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II

Telles furent, dans les grandes lignes, mes relations avec le métropolite Nicolas de 1951 à 1956, pendant que je séjournais à Oxford. Ce n’est qu’en été 1956 qu’il me fut donné de le rencontrer personnellement, lors de mon premier voyage en URSS après trente-six ans d’interruption. Le patriarcat de Moscou avait invité un groupe de pèlerins de l’exarchat d’Europe occidentale, parmi lesquels l’archimandrite Denis Chambault (23), Vladimir N. Lossky (24), Olivier Clément (25) et Dimitri D. Obolensky (26), à visiter l’Union soviétique. Je faisais moi aussi partie du groupe. Notre séjour en Russie eut lieu entre le 9 et le 16 août ; nous visitâmes Moscou, la Laure de la Trinité-Saint-Serge, Vladimir, Leningrad et Kiev (27).

C’était probablement la période (et peut-être même l’année) la plus faste dans la vie de l’Église russe après la révolution. La terreur s’était relâchée, les prisonniers rentraient des camps, la déstalinisation était en cours, Khrouchtchev n’avait pas encore pris en main la totalité du pouvoir et il n’y avait encore aucun signe des nouvelles persécutions qui allaient s’abattre avec force sur l’Église à la fin des années cinquante. Les milieux ecclésiaux étaient pleins d’optimisme et d’énergie, on parlait de l’ouverture de nouvelles églises, de séminaires, etc.

Nous ne rencontrâmes pas le patriarche lors de cette visite, car il était en vacances à Odessa, mais nous vîmes plusieurs fois le métropolite Nicolas. À notre arrivée, il nous réserva un accueil charmant dans les locaux du patriarcat de la rue Tchisty, il s’adressa tout d’abord à notre groupe dans son entier, avant de s’entretenir avec chacun de nous en particulier. Il manifestait un vif intérêt pour la vie de l’Église en Occident. Son cœur de pasteur était manifestement blessé par l’histoire du jeune hiéromoine anglais Séraphim Robertson, homme plein de talent et qui semblait très prometteur, mais qui avait soudain tout abandonné pour se marier. Le métropolite Nicolas nous questionna pour savoir comment une chose pareille avait pu se produire. Il semblait plus affecté encore par l’affaire de l’archiprêtre Eugraphe Kovalevski (28) qu’il appréciait beaucoup et avec qui il avait sympathisé. « N’y a-t-il aucun espoir de le voir revenir au sein de notre Église ? », demanda-t-il.

Lors de notre entretien privé, nous parlâmes longuement du Mont Athos et je fus très heureux de trouver en lui une connaissance et une compréhension rares des affaires de l’Athos chez les hiérarques russes contemporains. À sa question sur les mesures concrètes par lesquelles on pouvait aider le monachisme russe, je répondis. « Il faut obtenir des autorités grecques l’autorisation pour dix personnes de se rendre au Mont Athos pour devenir moines au monastère de Saint-Pantéléimon. Il faut se limiter à dix personnes pour commencer, par crainte d’effrayer aussi bien les monastères grecs que les autorités civiles, ce qui n’est pas souhaitable. Mais un groupe plus réduit aurait des difficultés à s’adapter et ne pourrait pas apporter de renouveau à un monastère en déclin. Notre requête d’accès pour des moines de Russie est justifiée par une tradition séculaire et par des accords internationaux ; le gouvernement grec pourra difficilement nous opposer un refus, même s’il tentera de le faire. Il est surtout important de rester dans le cadre de la loi et d’agir par l’intermédiaire du patriarcat œcuménique. »

Je développai ces idées au métropolite Nicolas. « Il ne serait pas sage de soulever la question d’une révision des statuts de l’Athos qui, bien que souvent injustes, ont force de loi. Sinon, il faudrait aussi contester la juridiction du patriarcat de Constantinople, la nationalité grecque des moines russes, etc. Par ces contestations, nous n’obtiendrions rien d’autre que l’inimitié des moines athonites grecs ainsi que celle de l’opinion publique et les résultats en seraient désastreux pour nous. Le gouvernement grec prendrait prétexte de nos prétentions pour refuser l’accès à des moines de Russie. Pour l’heure, une seule chose compte. obtenir l’admission d’un premier groupe de moines russes, sans quoi le monachisme russe à l’Athos mourra, le monastère de Saint-Pantéléimon passera aux Grecs et on ne pourra plus jamais le récupérer. »

Le métropolite Nicolas approuva mes paroles et souligna qu’il ne convenait pas de contester les lois athonites existantes, et encore moins la juridiction du patriarcat de Constantinople sur les communautés russes du Mont Athos. « Puisqu’ils ont été, par le passé, au sein du patriarcat de Constantinople, comment pourrions-nous exiger qu’il en fût autrement maintenant ? Nous ne voulons qu’une chose. l’admission de moines russes sur le Mont Athos ; c’est là notre tâche principale. »

J’étais heureux d’une telle position. la compréhension que le métropolite Nicolas semblait avoir de la situation au Mont Athos était « rare », car l’année précédente, en 1955 à Londres, il m’avait été donné de discuter sur le même thème avec le métropolite Pitirim. Je lui avais dit à peu près la même chose que ce que je venais d’expliquer au métropolite Nicolas, mais sa réaction avait été tout autre. Le métropolite Pitirim m’avait interrompu en frappant du poing sur la table et s’était exclamé avec irritation. « Non, vous avez tort. La question du Mont Athos a été abordée par notre Saint-Synode et il a été décidé d’exiger que nos monastères passent sous notre juridiction ! » — « Mais c’est impossible », avais-je répondu. — « Nous en avons décidé ainsi », insista le métropolite Pitirim.

Voyant qu’il était inutile de discuter avec lui, je n’avais pas poursuivi cette conversation et m’étais senti attristé à l’idée que nos hiérarques, par leur méconnaissance de la situation et leur obstination, allaient mettre à mal la situation du monachisme russe au Mont Athos.

J’étais d’autant plus heureux de constater maintenant la largesse d’esprit et la compréhension pénétrante de ce sujet délicat par le métropolite Nicolas, de trouver celui-ci prêt à entendre les opinions de personnes qui parlaient d’expérience.

Nous rencontrâmes encore une fois le métropolite Nicolas et, à cette occasion, il m’offrit une croix pectorale ornée, de celles que portent généralement les archimandrites, alors que je n’avais même pas encore reçu la croix simple en or. « C’est un cadeau de Sa Sainteté le patriarche, me dit-il, je lui ai parlé par téléphone à Odessa. Ne me dites pas que cela ne correspond pas à votre rang (j’étais seulement hiéromoine à ce moment-là), le patriarche vous donne sa bénédiction pour la porter. » Lorsque, quelques jours plus tard, nous rendîmes visite à la mère Euphrosyne, sœur du patriarche, au monastère de la Protection-de-la-Mère-de-Dieu à Kiev, celle-ci me fit la remarque que la croix que je portais ne correspondait pas à mon rang. Je lui expliquai que c’était sur la bénédiction du patriarche lui-même et elle en fut étonnée.

La veille de notre départ, nous eûmes une dernière entrevue avec le métropolite, à l’hôtel Sovietskaïa (l’ancien Iar), lors d’un banquet qu’il donnait en notre honneur. C’était déjà le carême de la Dormition et nous étions vendredi, le repas suivait donc strictement les règles du jeûne. On ne nous servit pas même de poisson, mais les mets étaient abondants, variés et recherchés. Le métropolite Nicolas se comportait en hôte charmant, accueillant et attentionné ; dans son discours, il eut un mot pour chacun de nous en particulier, ainsi que pour notre groupe en tant que délégation de l’exarchat d’Europe occidentale. Il n’évoqua que des thèmes ecclésiaux, ne dit pas un mot à portée politique ni ne fit la moindre allusion à la « lutte pour la paix ». Il m’appelait « notre cher Athonite ».

Après une si longue absence de Russie, il m’était difficile d’espérer, dès ma première visite en URSS, d’établir des relations de confiance avec des personnes qui non seulement seraient au courant des affaires de l’Église mais qui, de plus, oseraient parler franchement. Cependant même maintenant, après de nombreuses années et à la lumière de l’expérience des voyages ultérieurs, je continue à penser que nos impressions d’alors étaient en grande partie exactes. l’Église menait à ce moment-là une vie relativement calme et sereine.

Pour conclure, je dirai que lors de ce séjour en Russie en 1956, je n’eus pas l’occasion de parler avec le métropolite Nicolas de la situation de l’Église en URSS ; il n’aborda pas cette question de lui-même et je ne lui demandai rien. De manière générale, nos conversations, même si elles se déroulaient sur un mode cordial, restèrent assez superficielles (exception faite de notre entretien à propos du Mont Athos). On peut dire la même chose de la majorité des rencontres et contacts que nous eûmes lors de ce séjour.

À mon retour en Grande-Bretagne, ma correspondance avec le métropolite Nicolas se poursuivit et devint même plus fréquente. Il se mit à répondre à mes vœux pour Pâques et pour Noël par des lettres chaleureuses, parfois même assez longues, il s’intéressait aux affaires de l’Athos et exprimait sa reconnaissance de me voir « ainsi dévoué et préoccupé des moyens de compléter les effectifs du monastère de Saint-Pantéléimon du Mont Athos par des moines russes » (Lettre du 12 janvier 1957).

Je reçus aussi une lettre dans laquelle il me remerciait du récit de mon voyage d’août-septembre 1957 en Grèce et à Constantinople et particulièrement de la description de mon entretien avec le patriarche œcuménique Athénagoras (29) à propos de l’Église de Finlande (30). Cette conversation avait été l’initiative du patriarche lui-même car mon voyage au Proche-Orient avait un objectif purement scientifique ; je venais pour consulter les manuscrits de saint Syméon le Nouveau Théologien et évitais de prendre la moindre initiative ecclésiale, n’ayant aucun mandat en ce sens de l’Église russe. « Je suis heureux d’apprendre, écrivait le métropolite Nicolas dans sa lettre datée du 31 décembre 1957, que le patriarche œcuménique Athénagoras est satisfait du règlement de la situation de l’Église orthodoxe de Finlande. Nous sommes déterminés à adopter une ligne de conduite similaire pour résoudre les situations de ce type et espérons pouvoir compter sur la même bienveillance de sa part, notamment en ce qui concerne le règlement de la question [du Mont Athos] pour laquelle nous n’avons à ce jour reçu aucune réponse du patriarcat œcuménique. Nous serons toujours heureux de connaître vos suggestions, dictées par votre dévouement à la cause de notre sainte Église. »

Notre correspondance avec le métropolite Nicolas était intéressante et portait sur des sujets variés. Il portait un intérêt vif et bienveillant à mes travaux en vue de la publication des œuvres de saint Syméon le Nouveau Théologien. Il se fait que l’un des plus précieux manuscrits des Catéchèses de saint Syméon le Nouveau Théologien se trouvait au Musée historique de Moscou. Il aurait été impensable d’envisager une publication critique du texte grec sans y inclure ce manuscrit. Pendant plusieurs années (de 1952 à 1956), j’avais tenté par tous les moyens d’obtenir un microfilm ou une photocopie de ce manuscrit, mais toutes mes tentatives, y compris par l’intermédiaire de l’ambassade de Grande-Bretagne à Moscou, étaient restées vaines. Tantôt le Musée historique ne me répondait pas, tantôt il me faisait savoir que le manuscrit était dans un état tel qu’il était techniquement impossible de le photographier (je compris par la suite que ce n’était pas la vérité, mais un prétexte pour refuser). En août 1956, lors de mon séjour à Moscou, je me rendis personnellement au département des manuscrits du Musée historique et pus vérifier que mon manuscrit se trouvait dans un état tout à fait satisfaisant. Les silences ou les refus de la direction du Musée s’expliquaient par le fait que ce musée ne possédait pas le matériel nécessaire au microfilmage des documents, ce que la direction avait honte d’avouer. L’unique solution était de photographier ces manuscrits avec un appareil photographique classique, et le musée en possédait un, mais en raison de la longueur du manuscrit (environ deux cents pages) cette solution se serait avérée très onéreuse.

Je m’adressai au métropolite Nicolas pour lui demander son appui dans le but d’obtenir une photocopie du manuscrit, il me promit de faire son possible. Et effectivement, huit mois plus tard, en mars 1957, je reçus à Oxford d’excellents clichés du manuscrit tant désiré, ce dont je suis très reconnaissant au métropolite Nicolas. Il a rendu possible l’achèvement de mon travail.

Il est vrai que par la suite un des détracteurs du métropolite Nicolas, lorsque je lui racontai l’histoire des clichés du manuscrit et de l’aide reçue, me dit. « Vous pensez que c’est le métropolite qui vous a aidé ? Vous vous trompez, il se contente toujours de promettre, mais ne fait jamais rien. Vous n’auriez jamais vu la fin de votre affaire sans l’intervention d’un jeune collaborateur du patriarcat, un ancien élève de l’académie de théologie de Moscou qui, de sa propre initiative, désirant vous venir en aide, a pris les choses en main. Il s’est rendu plusieurs fois personnellement au Musée historique, a fait les démarches nécessaires et a fini par tout arranger. » Je pense que c’est là une spéculation injuste. Il se peut que le métropolite Nicolas ait délégué la réalisation matérielle de ma requête à cette personne, ce qui est bien naturel, car on ne pouvait tout de même pas s’attendre à ce que le métropolite aille en personne faire des photocopies au musée. Mais il y avait aussi à régler le côté financier de l’affaire, ce dont je suis encore plus redevable au métropolite Nicolas. Pour ces photocopies, on m’avait, en effet, réclamé une somme défiant l’imagination (20.000 roubles de l’époque, ce qui équivalait à 2.000 dollars), dont je ne disposais pas. Il y eut une décision spéciale du Saint-Synode pour la prise en charge de ces frais. Le métropolite Nicolas avait fait le nécessaire pour la délivrance de cette somme.

J’eus également affaire au métropolite Nicolas pour l’envoi de théologiens des académies de théologie de Russie à des congrès scientifiques et théologiques, notamment aux congrès d’études patristiques qui se déroulèrent à Oxford en 1955 et 1959 ainsi que pour le congrès de byzantinologie de Munich en 1958. J’écrivis à plusieurs reprises au métropolite Nicolas pour lui dire combien il serait profitable à nos théologiens de rencontrer des chercheurs occidentaux et combien serait bénéfique une telle rencontre pour le prestige de l’Église russe en Occident. Dans le même temps, je m’étais adressé au Dr Cross, organisateur du congrès d’études patristiques, lui demandant d’envoyer aux académies de Leningrad et Moscou des invitations collectives, ainsi que des invitations individuelles à certains théologiens comme l’évêque Michel (Tchoub) (31) et le professeur Ouspensky (32). Mais mes efforts furent vains. on envoya au congrès de 1955 les professeurs Pariïsky (33) et Zborovsky de l’académie de Leningrad, qui ne connaissaient aucune langue étrangère et qui, pour cette raison, ne purent participer activement aux travaux du congrès.

Je regrettai particulièrement l’absence de l’évêque Michel (Tchoub) qui parlait plusieurs langues européennes, avait beaucoup écrit sur les œuvres de Méthode d’Olympe et dont la participation à ce congrès semblait s’imposer. Il y avait été personnellement invité et il désirait venir, mais n’arriva pas. Je fus déçu et étonné. comment le métropolite Nicolas avec son intelligence et sa compréhension des choses n’était-il pas conscient que la participation de l’évêque Michel au congrès de patristique était légitime et utile à l’Église ? Il est possible que le choix de ces intervenants ait été dicté par des facteurs indépendants de la volonté du métropolite Nicolas, mais je ne pouvais que le subodorer.

Il se trouve que deux mois avant le congrès en question, lors d’une réception en l’honneur du métropolite Pitirim et de la délégation qui l’accompagnait, je fis connaissance, par hasard, d’un certain Tikhvinsky, conseiller de l’ambassade soviétique à Londres (la réception était donnée par des Anglicans et ne se tenait pas à l’ambassade soviétique). Ayant appris que j’étais russe, il m’accosta de lui-même. C’était un monsieur aux manières fort désinvoltes, parfaitement ignare de tout ce qui concernait l’Église ou la religion (de plus, je lus par la suite dans les journaux qu’il avait été expulsé des États-Unis et transféré à Londres en raison d’activités « incompatibles avec les fonctions diplomatiques »). Pendant la conversation, il me demanda quelle impression produisait la délégation de l’Église russe sur les Anglais. Bien entendu, je n’en dis que du bien et, profitant de l’occasion, lui mentionnai le congrès de patristique à venir, lui expliquant combien il était important que des membres de nos académies de théologie y assistent, combien cela accroîtrait en Grande-Bretagne le prestige de l’Église russe et, par là même, celui de l’Union soviétique (j’avais délibérément avancé ce dernier argument pour donner du poids à mon discours, sachant à qui j’avais affaire). Il me fallut un certain temps pour lui faire comprendre ce qu’était la patristique, et d’autres nuances qu’il ne saisissait que difficilement. « Et quel rapport cela a-t-il avec le nouveau dogme de la divinisation de la Vierge Marie ? », demanda-t-il soudain (il voulait sans doute parler du dogme catholique-romain de l’Assomption, récemment (34) promulgué par le pape). — « Aucun rapport, lui dis-je, vous parlez d’un dogme catholique-romain, alors que moi je vous parle d’un congrès scientifique de théologiens de diverses confessions chrétiennes. »

Tikhvinsky parut rassuré (les relations entre le pouvoir soviétique et le Vatican étaient des plus tendues à cette époque). — « Et vous pensez que nos théologiens seront au niveau de la théologie occidentale ? »

Je décidai de faire une entorse à la vérité et répondis que, globalement, oui (bien qu’honnêtement, j’étais loin d’en être convaincu). « Et de qui dépend l’envoi de ces théologiens ? » demanda-t-il. — « Du patriarcat de Moscou, bien sûr, mais si l’ambassade soviétique de Londres écrivait à Moscou qu’il est souhaitable que l’on envoie des théologiens russes à ce congrès, cela nous faciliterait grandement la tâche. » — « D’accord, dit Tikhvinsky, nous essayerons d’arranger cela. »

Il est difficile d’affirmer avec certitude que cette conversation a eu une influence sur le cours des événements et les invitations, mais il est probable que oui, dans une certaine mesure. Il était seulement regrettable que l’évêque Michel (Tchoub) ne soit pas arrivé. Quand je le rencontrai, en 1958, à Londres, où il était venu avec le métropolite Pitirim pour représenter l’Église russe à la conférence de Lambeth, je lui demandai pourquoi il n’était pas venu au congrès de patristique et lui dis à quel point j’avais regretté son absence. Nous nous trouvions seuls dans sa chambre à l’hôtel Saint-James où il était descendu. « C’est le métropolite Nicolas qui m’a empêché de venir », me dit-il. — « Pourquoi ? », m’étonnai-je.

L’évêque Michel jeta (par habitude) un regard craintif autour de lui, tira sa chaise vers le centre de la pièce, comme s’il y avait des micros dissimulés dans les murs et me dit à mi-voix. « Je vous demande de ne répéter à personne ce que je vais vous dire. Le métropolite Nicolas a beaucoup de qualités et des talents exceptionnels, mais il a un talon d’Achille qui gâche tout. son orgueil démesuré. Il veut toujours être non seulement le premier partout, mais le seul. Regardez le Journal du patriarcat de Moscou, on n’y publie que ses homélies, comme s’il n’y avait en Russie aucun autre bon prédicateur ! C’est la même chose pour tous les congrès et conférences. Il veut toujours être le seul. Et comme il comprend bien qu’il ne peut pas faire l’affaire pour un congrès de patristique, il préfère qu’il n’y ait personne, et surtout pas moi. Il m’a littéralement interdit de venir. »

J’étais sidéré. L’évêque Michel était certes assez impulsif et ne savait parfois pas tenir sa langue, mais il était de bonne foi et c’était un homme de cœur. Et je ne pouvais entièrement contester le portrait qu’il venait de faire du métropolite Nicolas ; au plus, il avait peut-être un peu noirci le tableau. D’ailleurs, il reconnaissait lui-même de nombreux mérites au métropolite Nicolas.

Plusieurs années plus tard, je lus dans le journal Science et Religion (n° 4, 1969) un article écrit par le célèbre renégat Ossipov (35), prêtre défroqué, qui sous le titre « Mes évêques » avait publié ses souvenirs dans un esprit tout à fait athée et dénué de bienveillance, bien que restant dans les cadres de la décence et d’une certaine objectivité. En évoquant le métropolite Nicolas, il insistait sur le même trait de caractère. cet orgueil démesuré, et reprenait, à ce propos, presque mot à mot les paroles de Mgr Michel (Tchoub).

Début février 1957, je reçus une lettre de notre exarque l’archevêque Nicolas (Eremine), dans laquelle il m’informait que « sur proposition de Son Éminence le métropolite Nicolas, en récompense de vos travaux scientifiques et théologiques et par décision du 25 janvier 1957 de Sa Sainteté le patriarche Alexis (36), vous êtes élevé au rang d’archimandrite (37) » ce qui était relativement inattendu.

Je dis « relativement inattendu », car la croix d’archimandrite qui m’avait été remise six mois auparavant à Moscou pouvait être considérée comme une allusion au désir du patriarcat de m’élever à ce rang. Cela restait cependant inattendu pour moi, car je n’avais pas pensé à cela et surtout, il était de mise d’être higoumène (38) avant de devenir archimandrite. Le patriarcat m’élevait directement au rang le plus élevé sans passer par l’étape intermédiaire. De plus, l’initiative provenait entièrement du métropolite Nicolas, alors que, dans notre exarchat, le droit d’attribuer le rang d’archimandrite revenait au seul patriarche de Moscou. En outre, alors que la coutume voulait que la proposition en soit faite par notre exarque, dans le cas présent, celui-ci n’était même pas au courant de la démarche inattendue du métropolite Nicolas.

Les choses se passèrent tout autrement pour mon intronisation épiscopale. C’est notre exarque, l’archevêque Nicolas (Eremine) qui prit l’initiative cette fois. après une conversation que nous eûmes à la fin de 1957, il s’adressa au patriarcat en lui demandant ma nomination en tant qu’évêque auxiliaire pour la France. Je ne sais pas quel fut le rôle du métropolite Nicolas dans cette affaire. Il est possible que l’exarque l’ait consulté avant de prendre sa décision, mais j’en doute. On peut supposer que le métropolite appuya la requête de l’exarque après la visite en France en 1958 d’une commission de contrôle officieuse du patriarcat (officiellement, il s’agissait d’un simple « groupe de pèlerins ») composée de l’archiprêtre Statov et d’A. S. Bouïevsky (39), qui était secrétaire du métropolite Nicolas et son adjoint au Département des relations extérieures de l’Église. J’avais rencontré cette « commission » à Paris lors d’une de mes visites en France (j’habitais encore à Oxford).

Toujours est-il que le 26 mai 1958 arriva un décret me nommant second vicaire de l’exarque d’Europe occidentale (le premier vicaire étant l’évêque Antoine [Bloom], l’exarque actuel (40)), pour la France.

Dans une lettre du 10 juin 1958 qui accompagnait ce décret, le métropolite Nicolas me félicitait d’être ainsi « appelé au grand et saint service épiscopal. » Mon intronisation eut lieu à Londres le 14 juin 1959, avec un certain retard dû aux difficultés à obtenir un visa français.

Ces difficultés inquiétaient le métropolite Nicolas qui m’écrivit. « Il vous faut un lieu de séjour qui vous permette d’allier vos activités épiscopales avec votre travail de recherche » (lettre du 29 mars 1959).

Finalement les difficultés s’aplanirent et je pus enfin, en novembre 1959, déménager à Paris.

Maintenant, je voudrais raconter comment eut lieu ma nomination d’évêque de Bruxelles et de Belgique. C’est à notre exarque, l’archevêque Nicolas (Eremine) que revient dans une grande mesure l’initiative de cette nomination, suite au décès à Bruxelles, le 11 avril 1960, de Mgr Alexandre (Nemolovsky). Il semble même que cette décision rencontra quelques réticences de la part du métropolite Nicolas qui désirait nommer à Bruxelles son protégé et vieil ami viennois, l’archimandrite Arsène (Schilovsky) (41). L’exarque, venu à Bruxelles pour l’enterrement du métropolite Alexandre et pour s’informer de la situation et des dispositions de la communauté sur place, avait compris que tout retard dans la nomination d’un remplaçant à Mgr Alexandre risquait d’être lourd de conséquences, car nos schismatiques s’efforçaient régulièrement de nous prendre notre église Saint-Nicolas à Bruxelles.

Sachant que les fidèles de Bruxelles réclamaient ma nomination, l’exarque était très inquiet de la lenteur du patriarcat à prendre une décision, ainsi que du silence que ce dernier opposait à ses requêtes. Un jour qu’A. S. Bouïevsky lui avait téléphoné pour une affaire de routine, il lui demanda pourquoi ma nomination tardait tant et lui expliqua combien ce délai était dangereux pour les affaires de l’Église en Belgique.

Bouïevsky répondit. « Bien sûr, l’évêque Basile est un candidat tout à fait digne et qui ferait très bien l’affaire, mais vous savez, il y a d’autres candidats possibles pour le siège de Bruxelles. » — « Qui ça ? » demanda l’exarque. — « Eh bien, par exemple l’archimandrite Arsène. » — « Mais vous savez quel passeport il a ? » poursuivit l’exarque. — « Non », répondit Bouïevsky. — « Un passeport soviétique ! C’est absolument inacceptable pour les fidèles bruxellois. Je vous préviens que vous allez à la catastrophe si vous perdez encore du temps et ne nommez pas l’évêque Basile à Bruxelles. » — « Je vous remercie de vos remarques, nous en tiendrons compte. »

Ainsi s’acheva cette conversation téléphonique avec Moscou et, effectivement, par un décret du Saint-Synode du 31 mai 1960, je fus nommé évêque de Bruxelles et de Belgique. Dans le même temps, le diocèse de Bruxelles et de Belgique fut inclus dans l’exarchat d’Europe occidentale. Je déménageai donc à Bruxelles.

Il est intéressant de noter que la copie de ce décret fut signée par l’archimandrite Nicodème (Rotov), futur métropolite de Leningrad, alors chancelier du patriarcat (et remplaçant du métropolite Nicolas au Département des relations extérieures de l’Église russe). Mais j’évoquerai mes rencontres et mes longues conversations avec lui séparément (42).


  1. Père Denis (Chambault, 1899-1965), moine et prêtre orthodoxe d’origine française. Fondateur et recteur d’une communauté orthodoxe de rite « occidental » à Paris, relevant de l’Église russe.
  2. Vladimir Nicolaïevitch Lossky (1903-1958), émigré russe en France, philosophe et théologien orthodoxe.
  3. Olivier Clément (1921-2009), historien, poète et théologien orthodoxe d’origine française, auteur de nombreux ouvrages.
  4. Dimitri Dimitrievitch Obolensky (1918-2002), émigré russe en Grande-Bretagne, historien byzantiniste.
  5. Sur ce voyage, voir Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n°25 (1957), p. 22-28.
  6. Mgr Jean (Eugraphe) Kovalevsky (1905-1970), prélat orthodoxe d’origine russe, primat de la dénommée « Église catholique-orthodoxe de France », une communauté orthodoxe de rite occidental, non-reconnue par les Églises orthodoxes canoniques.
  7. Mgr Athénagoras Spyrou (1886-1972), prélat orthodoxe grec. Patriarche œcuménique de Constantinople (1948-72). Voir O. CLÉMENT, Dialogues avec le patriarche Athénagoras, Paris, Fayard, 1969.
  8. Ancien diocèse de l’Église russe, l’Église orthodoxe de Finlande avait rejoint (avec un statut d’autonomie) le patriarcat de Constantinople en 1923, situation qui ne fut acceptée par le patriarcat de Moscou qu’en 1957.
  9. Mgr Michel (Tchoub, 1912-1985), prélat et théologien orthodoxe russe. Évêque (1953), archevêque (1965).
  10. Nicolas Dimitrievitch Ouspensky (1900-1987), théologien laïc orthodoxe russe, professeur à l’académie de théologie de Leningrad.
  11. Lev Nicolaïevitch Pariïsky (1892-1972), théologien laïc orthodoxe russe, professeur à l’académie de théologie de Leningrad.
  12. Le 1er novembre 1950.
  13. Alexandre Ossipov (1911-1967), prêtre orthodoxe russe et professeur à l’académie de théologie de Leningrad. En 1959, sous la pression des autorités soviétiques, il renie publiquement sa foi et devient un propagandiste de l’athéisme. Voir Mgr JEAN de San Francisco, « L’affaire Ossipov », dans Le Messager orthodoxe, n° 10, Paris, 1960; S. L. FIRSOV, Apostassia. Ateist Alexandr Ossipov i epokha khrouchtchevskikh goneniy na Rouskouiou Pravoslavnouiou Tserkov’ [L’Apostasie. L’athéiste Alexandre Ossipov et l’époque des persécutions khrouchtchéviennes contre l’Église orthodoxe russe], Saint-Pétersbourg, Éd. Satis, 2004.
  14. Mgr Alexis (Simansky, 1877-1970), prélat orthodoxe russe. Patriarche de l’Église orthodoxe de Russie (1945-70).
  15. Voir n. 5.
  16. Dignité ecclésiastique orthodoxe, correspondant à celle de supérieur d’abbaye en Occident.
  17. Alexis Sergueïevitch Bouïevsky (1920-2009), laïc orthodoxe russe, collaborateur du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou.
  18. Mgr Antoine (Bloom, 1914-2003), prélat orthodoxe russe à Londres. Évêque (1957), archevêque titulaire de Souroge (1962), métropolite et exarque patriarcal d’Europe occidentale (1965-74). Prédicateur et auteur spirituel renommé.
  19. Père Arsène (Schilovsky, 1894-1969), prêtre et moine orthodoxe russe. A servi en Russie, puis à Prague, enfin à Vienne.
  20. Voir « Chapitre 2. Le métropolite Nicodème (Rotov) ».