation de l’administration des chemins de fer, au contenu à peu près suivant. « Le porteur de la présente, Vsévolod Alexandrovitch Krivochéiev (c’est ainsi qu’on avait modifié mon nom), ouvrier qualifié, a ordre de se rendre au hameau de Selino du district de Dmitriev de la province de Koursk pour procéder au recrutement de menuisiers spécialisés en vue de la construction d’un pont de chemin de fer en bois sur la rivière Mologa, près de la ville de Vesyegonsk. Cette voie ferrée étant d’une importance capitale stratégique et militaire, nous demandons la collaboration de toutes les administrations concernées afin de faciliter la tâche de l’ouvrier qualifié Krivochéiev. En tant qu’employé d’un chantier de haute importance stratégique, V. A. Krivochéiev est exempté de service dans l’Armée rouge. » Ce papier portait un tampon, et était signé de Boudassi. Mon compagnon P. reçut une attestation en tous points semblable (14).
Il était cependant indispensable, pour le succès de mon entreprise, d’en informer — fut-ce partiellement — mon compagnon de route. On m’avait assuré que P. était un homme sûr, que je pouvais lui faire confiance et qu’il ne me trahirait pas. Mais après en avoir discuté entre nous, nous décidâmes de ne pas avouer à P. que le but de mon voyage était de m’enrôler dans l’Armée blanche (ce qui aurait pu l’effrayer), mais de lui raconter que Boudassi m’envoyait faire un rapport à Tchaïev, son ancien « maître », sur l’état d’avancement des travaux. Il faut dire que P. avait été un employé de Tchaïev, et lui était personnellement dévoué comme à une sorte de « barine (15) ». Grâce à Tchaïev, il était devenu « quelqu’un », et était tout à fait disposé à assister une expédition de ce genre. De plus, il pensait probablement, lui aussi, que Tchaïev pouvait revenir un jour, et qu’il pouvait être avantageux de lui rendre service. Toujours est-il que P. se révéla un compagnon fidèle, toujours prêt à m’aider. Il m’était surtout précieux par les amis et parents qu’il avait dans la localité où nous nous rendions (16).
Ainsi, au soir du 17/30 août, ayant fait mes adieux à mon frère Igor (17), mon laissez-passer en poche, un imperméable Macintosh sur le dos, muni d’une valise de cuir et coiffé d’une casquette de cheminot, j’étais prêt à partir pour le sud, rejoindre les Blancs. Mon rêve le plus cher était en train de se réaliser, mais le plus dur et le plus pénible était encore à venir.
Je venais à peine d’avoir dix-neuf ans.
- Texte publié à compte d’auteur en 1975, puis édité dans. ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Vospominaniya. Pis’ma [Mémoires. Correspondance], Nijni-Novgorod, Éd. de la Fraternité-Saint-Alexandre-Nevski, 1998, p. 34-197 et dans. ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Spasenniy Bogom [Sauvé par Dieu], Saint-Pétersbourg, Éd. Satis, 2007 (texte de référence), p. 33-202 (NdR).
- Armée blanche. nom donné aux armées, formées après la révolution d’octobre 1917, qui combattirent l’Armée rouge durant la guerre civile russe de 1917 à 1921. Voir M. GREY et J. BOURDIER, Les Armées blanches, Paris, Stock, 1968 (NdR).
- Hetman ou Ataman (de l’allemand Hauptmann. chef). Appellation usitée dès le XVIe siècle en Russie, Pologne et Lituanie pour désigner un commandant d’armée cosaque. En avril-décembre 1918, le titre est porté par le chef du gouvernement ukrainien indépendant, P. Skoropadsky (NdR).
- « Tcheka » ou « Vetcheka ». acronyme pour « Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage », police politique soviétique créée le 20 décembre 1917 (NdR).
- Le 17/30 juillet 1918 (NdR)
- Voir « Chapitre 1. Les journées de Février 1917 à Petrograd », n. 20 (NdR).
- Mon frère aîné Basile (né en 1892) mourut du typhus au Kouban dans les rangs de l’Armée des Volontaires, en février 1920. Mon frère Oleg (né en 1894) fut torturé et tué par les Rouges à peu près au même moment et au même endroit.
- Armée des Volontaires. l’une des premières armées blanches de la guerre civile russe, qui opéra principalement dans le sud-est de la Russie de 1918 à 1920 (NdR).
- Voir « Chapitre 1. Les journées de Février 1917 à Petrograd », n. 9 (NdR).
- Voir « Chapitre 1. Les journées de Février 1917 à Petrograd », n. 37 (NdR).
- Cyrille Alexandrovitch Krivochéine (1904-1977). Émigre avec sa mère en France en 1919, résistant durant la Seconde Guerre mondiale (NdR).
- Ancienne unité de mesure russe. 1 verste = 1066 mètres (NdR).
- Anton Ivanovitch Denikine (1872-1947), officier russe, commandant en chef des armées « blanches » durant la guerre civile russe. Commandant de front lors de la Première guerre mondiale, cofondateur de l’Armée des Volontaires (novembre 1917), succède au général Kornilov à la tête des forces armées blanches du sud de la Russie (avril 1918). En avril 1920, transmet ses pouvoirs au général Wrangel et émigre. Voir M. GREY, Mon père, le général Denikine, Paris, Perrin, 1985 (NdR).
- Dans les années 1920, les bolcheviks démontèrent eux-mêmes le tronçon achevé de Ovnichtchi-Souda, et en affectèrent les rails et autres matériaux à la construction du Turksib. Boudassi fut de nouveau nommé à la tête du chantier. On dit alors en plaisantant qu’il était à la tête d’une troupe ambulante de constructeurs ferroviaires.
- Barine (contraction de boyarine, boyard). seigneur, noble, propriétaire (NdR).
- Boudassi acquit par la suite une triste célébrité sur le chantier du canal mer Baltique-mer Blanche (Belomorkanal). Arrêté pour sabotage et envoyé sur le canal pour travailler à sa construction, il réussit à s’attirer les bonnes grâces des bolcheviks, en devançant les normes de construction aux dépens de la vie des détenus qui lui étaient subordonnés. Dans un livre consacré à la construction du canal et publié en 1934 à Moscou, on trouve un portrait de Boudassi, avec la légende suivante. « Il fut escroc, profiteur, spéculateur, etc., mais le travail socialiste le racheta, il se repentit, connut une seconde naissance, et devint un « héros du travail ». » Je lui conserve cependant ma reconnaissance, car c’est lui qui me permit de sortir de Russie soviétique.
- Un mois après mon départ, mon frère Igor réussissait lui aussi, et sans aventures particulières, à quitter Vesyegonsk pour rejoindre l’Armée des Volontaires.