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Mémoires d’Église

Jusqu’à mon départ de Grèce pour Oxford à la fin du mois de février 1951, je ne connaissais le métropolite Nicolas (Iarouchevitch) de Kroutitsy et Kolomna (1) que par l’intermédiaire du Journal du patriarcat de Moscou (2), dont les numéros ne me parvenaient en Grèce que sporadiquement. Dans les journaux russes de Paris et plus encore par les lettres ou les récits des personnes venues de France, j’avais lu ou entendu bien des choses sur le rôle du métropolite Nicolas dans l’affaire du retour du métropolite Euloge au sein du patriarcat de Moscou (3), ainsi que sur la forte impression qu’avaient produit sa personnalité et son talent de prédicateur sur les émigrés russes en France. Ce n’est que plus tard — vers la fin de mon séjour en Grèce — que j’eus vent de ses prises de position en matière de « défense de la paix », contre la bombe atomique, etc. Celles-ci ne me furent d’ailleurs décrites que dans les grandes lignes, par une personne qui venait de Paris et qui était acolyte à l’église russe d’Athènes.

Je m’étais globalement forgé du métropolite Nicolas l’image d’un homme d’Église éminent, proche collaborateur du patriarche, prédicateur remarquable et personnalité sachant charmer son public. Quand je fus arrivé en Grande-Bretagne, je pus lire systématiquement tout ce qui le concernait dans le Journal du patriarcat de Moscou. J’appris aussi de nombreux détails sur sa personnalité de la bouche de l’archimandrite (4) Nicolas (Gibbs) (5), un orthodoxe britannique, ancien professeur d’anglais des enfants de Nicolas II, qui avait suivi l’empereur dans son exil à Tobolsk et Ekaterinbourg et qui, après un passage par le schisme karlovtsien (6), avait été accepté au sein du patriarcat de Moscou par le métropolite Nicolas lors de la visite de ce dernier en Angleterre en 1945.

Le métropolite Nicolas avait fortement impressionné l’archimandrite Nicolas (Gibbs) qui avait apprécié l’intelligence de celui-ci et avait été charmé par sa personne agréable tout en restant, en raison de son caractère soupçonneux et de sa prudence d’Anglais « pur et dur », quelque peu méfiant à son égard. Le père Nicolas était troublé par les prises de position « pacifistes » du métropolite Nicolas et ses attaques particulièrement véhémentes contre l’Occident. Je lui répondais (et c’était mon intime conviction) qu’il ne fallait accorder aucune importance à ces déclarations « pacifiques » du métropolite, car il les faisait sous la contrainte et pour le bien de l’Église, en échange des privilèges et tolérances que Staline, dans les dernières années, avait assurément accordés à l’Église (7). Je dois avouer que je ne lisais quasiment jamais les déclarations politiques du métropolite Nicolas publiées dans le Journal du patriarcat de Moscou, tant elles me paraissaient dénuées d’intérêt. Mais je déplorais le tort qu’elles faisaient à la réputation de l’Église orthodoxe russe en Occident.

Il semble que le patriarcat de Moscou ait ignoré mon arrivée en Grande-Bretagne jusqu’en mai 1951, bien que le patriarcat et le métropolite Nicolas en personne aient été au courant des gros ennuis que m’avaient causé les autorités civiles et militaires grecques, qui m’avaient expulsé de l’Athos et avaient fini par me contraindre à quitter la Grèce (8).

En mai 1951, à l’occasion de mon ordination sacerdotale, l’archimandrite Nicolas (Eremine) (9), président du conseil de l’exarchat à Paris et futur exarque, dut demander la bénédiction au patriarcat. C’était indispensable pour me faire ordonner par l’évêque serbe Irénée de Dalmatie (10) qui résidait en Grande-Bretagne, en raison de l’absence, en Grande-Bretagne et même en France, d’évêque relevant de la juridiction du patriarcat de Moscou. Pour des questions de visa, il aurait été compliqué pour moi de me rendre en Belgique chez l’archevêque Alexandre (11), qui par ailleurs avait des relations compliquées avec l’exarchat de Paris.

S’étant préalablement assuré que l’évêque Irénée n’était pas un schismatique et que, bien que résidant en Grande-Bretagne, il restait rattaché au patriarcat de Serbie, le métropolite Nicolas donna par télégramme sa bénédiction pour mon ordination. Je fus ordonné hiérodiacre et hiéromoine (12) en l’église de Saint-Nicolas à Oxford, paroisse dont le recteur était l’archimandrite Nicolas (Gibbs) précité.

Quelques mois plus tard, je reçus de Moscou, par la poste, une lettre du métropolite Nicolas datée du 7 août, dans laquelle il me félicitait d’avoir reçu la « grâce du sacerdoce », m’assurait de ses prières à Dieu pour mon progrès spirituel et continuait ainsi. « J’aimerais que vous me disiez, très cher père en Christ, Basile, ce que vous avez pu observer de la vie de nos frères russes au Mont Athos et de notre situation générale là-bas à l’heure actuelle. Nous pensons que vous disposez de renseignements à ce sujet et serions très heureux si vous pouviez nous écrire à ce propos. »

Après quoi, le métropolite me proposait de lui faire part de mes « impressions sur [mon] travail pastoral et ecclésial » sur les lieux d’exercice de mon « service sacerdotal. »

Comme on le voit, cette lettre, à laquelle je ne m’attendais pas et qui me réjouit en raison de l’attention du métropolite Nicolas à mon égard, avait un contenu purement ecclésial.

Elle ne contenait pas l’ombre d’une incitation à prendre part au « combat pour la paix » ou d’autres activités du même acabit. Le désir du métropolite Nicolas de recevoir de moi, vieux moine de l’Athos ayant passé vingt-deux ans sur la Sainte Montagne, des informations sur le sujet, était tout à fait naturel et lui faisait honneur en tant que hiérarque de l’Église russe qui avait toujours pris à cœur les intérêts du monachisme russe au Mont Athos.

Je répondis au métropolite Nicolas par une lettre du 24 août 1951, dans laquelle je décrivais la situation des moines russes au Mont Athos et lui faisais part de mes suggestions pour leur venir en aide. Ces suggestions se ramenaient à une idée principale. il fallait s’efforcer d’obtenir la seule chose qui compte pour l’heure, l’admission de moines russes au Mont Athos, faute de quoi le monachisme russe y mourrait (13). Dans ma conclusion, j’écrivais qu’il y aurait encore bien des choses à dire sur le sujet, mais que c’était difficile par écrit et préférable de vive voix. Je ne voulais nullement laisser entendre que j’avais des secrets à révéler, mais qu’il était plus facile de donner une idée juste de toutes les subtilités de la situation sur le Mont Athos lors d’une conversation personnelle. Je ne sais pas comment mes paroles furent interprétées par le métropolite Nicolas, mais elles eurent des répercussions quelque peu inattendues.

Je ne me souviens pas parfaitement du déroulement chronologique des événements qui suivirent, mais il me semble qu’en octobre-novembre 1951, je reçus de Londres une lettre de Jérôme Kykkotis, hiérodiacre grec de ma connaissance, qui m’écrivait qu’un pasteur anglican de ses amis voulait absolument me rencontrer, et me demandait à quel moment je pourrais me rendre à Londres pour venir chez lui faire la connaissance de ce pasteur. Mais, étonnamment, il ne me donnait pas le nom de celui-ci…

Il faut préciser que ce Kykkotis m’avait été recommandé à Athènes par Mgr Georges (Papageorgiadis), ancien métropolite de Nevrokopion, que nous avions surnommé « orthodoxie ambulante », homme aux opinions très strictement orthodoxes et aux convictions très personnelles, mais certainement pas gauchiste. « Je vous recommande à Londres le père Kykkotis, il peut vous être utile, m’avait-il dit. Il y est propriétaire de la librairie Zénon où vous pourrez trouver de nombreux livres intéressants, grecs ou autres. Il faut cependant que je vous prévienne que Kykkotis est accusé d’être communiste. Mais c’est tout à fait injuste ; c’est son frère qui est communiste. Lui, il est tout simplement patriote chypriote, il a manifesté contre les Anglais pour l’indépendance de Chypre, ce qui n’a pas plu à ceux-ci et a amené l’Église grecque de Londres à l’accuser de sympathies communistes et l’exclure des rangs du clergé. Mais c’est un homme bon et un vrai chrétien. »

À Londres, j’avais rencontré Kykkotis plusieurs fois, j’avais acheté des livres dans sa librairie ainsi qu’une machine à écrire à clavier grec et nous avions bavardé de choses et d’autres.

Voilà pourquoi, quand je reçus la lettre de Kykkotis, je me dis qu’il s’agissait d’une rencontre œcuménique et ne supposai pas un instant qu’il puisse s’agir d’autre chose. Et je lui répondis que je viendrais bientôt d’Oxford à Londres pour rencontrer ce pasteur anglican.

À l’heure convenue (vers une heure de l’après-midi), je me présentai à la boutique de Kykkotis. Il était seul.

« Où est donc ce pasteur anglican ? », lui demandai-je. — « Il nous attend dans un restaurant près d’ici, où nous allons déjeuner ensemble. Il sera accompagné d’un autre de ses amis, je ne sais pas qui exactement, un autre pasteur probablement. » — « Et comment s’appelle celui qui voulait me rencontrer ? », demandai-je. Kykkotis nomma le pasteur anglican Stanley Evans (14). Ce nom ne me dit rien sur le moment, mais par la suite j’appris qu’Evans était assez connu pour être un « prêtre rouge » anglais, une sorte de petit Johnson (15), ce doyen de Canterbury connu pour ses tentatives de concilier communisme et christianisme et ses déclarations en faveur du pouvoir soviétique (16).

Nous entrâmes dans un restaurant petit mais agréable. Il était presque deux heures, aussi était-il quasiment vide. il y avait une ou deux personnes dans la première salle et nous étions seuls dans la salle du fond, ou plus exactement, il n’y avait là qu’Evans et celui qui l’accompagnait. On me présenta d’abord Evans. Il me donna l’impression d’un homme assez peu perspicace, voire naïf, mais ce n’était manifestement pas un méchant homme, plutôt discret et assez timide.

« Je suis très heureux de vous rencontrer, me dit-il. Vous étudiez les Pères de l’Église, moi aussi je les ai pas mal étudiés, on y trouve beaucoup de choses très intéressantes, particulièrement chez ceux d’avant le concile de Nicée. » — « Pourquoi seulement chez les pré-Nicéens ? », remarquai-je. À cet instant, le compagnon d’Evans s’approcha de moi et me dit en russe. « Bonjour ! Je suis très heureux de faire votre connaissance ! » — « Vous parlez russe ? », m’étonnai-je. — « Et comment donc ! Je suis russe. Je travaille même à l’ambassade soviétique ! »

J’étais estomaqué. Ma première idée fut de partir. D’exprimer mon mécontentement à Kykkotis de ne pas m’avoir prévenu à qui j’allais avoir à faire. Car je m’attendais à rencontrer des pasteurs anglicans et voilà qu’on m’imposait un employé de l’ambassade. En tant que membre du clergé, je ne voulais avoir de rapports avec aucune ambassade et surtout pas l’ambassade soviétique. Je savais par expérience, car il m’avait été donné en Grèce de me rendre à l’ambassade soviétique pour des questions d’ordre purement ecclésial concernant le Mont Athos, combien ces contacts étaient dangereux pour moi personnellement aussi bien que pour l’Église. Cela donnait en effet aux ennemis de notre Église un motif pour nous attaquer et nous nuire sous couvert de lutte contre le communisme. C’est pourquoi, j’avais fermement décidé de ne plus jamais avoir de contacts avec aucune ambassade soviétique, sauf pour l’obtention d’un visa. « Dans quelle histoire désagréable me suis-je retrouvé malgré moi ? », pensai-je. Le mieux serait de partir sans plus attendre ! Mais je ne le fis pas, en partie par crainte de causer un scandale qui porterait préjudice à notre Église et en partie mû par le désir de savoir de quoi il s’agissait. « Vous êtes de l’ambassade, répétai-je, et que voulez-vous donc ici ? » — « Je suis le secrétaire d’ambassade untel (il donna son nom, mais le temps l’a malheureusement effacé de ma mémoire). J’ai une commission pour vous de la part du métropolite Nicolas de Kroutitsy. Je pense que vous le connaissez, ou que vous avez entendu parler de lui ? »

À ces mots, je n’avais plus le choix, il fallait que je reste pour savoir de quoi il retournait. Nous nous assîmes tous les quatre pour déjeuner. Le secrétaire soviétique, qui maîtrisait mal l’anglais, se mit à passer commande avec l’aide d’Evans, tout en se plaignant à voix haute de la qualité exécrable de la cuisine anglaise et disant que la cuisine russe était bien meilleure, mais qu’il fallait bien se faire une raison. Dans l’ensemble, il donnait l’impression d’un type très sûr de lui, on peut même dire un cuistre, peu éduqué et mal dégrossi. Il raconta cependant qu’il avait étudié à l’université et qu’il était même inscrit en troisième cycle pour préparer une thèse. Notre conversation se poursuivit en russe pendant tout le déjeuner. Kykkotis et Evans, qui ne comprenaient pas le russe, ne dirent donc plus rien.

Il me posa tout d’abord quelques questions d’ordre général. « Que pense l’opinion occidentale des déclarations de l’Église russe en faveur de la paix, et tout particulièrement l’appel des trois patriarches. de Moscou, de Géorgie et d’Arménie (17) ? Ces déclarations ont sans doute fait sensation ? » — « Elles sont passées inaperçues, répondis-je. Personne ici ne s’intéresse à elles. »

Le secrétaire d’ambassade passa enfin au motif de sa présence. « Le métropolite Nicolas s’intéresse beaucoup à la situation des moines russes du Mont Athos et aimerait que vous lui en fassiez un rapport détaillé. Vous pourrez le transmettre par mon intermédiaire. » — « Je lui ai déjà écrit et envoyé tout ce que j’avais à dire », répondis-je. — « Oui, mais on ne peut pas tout confier à la poste. Vous pourriez peut-être donner au métropolite Nicolas des renseignements complémentaires que nous lui transmettrions. » — « Je vous remercie, mais je n’ai rien à ajouter et si, à l’avenir, il me vient le besoin de lui écrire quelque chose, je préférerai toujours le faire par la poste. Il n’y a rien de secret dans mes informations. Quant à écrire par l’intermédiaire de l’ambassade, ce n’est pas souhaitable ; c’est illégal et cela peut m’attirer des ennuis de la part des autorités anglaises. J’en ai fait l’expérience en Grèce (18) et je n’ai pas l’intention de la renouveler. D’ailleurs, je n’y vois actuellement aucune nécessité. » — « Pas pour l’instant, peut-être, mais demain qui sait, vous en aurez besoin, insistait le secrétaire. Vous ne pouvez pas tout écrire par la poste, or le métropolite Nicolas attend des renseignements de vous. Vous n’avez rien à craindre. Voilà ce que nous allons faire. Dans un mois ou deux, quand vous aurez accumulé de nouveaux renseignements, vous en ferez part à votre ami (Kykkotis) — en qui vous avez confiance, n’est-ce pas ? — qui le dira à Evans, lequel me le fera savoir. Alors nous nous rencontrerons à nouveau tous les quatre, ici ou dans un autre endroit. »

Je m’obstinai à répéter qu’il n’y aurait pas d’occasion de la sorte et que je n’envisageais de communiquer que par la poste. — « Non, non, réfléchissez-y à tête reposée. Vous me ferez signe par l’intermédiaire de votre ami. J’attendrai. »

Notre conversation n’alla pas plus loin. Le secrétaire demanda l’addition et paya pour nous tous avec ostentation, exhibant son portefeuille plein à craquer de livres anglaises.

Je décidai fermement de ne donner aucune suite aux propositions du secrétaire d’ambassade et d’éviter à l’avenir toute rencontre avec lui. Par crainte des bavardages, je décidai aussi de ne raconter à personne ce qui venait de m’arriver, à l’exception de l’archimandrite Nicolas (Gibbs), recteur de la paroisse où je servais et qui m’hébergeait dans sa maison à Oxford. Il ne me sembla pas possible de lui cacher ma rencontre involontaire avec le secrétaire d’ambassade soviétique, d’autant qu’il était anglais et qu’il avait des relations importantes dans divers milieux et probablement même dans la police, ce qui pouvait m’être utile au cas où cette affaire m’attirerait des ennuis. Je me rendis donc immédiatement chez lui (heureusement, il se trouvait à Londres à ce moment-là) et lui racontai tout dans les moindres détails, en soulignant mon intention de ne plus avoir le moindre contact avec le secrétaire d’ambassade. Le père Nicolas m’écouta attentivement, approuva mon comportement et mon refus et promit de n’en parler à personne.

Quelques temps après cependant, j’appris de façon indirecte (par S. N. Bolchakov (19), un de nos amis communs avec le père Nicolas) que les services secrets anglais étaient au courant de ma rencontre dans un restaurant avec le secrétaire d’ambassade, de sa proposition d’envoyer des lettres par son intermédiaire et de mon refus. Apparemment, ils avaient interrogé le père Nicolas Gibbs à ce sujet, et le père Nicolas en avait parlé à Bolchakov malgré sa promesse de n’en rien dire à personne.

Mais comment la police anglaise avait-elle eu vent de l’affaire ? Il n’y avait personne d’autre que nous dans la salle du restaurant où nous avions déjeuné. Je ne pense pas qu’Evans ou le père Kykkotis aient pu me dénoncer (quoique ?), cela ne leur ressemblait vraiment pas et d’ailleurs ils ne comprenaient pas le russe. Il y avait bien quelqu’un dans la pièce voisine, au début du moins, mais il eut été impossible, d’aussi loin, d’entendre ce que nous disions, sans matériel spécialisé. Peut-être que le secrétaire était surveillé (à l’époque, ce n’était pas exclu). on avait surpris son déjeuner avec moi, on s’était alors adressé au père Gibbs pour plus de renseignements et il avait répété ce que je lui avais raconté. Je pense que c’est là l’explication la plus vraisemblable. Si c’est le cas, je me félicite de n’avoir rien caché au père Nicolas Gibbs.

En ce qui me concerne, cet épisode m’inspira toutes sortes de sentiments et de pensées. J’étais mécontent et inquiet. On avait tenté de m’entraîner malgré moi sur un chemin que je me refusais à suivre, on m’avait détourné de mes activités théologiques et pastorales. En même temps, j’étais très impressionné des relations dont disposait le métropolite Nicolas au sein de l’appareil gouvernemental soviétique et de l’empressement avec lequel les employés de l’ambassade soviétique accédaient à ses demandes. Sans doute, ne pouvait-on reprocher au métropolite Nicolas de vouloir s’informer de la situation des moines russes du Mont Athos ; il était même de son devoir pastoral de le faire. Et il ne m’avait demandé que des informations à caractère purement ecclésial. Mais je ressentais une certaine amertume devant la façon abrupte qu’il avait de me mettre en contact avec des employés de l’ambassade soviétique. Sans me consulter au préalable pour savoir si j’étais d’accord ou si cela ne me faisait pas courir des risques, il m’impliquait dans une transmission de lettres via des services douteux.

Apparemment, ne connaissant pas assez bien la situation en Occident, le métropolite Nicolas n’en saisissait pas toutes les nuances et sensibilités, et ne comprenait pas combien était préjudiciable aux intérêts de l’Église patriarcale (20) tout contact avec les ambassades soviétiques.

Quelques temps après, je revis le père Kykkotis dans sa librairie à Londres. Avant même que je n’aie le temps de lui dire quoi que ce soit, il me présenta ses excuses. « Vous me voyez extrêmement confus d’avoir été la cause involontaire de votre rencontre avec une personne qui était peut-être pour vous indésirable. Je ne savais rien moi-même à l’avance, sinon je vous en aurais prévenu. Evans ne m’avait absolument rien dit et ce n’est qu’au dernier moment qu’il a mentionné la présence d’une quatrième personne au déjeuner. J’étais sûr que ce serait un autre pasteur anglican. » — « Oui, répondis-je, c’est une chose que de déjeuner avec des pasteurs anglicans, et autre chose avec des employés de l’ambassade soviétique. Je n’estime pas pouvoir rencontrer ces gens-là. »

Quelques mois plus tard, je reçus une lettre d’Evans, datée du 6 février 1952 (il était manifestement inquiet de n’avoir aucune nouvelle de moi depuis notre entrevue au restaurant). Dans cette lettre, il me demandait si je pouvais venir à Londres et écrivait que « notre collègue (c’est-à-dire le secrétaire d’ambassade) est très désireux de déjeuner encore une fois ensemble, mais en prenant plus de temps pour parler » et que lui-même (Evans) aurait également été heureux de me parler. À la fin de sa lettre, il me priait de lui indiquer la date de ma prochaine venue à Londres. Je ne répondis rien à cette lettre et ce fut la fin des mes relations avec Evans, qui ne tenta plus de me rencontrer. Nous nous revîmes bien plus tard, lors d’un banquet donné par l’ambassade soviétique à Londres en juillet 1955. C’était un banquet en l’honneur d’une délégation ecclésiale venue d’URSS et présidée par le métropolite Pitirim (Sviridov) de Minsk et de Biélorussie (21), et c’est pourquoi je n’avais pas jugé possible de décliner l’invitation de l’ambassade. Sur les huit années de mon séjour en Grande-Bretagne, c’est la seule fois que je mis les pieds à l’ambassade soviétique. D’ailleurs, ce jour-là, les invités étaient des plus recommandables. l’archevêque de Canterbury, Mgr Athénagoras, exarque du patriarcat de Constantinople (22), etc. Vers la fin du banquet, le métropolite Pitirim, à côté duquel j’étais assis à ce moment-là sur un canapé, me montra du doigt un homme au regard torve assis près du mur. « Aujourd’hui, notre ami Evans a bu un coup de trop ! » Je regardai plus attentivement cet homme et reconnus ma vieille connaissance, le pasteur Stanley Evans. Le pauvre ! Les « camarades » avaient manifestement forcé sur leur légendaire hospitalité et avaient fait boire Evans, inexpérimenté en la matière, presque jusqu’à en perdre conscience. C’est la dernière fois que je le vis. Quelques années plus tard, j’appris par les journaux la mort du pasteur Evans dans un accident de voiture.

Je ne sais si le métropolite Nicolas fut informé de ma rencontre avec le secrétaire d’ambassade, mais je reçus de lui (pour Noël) une lettre datée du 12 janvier 1952, dans laquelle il me remerciait pour ma lettre du 24 août 1951: « J’y ai appris quelques éléments intéressants sur la situation pitoyable de nos moines russes sur la Sainte Montagne de l’Athos, et sur l’état de notre Église en Angleterre. Nous serions très heureux si vous continuiez à l’avenir à partager avec nous les joies et les peines de votre vie. » L’expression « quelques éléments intéressants » laissait penser que le métropolite Nicolas n’était pas pleinement satisfait par ma lettre et attendait que je lui donne plus de détails sur le sujet (probablement par l’intermédiaire du fameux secrétaire).

Dans le même esprit, je reçus plus tard, de Moscou aussi, une lettre (du 24 février 1953) de l’archiprêtre Vladimir Elkhovski que je ne connaissais pas personnellement à ce moment-là. Au nom du métropolite Nicolas, il me remerciait pour l’information sur la situation du monachisme russe du Mont Athos et ajoutait que le métropolite « me remerci[ait] de tout cœur pour les informations que [j’avais] si aimablement communiquées à propos de nos moines athonites et [qu’il] attendait mes informations complémentaires. » Il m’écrivait aussi que le métropolite Nicolas était « très préoccupé par le sort de la paroisse d’Oxford et s’intéressait vivement à [mes] travaux de publication des œuvres de saint Syméon le Nouveau Théologien. »

Tout cela témoigne du vif intérêt que portait le métropolite Nicolas à la vie ecclésiale à l’étranger et tout particulièrement aux moines du Mont Athos. Je me demande seulement pourquoi, cette fois-ci, le métropolite ne m’avait pas écrit directement mais par l’intermédiaire de l’archiprêtre Elkhovski. Peut-être pensait-il qu’il me serait plus facile de correspondre avec une personne moins connue et moins marquée politiquement qu’il ne l’était lui-même, aux yeux du monde occidental.


  1. Mgr Nicolas (Iarouchevitch, 1892-1961, prélat orthodoxe russe, personnalité du mouvement œcuménique et du mouvement « pour la Paix ». Évêque (1922), archevêque (1935), métropolite de Kiev et Galicie (1941), métropolite de Kroutisty et Kolomna (1944) et président du Département des relations extérieures du patriarcat de Moscou (1946-60). Voir Nikita STRUVE, Les chrétiens en URSS, Paris, Éd. du Seuil, 1968, p. 134-136.
  2. Revue mensuelle du patriarcat de Moscou, publiée depuis 1943.
  3. En 1945, le métropolite Euloge (Gueorguievski, 1861-1946), primat de l’archevêché des paroisses russes en Europe occidentale (qui, en 1931, s’était placé sous l’autorité du patriarcat de Constantinople pour éviter les pressions du pouvoir soviétique), avait réintégré la juridiction du patriarcat de Moscou. La grande majorité des fidèles n’accepta cependant pas cette démarche — à laquelle le métropolite Nicolas avait largement contribué — qui ne survécut pas à la mort de Mgr Euloge.
  4. Dignité ecclésiastique orthodoxe, correspondant à celle de « Monseigneur » en Occident.
  5. Père Nicolas Gibbs (1876-1963), moine et prêtre orthodoxe d’origine britannique.
  6. De 1927 à 2007, l’Église orthodoxe russe « hors frontières » ou « à l’étranger » (également appelée « karlovtsienne » du nom de son premier siège en la ville serbe de Sremsky-Karlovtsy) fut séparée du patriarcat de Moscou en raison de la soumission de celui-ci au pouvoir soviétique. À l’époque, elle était considérée par le patriarcat comme schismatique.
  7. De 1943 à 1957, en effet, l’État soviétique desserra quelque peu l’étau autour de l’Église orthodoxe russe et lui accorda certaines concessions (élection d’un patriarche, réouverture d’églises, de monastères et de séminaires, etc.). En échange de cette tolérance limitée, les chefs de l’Église devaient être « loyaux » envers le gouvernement et soutenir activement la politique communiste en Russie et à l’étranger (voir N. STRUVE, op. cit., p. 52-59, 80-81; Mgr KALLISTOS (WARE), L’Orthodoxie, l’Église des sept Conciles, Paris-Pully, Éd. du Cerf/Le Sel de la Terre, 2002, p. 200-202).
  8. Alors que Basile Krivochéine était moine au Mont Athos, il fut accusé de travailler pour le compte des autorités soviétiques, ce qui lui valut de graves ennuis avec la justice grecque, et se solda par son expulsion du Mont Athos en 1947, sa détention dans un camp d’internement suivie d’une période de résidence surveillée à Athènes, puis son expulsion de Grèce en 1951. Voir Père Serge MODEL, « Mgr Basile et le Mont Athos », Messager de l’Église orthodoxe russe, n°15 (2009), p. 16-20.
  9. Mgr Nicolas (Eremine, 1892-1985), prélat orthodoxe russe à Paris. Évêque titulaire de Chersonèse (1953), archevêque (1954), métropolite (1960), exarque patriarcal d’Europe occidentale (1954-63).
  10. Mgr Irénée (Georgic), prélat orthodoxe serbe. Évêque titulaire de Dalmatie.
  11. Mgr Alexandre (Nemolovsky, 1880-1960), prélat orthodoxe russe en Amérique du Nord (1909-21) puis en Belgique (1929-1960). Évêque (1909), archevêque (1921), métropolite (1959).
  12. Le moine Basile (Krivochéine) fut ordonné hiérodiacre (moine-diacre) le 21 mai 1951 et hiéromoine (moine-prêtre), le lendemain.
  13. En raison de la guerre de 1914-1918, puis de l’interdiction de l’entrée de Russes au Mont Athos par les autorités grecques après la révolution bolchevique de 1917, le nombre de moines russes y avait été drastiquement réduit. de 2000 avant 1914, il était passé à 550 en 1925, 380 en 1932 et 180 en 1947. Ce déclin se poursuivra par la suite. 75 moines en 1956, 35 en 1961 et 20 en 1965. De nouveaux moines russes n’arriveront sur l’Athos que dans la deuxième moitié des années soixante (voir « Chapitre 2. Le métropolite Nicodème (Rotov) »).
  14. Stanley Evans (1912-1965), ecclésiastique anglican et activiste prosoviétique.
  15. Hewlett Johnson (1874-1966), ecclésiastique anglican, doyen de Canterbury, surnommé le « doyen rouge » pour son activisme prosoviétique.
  16. Il déclarait notamment. « Le programme soviétique voit dans tous les hommes des êtres humains et des frères […] La Russie est le pays le plus moral que je connaisse […] Il y a quelque chose d’étonnamment chrétien et de civilisé dans l’attitude et les intentions (de ce régime) » (cité dans D. POSPIELOVSKI, J.-C. ROBERTI, N. STRUVE, V. ZIELINSKI, Histoire de l’Église russe, Paris, Nouvelle Cité, 1989, p. 111-112).
  17. En août 1950, le patriarche Alexis Ier de Moscou et les patriarches-catholicos de Géorgie et d’Arménie avaient signé un « Message aux chrétiens du monde entier » en faveur de la paix (texte dans L’Église orthodoxe russe dans la lutte pour la paix. Résolutions, messages, discours, 1948-1950, Moscou, Éd. du Patriarcat de Moscou, 1950, p. 41-44). Voir aussi N. STRUVE, op. cit., p. 90.
  18. Voir n. 9.
  19. Serge Nicolaïevitch Bolchakov (1901-1990), émigré russe, philosophe et écrivain. Participant actif du mouvement œcuménique.
  20. De Moscou (NdT).
  21. Mgr Pitirim (Sviridov, 1887-1963), prélat orthodoxe russe. Évêque (1941), archevêque (1945), archevêque de Minsk et de Biélorussie (1947), métropolite (1955), métropolite de Leningrad et Ladoga (1959-1960), métropolite de Kroutitsy et Kolomna (1960-1963).
  22. Mgr Athénagoras (Kavvadas, 1885-1963), prélat orthodoxe grec. Primat du diocèse du patriarcat de Constantinople en Grande-Bretagne (1951-1963).