Eh, petite pomme ! Où vas-tu ?
Si la Tcheka te prend, tu ne reviendras plus.
Chanson de l’époque de la guerre civile
Vers neuf heures du soir, nous arrivâmes à Dmitriev. La gare et son bâtiment de bois semblaient déserts. Nous nous mîmes immédiatement en route avec nos affaires, vers la maison des cousins de P. Leur maisonnette se trouvait à la périphérie de la ville, à dix minutes de marche de la gare. Le maître de maison était en déplacement, nous ne trouvâmes que sa mère et sa sœur. Leur accueil fut chaleureux. En guise de lit, on m’attribua une banquette de bois dans la salle à manger. Le lendemain, nous nous rendîmes en ville pour évaluer la situation. Dmitriev était une petite ville de district de la province de Koursk, on n’y voyait que quelques maisons de pierre. Sur les murs et les palissades étaient placardés des communiqués du commandant Egorov (25) de la Ne armée soviétique (26), informant la population que l’état d’urgence était instauré dans la zone de front, qu’il était interdit de sortir de chez soi entre six heures du soir et six heures du matin. Tous les nouveaux arrivants étaient tenus de se faire enregistrer auprès des autorités et il était interdit d’héberger sans autorisation des personnes étrangères à la ville. Les contrevenants étaient passibles des peines en vigueur en temps de guerre. Tout cela compliquait passablement la réalisation de mes plans, et tout particulièrement l’interdiction de sortir la nuit, car j’avais dans l’idée que mon passage chez les Blancs devait être grandement facilité par l’obscurité. Je comprenais que le risque était énorme. Sur la place centrale, nous rencontrâmes un homme que P. connaissait, une personnalité douteuse (d’après celui-ci), devenue après la Révolution un communiste en vue dans la localité. En ce moment, il disposait des pleins pouvoirs dans la ville de Dmitriev, et il le faisait sentir. Alors qu’il était en désaccord avec un homme qui l’avait abordé, il explosa et se mit à hurler. « Faites attention ou je vous ferai tous fusiller ! » P. le salua, lui exposa les raisons de notre venue et me présenta comme son compagnon de mission, mandaté avec lui pour embaucher des menuisiers. Il me regarda avec une certaine méfiance, mais me salua, sans dire grand-chose de particulier. « Quoi de neuf ? », l’interrogea P. L’autre prit un air mystérieux et chuchota. « D’après des rumeurs secrètes, nous avons pris Ekaterinoslav et Kharkov. » Cette information me sembla être pure fiction. Car si ces villes étaient effectivement tombées aux mains des Rouges, cela aurait fait la une de tous les journaux, et non l’objet de « rumeurs secrètes ». Maintenant, je pense qu’il voulait parler des partisans à l’arrière du front blanc, mais même dans ce cas, ses informations étaient erronées (27).
P. se mit en quête d’un attelage qui l’emmènerait, à vingt-cinq verstes environ au sud-ouest de Dmitriev, jusqu’au hameau de Selino dont il était originaire et où nous envoyait notre mission. Il était pressé d’arriver, moins pour commencer l’embauche des menuisiers que pour retrouver sa terre natale où il pourrait se reposer et voir venir les événements. Il me proposa de me prendre avec lui, mais cela n’aurait eu aucun sens pour moi, Selino était trop loin de la ligne de front et il aurait été dangereux d’y rester les bras croisés à attendre les Blancs. De plus, je voulais attendre le retour de notre maître de maison, que j’appellerai M., car je ne me souviens pas de son nom. D’après P., il connaissait bien la région et pourrait m’être utile dans mon entreprise. Il me fallait cependant penser à mon ravitaillement. C’était difficile à cette époque, surtout lors de déplacements en Russie soviétique en général, et dans les zones de front en particulier. À Dmitriev, aussi bien en ville qu’à la gare, il n’y avait pas moyen d’acheter le moindre bout de pain. Les habitants pouvaient s’en procurer une quantité limitée en échange de tickets de rationnement, mes logeurs n’en avaient que très peu ; je n’osai donc pas leur en demander. D’ailleurs ils ne m’en proposaient pas. C’était déjà bien qu’ils acceptent de m’héberger malgré l’énorme risque que cela représentait.
J’appris qu’il y avait, en ville, une cantine réservée aux fonctionnaires et aux gens de passage, et que pour en bénéficier, il fallait obtenir une autorisation du soviet local. C’est à contrecœur que je m’y rendis, et regrettai tout de suite de l’avoir fait. On se mit à m’interroger pour savoir d’où j’arrivais, ce que je venais faire ici, combien de jours j’allais rester, etc. On me délivra finalement un papier m’autorisant à manger à la cantine, mais on me dit que pour le jour même, c’était déjà trop tard, que je ne serais servi que le lendemain, la cantine n’ouvrant qu’une fois par jour, et étant fermée le soir. En un mot, ce jour-là j’allais « faminer » comme disait P. C’est lui, d’ailleurs, qui me tira de ce mauvais pas. En partant pour Selino ce soir-là, il me laissa du pain et quelques vivres.
M., notre hôte, était alors rentré de son déplacement. C’était un drôle de personnage. Habitant du coin, âgé de trente-cinq ans environ, citadin d’extraction modeste, il était plutôt éduqué pour son milieu d’origine, mais je n’irais pas jusqu’à dire qu’il était cultivé. Il circulait beaucoup et son gagne-pain consistait en ce que les bolcheviks appelaient de la spéculation. Il faisait commerce de tout ce qui lui tombait sous la main. Ainsi, peu auparavant, il avait quitté Kiev le jour où la ville était tombée aux mains des Blancs (le 18/31 août). Il raconta. « Nous étions à la gare, que les Rouges tenaient encore, quand les Blancs prirent la ville. J’ai pensé un instant rester chez les Blancs, ce qui aurait été tout à fait faisable, mais j’ai changé d’avis. J’avais bien trop d’activités inachevées à la maison. » À ce qu’il semblait, il savait trouver un langage commun avec les bolcheviks (fondé sur la spéculation). Il avait ramené avec lui un personnage tout à fait étrange (appelons-le K.), un communiste, très actif au niveau local, d’une quarantaine d’années. Apparemment, il aidait M. dans ses voyages et machinations « spéculatives ». K. s’était rendu coupable de quelque faute vis-à-vis de ses supérieurs communistes, je ne sais s’il s’agissait de son « commerce » ou d’une faute à caractère politique, toujours est-il qu’il craignait de gros ennuis (arrestation, jugement, prison), et se cachait chez M., son compère et camarade d’affaires.
P. m’avait chaudement recommandé ce spéculateur rusé de M., il m’avait dit que je pouvais lui faire entière confiance et qu’il pourrait m’être utile ; je ne lui cachai donc pas le véritable but de mon voyage. Il n’y avait d’ailleurs plus rien à cacher, puisque P. et la mère de M. lui avaient déjà presque tout raconté. « Je ne vous comprends pas, dit M. (alors que nous étions seuls), pourquoi diable voulez-vous risquer votre vie pour Tchaïev ? Comment avez-vous pu accepter de lui amener ce rapport, et de l’autre côté du front par-dessus le marché ? Laissez cela, je vous le conseille, et rentrez bien vite chez vous, car ici on peut vous arrêter. Vous vous êtes embarqué dans une affaire dangereuse et risquez d’être fusillé. » En réponse, je décidai de lui dire toute la vérité. « Je suis d’accord avec vous, c’est vrai que traverser le front et risquer sa vie pour un Tchaïev serait d’une grande stupidité. Jamais je n’aurais accepté de faire une chose pareille. Je ne suis pas si bête. Ce n’est pas Tchaïev que je vais retrouver, mais les Blancs. J’ai raconté cette histoire de Tchaïev à P. pour éviter de l’inquiéter. En fait, je vais rejoindre mes parents et trois de mes frères chez les Blancs, et surtout je compte me battre aux côtés des Blancs contre les bolcheviks. »
M. changea immédiatement d’expression. « C’est une tout autre affaire, dit-il, je vous comprends bien. Mais attention ! Votre décision comporte de grands risques et dangers. » — « J’en suis très conscient, mais de toute façon il n’y a pas de vie possible pour moi avec les communistes. » À ce moment-là, son ami le communiste K. entra dans la pièce et M. se mit à discuter avec lui des différents moyens de traverser le front. Pas une seule fois, cependant, il ne lui dit pourquoi ni ne cita mon nom. Mais je n’avais pas prêté attention à cette ambiguïté, et je crus pouvoir parler ouvertement de tout avec K.
Plus tard, je restai seul dans la pièce avec K. Il se mit à me raconter sa vie, comment il était devenu bolchevique révolutionnaire, puis comment il avait été déçu par la Révolution. « J’allais à l’école, j’étais un gamin avide de savoir, mais très vif et insolent. Un jour, j’ai fait quelque chose d’inconvenant. Pour me faire honte, le directeur m’a dit. « C’est la même chose que si tu avais baissé ton pantalon. » « Voulez-vous que je le baisse maintenant ? », ai-je répondu comme un gamin idiot que j’étais. Ils ont considéré ma réponse comme une provocation inouïe, ils m’ont renvoyé de l’école et ont marqué mon passeport (28), ce qui m’a fermé tout accès à l’éducation. Ma vie était brisée ; il ne me restait qu’une chose à faire, me rallier à la Révolution. C’est ce que j’ai fait. Je suis devenu révolutionnaire. J’ai lutté. Mais maintenant, je suis complètement déçu, je vois que je me suis trompé, et je voudrais recommencer une nouvelle vie. » Après ce récit, notre conversation passa aux thèmes d’actualité, aux Blancs, et je lui dis que je m’apprêtais à les rejoindre (et pourquoi). À ce moment-là, on m’appela de la pièce voisine, dont la porte était ouverte. J’y allai. C’était la mère de M., une femme déjà âgée. « Qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi racontez-vous à K. que vous voulez rejoindre les Blancs ? On ne peut pas lui faire confiance. C’est un bandit. Il va vous dénoncer. » J’étais estomaqué, mais je retournai néanmoins dans la pièce où se trouvait K. Celui-ci tenta de reprendre notre conversation sur le thème des Blancs, mais je ne lui répondis pas, ou restai vague, et niai même avoir l’intention d’accomplir un acte aussi risqué. Mon interlocuteur remarqua mes hésitations, se vexa, notre conversation prit fin et il sortit.
J’étais très inquiet. Qu’allait-il se passer ? Au bout d’un certain temps, M. rentra. « Vous n’auriez pas dû parler des Blancs à K. », dit-il. — « Mais pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu qu’il fallait faire attention avec lui ? D’ailleurs, vous-même avez discuté avec lui des moyens de passer chez les Blancs. Du coup, j’ai cru qu’on pouvait en parler avec lui. » — « Mais moi je parlais en général, sans vous nommer. C’est tout à fait différent. Mais bon, ne vous inquiétez pas, il n’osera pas vous dénoncer. Je le tiens, je sais trop de choses sur lui, il risquerait gros. Et il sait très bien que je les sais. Je vais lui faire peur. Mais vous, à partir de maintenant, faites attention ! »
J’avais déjà élaboré un nouveau plan d’action. Rester à Dmitriev était aussi insensé qu’aller à Selino, le front en était bien trop éloigné. J’allais plutôt avancer vers Lgov, plus au sud, puis de là jusqu’à la gare de Korenevo, en direction de Kiev. Korenevo avait été occupé un moment par les Blancs, puis ils en étaient repartis, mais la localité restait plus proche du front que Selino. De plus, P. m’avait laissé un mot pour un paysan qu’il connaissait dans un hameau des environs de Korenevo. je pouvais y passer une nuit ou deux, et il pourrait m’aider. Korenevo était loin de la destination indiquée sur mon ordre de mission, mais en cas de nécessité je pourrais dire que nous n’avions pas trouvé de menuisiers à Selino, et que j’avais été en chercher plus loin. De plus mon laissez-passer de la Tcheka me donnait l’autorisation d’entrer dans la province de Koursk en général, sans indiquer de destination précise, et Korenevo se trouvait dans la province de Koursk, ma présence là-bas était donc légale. En un mot, je décidai d’aller à Korenevo, mais il n’y avait pas de train pour Lgov ce jour-là, et je dus rester à Dmitriev un jour de plus.
Le lendemain (27 août/9 septembre), je me rendis à la cantine soviétique où l’on me servit — pour une somme modique il est vrai — un très mauvais et maigre repas. Puis, vers le soir, je me dirigeai vers la gare, pour attendre mon train pour Lgov. Dans certains wagons, je vis des soldats de l’Armée rouge blessés. Sur le quai, j’entendis la conversation suivante. « On les a capturés vers Soudja. Ils se rendaient, les salauds, ils levaient les bras et criaient « Pitié camarade, nous sommes des appelés ! » Tu parles ! On les a tous achevés. » — « Ils n’ont pas d’appelés, eux ! Ce sont tous des volontaires (29) ! », répondit l’autre. « Et quand ils t’attrapent, ils sont sans pitié. »
Le train pour Lgov en provenance de Moscou arriva tard. Il y avait un wagon de passagers, mais je préférai monter dans un wagon de marchandises. J’en avais assez de tous ces contrôles. Et c’est vrai que dans notre wagon de marchandises, on nous laissa tranquilles jusqu’à Lgov. Il y avait peu de monde dans le wagon, surtout des paysans. Le sol était recouvert d’un tapis de feutre crasseux. Je m’allongeai. Quelques instants après, je sentis qu’il y avait des bêtes qui se promenaient sur moi. « Ce ne sont tout de même pas des poux ! », me dis-je. Cela ne m’était encore jamais arrivé. Un paysan maigrichon de notre wagon les remarqua lui aussi. « Ah, les poux, les poux ! Ca y est ! Y sont là ! », dit-il avec philosophie. En écoutant les paysans, j’appris qu’ils venaient presque tous de la province d’Orel (« de Dorel », comme ils disent) où il y avait une terrible pénurie de sel, qui du coup est devenu très cher. En Ukraine, dans les districts de Soumy, ou même de Korenevo, il y avait tout le sel qu’on voulait, et il était bon marché, ils allaient donc en chercher. Cela me fit penser que si on me demandait ce que j’étais venu faire à Korenevo, je pourrai répondre que j’étais moi aussi venu chercher du sel ! Parmi les passagers, certains remarquèrent ma belle valise de cuir. Ils me demandèrent. « Tu l’as eue où, ta valise ? » ou encore. « Tu me la vends ? » Cela continua pendant tout le trajet jusqu’à Korenevo. Un « camarade rouge » me dit même. « Tu as tué un officier, et tu lui a pris sa valise. Qu’est ce que tu vas en faire ? Vends-la-moi ! » Je fus très piqué de sa supposition, mais ne répondis rien. Je me dis même que c’était parfait, qu’ils me prenaient pour un des leurs.
Le matin, nous arrivâmes à Lgov. J’appris que le train pour Korenevo partait bientôt. En écoutant les bavardages des bonnes femmes qui attendaient ce même train, j’entendis que, pour me rendre à Korenevo, je devais obtenir une autorisation du commandant de la gare. J’allai le voir. Le commandant était installé dans une petite pièce du bâtiment de la gare de Lgov. Le camarade Kahn ne payait pas de mine, c’était un homme d’âge moyen en uniforme militaire. Il parcourut rapidement mes documents, le laissez-passer de la Tcheka, et me donna un papier dûment signé et tamponné m’autorisant à me rendre jusqu’à la gare de Korenevo, en date du 10 septembre (n. st.) (30) 1919.
Le train était composé de wagons de marchandises découverts. Parmi les passagers, des soldats de l’Armée rouge, des cheminots, des paysannes, des habitants du coin. J’entendis pour la première fois des jurons blasphématoires. Les soldats rouges ne s’exprimaient qu’ainsi. Quand je travaillais à Vesyegonsk, on entendait beaucoup de jurons, mais jamais ni les ouvriers ni qui que ce soit d’autre ne blasphémait. Je ne devais par la suite rien entendre de semblable dans l’Armée blanche. Les jurons blasphématoires étaient en quelque sorte le signe distinctif de l’Armée rouge. En entendant ces jurons, les paysans et leurs femmes semblaient horrifiés et révulsés. « C’est effrayant d’entendre ça, dirent-ils. Si tu veux jurer, tu es libre, mais pourquoi t’en prends-tu aux choses sacrées ? » Un jeune soldat, un gars assez nigaud, raconta aux femmes ses « exploits de guerre ». « C’est ainsi que je les tuais toujours, en les sabrant en croix, comme ça. » Et il fit le geste de frapper un homme à terre. « Mais dis-donc, s’indignèrent les femmes, on n’a pas le droit de faire ça ! »
Personne ne faisait attention à moi. Quelques heures plus tard, nous arrivâmes à Korenevo. Je m’extirpai du wagon. Il faisait un temps splendide, ensoleillé, mais on sentait l’automne approcher. Les nuits étaient froides. Les feuilles commençaient à jaunir. Il y avait relativement peu de monde dans la gare, et peu de wagons sur les voies. Que faire maintenant ? Attendre les Blancs ? Combien de temps ? Sur les murs, il restait bien quelques lambeaux d’affiches arrachées, des ordres et avis à la population édictés par Denikine (reconnaissables immédiatement, car rédigés selon l’ancienne orthographe (31)), que je lus avec un sentiment mitigé de joie et de tristesse, mais le front ne semblait pas très proche. On n’entendait pas de coups de feu. Apparemment, les Blancs avaient dû beaucoup reculer. Où allais-je les attendre ? De quoi allais-je me nourrir ? Déjà, je n’avais quasiment rien mangé depuis le matin. Il fallait essayer de marcher en direction des Blancs, mais il y avait mes bagages, qui étaient lourds. J’essayai de les porter, mais au bout d’un quart d’heure, je n’y tins plus. Et puis cette valise jaune, tout le monde la remarquait. Quelle idée de l’avoir emportée ! Ma décision était arrêtée. j’allais rentrer à Dmitriev, y laisserais toutes mes affaires ou presque, et reviendrais à Korenevo sans bagages. Peut-être que d’ici-là, la situation du front aura changé en mieux.
L’après-midi même, je repris le train pour Lgov. C’étaient les mêmes wagons découverts qu’à l’aller. Cette fois-ci, j’avais pour compagnons de route une dizaine de cheminots de Lgov. Ils se remémoraient la période d’occupation de Korenevo par les Blancs. « Il est impossible que les Blancs gagnent. Ils ne sont qu’une poignée. Regardez. Korenevo fut pris par une unité de trente-deux hommes seulement ! Je ne comprends pas comment ils ont fait pour occuper la moitié de la Russie. Ils n’y resteront pas. D’ailleurs les gens n’en veulent pas au pouvoir (32). » Je ne me mêlai pas à cette conversation.
Nous arrivâmes à Lgov à la nuit tombante. Ici, le décor avait totalement changé. Les voies étaient encombrées de convois de marchandises, la gare et les quais remplis de soldats de l’Armée rouge. À l’intention des soldats qui erraient sur les quais, un gramophone déversait sans interruption toutes sortes de textes de propagande bolchevique. Je me souviens notamment de la déclamation d’un poème de Demian Bedniy (33), au sujet d’un bolchevik et d’un menchevik qui font leur cour à la même jeune fille, lui exposent leur programme politique, et la jeune fille accorde sa sympathie au bolchevik et chasse le menchevik. Je passai la nuit dans le hall de la gare, où des centaines de personnes étaient couchées à même le sol de pierre, si serrées qu’il était difficile de se frayer un passage. C’étaient soit des soldats, soit des revendeurs ambulants.
À trois heures du matin, on nous réveilla. Contrôle des papiers, apparemment on cherchait des déserteurs. Comme d’habitude, le contrôle était fait par un militaire accompagné d’un soldat de l’Armée rouge avec un fusil à l’épaule. Un jeune gars n’était pas en règle, il fut arrêté malgré ses protestations. Le militaire examina attentivement mes papiers, mais n’y trouva visiblement rien à redire. Le matin, je pris le train pour Dmitriev, où j’arrivai après midi. La gare avait changé d’allure. Il y régnait une grande animation, beaucoup de wagons étaient sur les voies, mais surtout un point de ravitaillement pour les soldats de l’Armée rouge était apparu dans la gare, et un kiosque de propagande, où l’on pouvait se procurer les journaux de Moscou. Je n’en avais pas vu depuis mon départ de la capitale. Ils ne m’apprirent rien de nouveau, si ce n’est qu’en direction de Lgov et Vorojba (je ne me souviens pas exactement), il y avait des « combats défensifs ». Dans la langue des communiqués militaires bolcheviks, cela signifiait une offensive des Blancs. Le point de ravitaillement était quasi vide, et n’était d’ailleurs accessible qu’aux soldats de l’Armée rouge. Mais on me prenait pour l’un d’eux et on ne me fit aucune difficulté.
Je m’arrêtai de nouveau chez M. Il n’était pas là, il était encore parti avec le « communiste déçu » K., vaquer à ses affaires commerciales. Le lendemain, en ville, je tombai sur un autre kiosque de propagande qui n’était pas là auparavant, quelque chose comme une librairie improvisée qui vendait et distribuait des brochures bolcheviques. À l’extérieur, près de l’entrée du magasin, était affichée une grande carte de la province de Koursk. Cela me parut très intéressant, j’entrai et en demandai un exemplaire. On m’en vendit sans aucune formalité. C’était une carte à grande échelle, à dix verstes par pouce, mais malheureusement pas très détaillée. N’y étaient indiqués que les points de peuplement importants, villes et villages. Le hameau de Selino, destination de ma mission, n’y apparaissait pas, par exemple. En me fondant sur des indications orales, je m’étais fait une idée erronée de l’endroit où il se trouvait. En réalité, il ne se trouvait pas au nord-ouest du village Fateevka (non loin de la route Dmitriev-Sevsk), comme je le pensais, mais au sud-ouest. Cette erreur aurait pu avoir de graves conséquences.
J’étais tout de même fort satisfait de mon achat, cette carte allait pouvoir m’aider à m’orienter dans la région au moment où je traverserai la ligne de front. Cette carte était éditée par les Soviétiques, cela se voyait à ses légendes, rédigées selon la nouvelle orthographe. Comme elle était de très grande taille, j’en découpai la partie qui me semblait la plus importante (les districts de Lgov-Dmitriev-Korenevo et alentours) et la cachai dans ma poche. J’avais laissé toutes mes affaires, y compris ma malheureuse valise, chez M., et j’avais maintenant pour tout bagage un petit baluchon contenant du linge et une gamelle. Voilà deux jours que j’étais arrivé à Dmitriev, il n’y avait pas eu de trains auparavant, et je ne partis que le soir. Dans le wagon de marchandises où je montai, il y avait à nouveau des paysans de « Dorel ».
Au petit matin, le temps changea. Il faisait gris, il bruinait. Un des paysans jeta un coup d’œil par la porte du wagon et dit. « Ça se septembrise. » Il avait raison, nous étions justement le 1er septembre ancien style (34).
- Ancien colonel de l’armée impériale, A. M. Egorov (ou Iegorov) rejoignit les Rouges en 1918. Nommé à partir de l’été 1919 commandant de la 14e Armée soviétique sur le front méridional, il prit du 18 septembre au 1er octobre le commandement du front méridional contre Denikine. Par la suite, il fut promu maréchal d’Union soviétique. Il fut fusillé par Staline, comme presque tous les dirigeants militaires en vue qui avaient combattu les Blancs sur le front méridional. Les historiens ne sont pas tous d’accord sur la date de sa mort. D’après la Grande Encyclopédie soviétique (3e éd.), il mourut le 23 février 1939 (on ne précise pas qu’il a été fusillé). D’après d’autres sources (voir Robert CONQUEST, La Grande Terreur, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 934), il serait mort sous la torture.
- Je sus bientôt qu’il s’agissait de la 14e armée.
- En réalité, les bandes de Makhno passèrent à l’action le 13 septembre, et ce n’est que le 14 octobre qu’elles prirent Ekaterinoslav. Voir A. DENIKINE, Otcherki Rousskoï smouty [Essais sur les troubles russes], Paris, 1923, t. V, p. 235.
- En traduction littérale, on lui donna un « passeport de loup ». Avant la Révolution, on marquait d’un signe particulier les passeports des opposants politiques dangereux (révolutionnaires). Les porteurs de tels passeports n’avaient plus accès à l’enseignement supérieur ni à la fonction publique (NdT).
- C’est inexact. Tout comme les Rouges, les Blancs pratiquaient la mobilisation depuis 1918. Voir M. GREY et J. BOURDIER, Les Armées blanches, op. cit., p. 182-183 (NdR).
- Pour « nouveau style » ; le calendrier julien avait été adopté par le gouvernement bolchevique le 31 janvier 1918. Voir « Avant-propos de l’auteur », n. 2 (NdR).
- Le 2 octobre 1918, le Sovnarkom avait émis un décret de réforme et de simplification de la grammaire et de l’orthographe russes. Certaines lettres avaient notamment été supprimées. Cette réforme n’ayant pas été acceptée par les Blancs, on pouvait aisément distinguer les publications des uns et des autres (NdR).
- Les sources soviétiques donnent des informations intéressantes sur les effectifs de l’Armée blanche dans cette région à ce moment-là. « En direction de Gloukhovo (district Vorojba-Korenevo-Lgov, c’est-à-dire sur une longueur de front de 100 à 150 verstes). 1er et 2e régiments Drozdovsky — 10.800 sabres et baïonnettes. En direction de Dmitriev. régiment de Samourie — 4.960 baïonnettes, 750 sabres. Au total, 18.108 baïonnettes, 4.173 sabres, 245 pièces d’artillerie. » (Voir Grazhdanskaya voïna na Ukraïne [La guerre civile en Ukraine], Moscou, t. II).
- Ephim Alexeïevitch Pridvorov (1883-1945), alias « Demian Bedniy » [Damien le Pauvre], poète, écrivain et propagandiste bolchévique (NdR).
- Voir « Avant-propos de l’auteur », n. 2 (NdR).