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Mgr Basile Krivochéine, l’Eglise catholique et Chevetogne

Communication présentée lors de la journée commémorative sur Mgr Basile Krivochéine du 4 novembre 2005.

« Bien que je vive en Occident et que pour bien des choses j’estime et même j’aime l’Occident, je ne suis pourtant pas un « Occidentaliste ». J’aime beaucoup plus le monde grec que le monde latin, Byzance que le moyen âge occidental, et bien sûr l’Orthodoxie et non le Catholicisme romain. J’aime beaucoup aussi la Russie, toute sa culture et son histoire, bien que Byzance et « l’Orthodoxie patristique » me soient peut-être encore plus proches et plus chères » (1).

Ce credo — à la fois culturel et ecclésial — que Mgr Basile (Krivochéine) exprime, comme un cri du cœur, en 1956 à Oxford, dans une lettre à son neveu Nikita, est en quelque sorte caractéristique de son attitude à l’égard de l’Eglise catholique et de ses relations avec les Catholiques qu’il a rencontrés au cours de sa longue vie. Son regard est d’abord un regard de foi, une foi enracinée dans celle des Pères de l’Eglise ancienne, la foi des Pères grecs, les Cappadociens surtout, la foi aussi des « mystiques » byzantins, Syméon le Nouveau Théologien et Grégoire Palamas, son premier amour. On pourrait dire que sa vraie patrie ici sur terre était la foi des Pères. A partir de cette foi, il juge l’Eglise orthodoxe, qu’elle soit russe ou grecque, il juge aussi l’Eglise catholique. Son regard sur l’Eglise catholique est d’abord un regard de théologien et non celui d’un œcuméniste diplomate. Il n’aime pas les compromis et les amabilités au détriment de la vérité, de l’Orthodoxie ou de la tradition ecclésiale. En cela il est resté aussi toute sa vie moine athonite…

En effet, c’est au Mont Athos, où il devient moine en 1925, qu’il découvre la foi des Pères. Il y découvre d’abord Grégoire Palamas, bien avant le renouveau palamite occidental dans des années Cinquante. En 1936, il publie, à Prague, son étude importante sur « l’Enseignement ascétique et théologique de saint Grégoire Palamas », étude qui sera tout de suite traduite en anglais et en allemand (2). Dans les bibliothèques athonites, il trouve aussi les premiers matériaux pour l’édition critique des Catéchèses de saint Syméon le Nouveau Théologien, édition et étude qui l’occuperont encore pendant des décennies (3).

Ces recherches patristiques, pourtant, ne l’enferment pas dans sa cellule. Il aime en discuter avec d’autres, avec ses confrères sans doute, mais aussi avec des patrologues et des byzantinistes occidentaux en visite au Mont Athos. Une de ses tâches, dans les années Vingt et Trente, est de les accompagner comme interprète à travers la Sainte Montagne. « Parmi eux, écrit-il à sa mère en 1932, il y a parfois des gens avec des questions spirituelles et un intérêt pour l’Orthodoxie. Mais ce sont des cas rares » (4).

Les cas sont rares, en effet, mais ils existent. C’est à cette époque qu’il noue ses premiers contacts avec des Catholiques qui resteront ses amis pour le reste de sa vie. Dès les années Vingt, il fait ainsi la connaissance des moines de notre communauté (alors à Amay-sur-Meuse), venus au Mont Athos pour s’initier à la vie monastique orthodoxe et à la liturgie byzantine. avec le P. Théodore Belpaire en automne 1927 (5), avec Dom Lambert Beauduin en février 1930, avec le P. David Balfour dans les années 1931-1932. Ce dernier se convertira d’ailleurs à l’Eglise orthodoxe sous l’influence du starets Silouane et du Père Sophrony (Sakharov). Mgr Basile Krivochéine est resté fidèle à cette amitié pour notre communauté tout au long de sa vie. en novembre 1936 il envoie au P. Théodore Belpaire, alors Prieur de la communauté, un exemplaire dédicacé de son étude sur Grégoire Palamas. Plus tard, au printemps de 1957, il viendra spécialement à Chevetogne, pour nous raconter son premier récent voyage en Union Soviétique et nous mettre au courant de l’état de ses recherches sur Syméon le Nouveau Théologien. Ce qu’il apprécie dans notre communauté, c’est manifestement l’esprit de confiance et de franchise à l’égard de l’Eglise orthodoxe, ainsi que l’approche théologique et patristique du problème de l’unité chrétienne.

« Mes causeries ont suscité parmi eux un grand intérêt — écrit-il à son frère Igor après sa visite à Chevetogne, en mars 1957. C’est un plaisir (et en même temps extrêmement triste) de voir que ces « uniates » (6) (ils sont tous de différentes nationalités occidentales — des Belges, des Français, etc.) ont à l’égard de l’Eglise orthodoxe russe (= du Patriarcat de Moscou) plus de sympathie, de compréhension et de bienveillance que beaucoup de nos émigrés hybrides. Mais je dois ajouter, que l’on peut trouver une telle attitude de sympathie seulement chez une petite minorité de Catholiques. Le Vatican et la grande majorité des hiérarques catholiques se comportent à l’égard de l’Eglise orthodoxe russe sans amitié, et souvent même avec hostilité » (7).

Devenu évêque de Bruxelles, il nous honorait presque chaque année par sa participation aux « Semaines d’études œcuméniques », fondées pendant la deuxième guerre mondiale par le P. Clément Lialine, moine de notre communauté. Ces Semaines d’études ont toujours eu un caractère théologique, patristique ou monastique. Les participants de différentes Eglises pouvaient y aborder des problèmes d’actualité œcuménique en toute franchise, et Mgr Basile y intervenait volontiers au vif des débats (8). Les journées se terminaient d’habitude par la célébration des Vêpres byzantines en slavon et Mgr Basile acceptait alors de réciter le psaume invitatoire, le psaume 103. En 1980, il nous a honorés également en publiant aux Editions de Chevetogne, la version française de son œuvre capitale sur la vie et la spiritualité de Syméon le Nouveau Théologien. « Dans la lumière du Christ » (9). A partir des années soixante, notre monastère était, grâce à lui, obligatoirement sur le programme de toutes les visites officielles — ou autres — des hiérarques du patriarcat de Moscou, ce qui nous a permis d’élargir considérablement nos contacts œcuméniques parmi le clergé en Russie. Parfois, Mgr Basile semblait même vouloir nous considérer comme étant de sa juridiction lorsqu’il nous manifestait gentiment son mécontentement de nos contacts avec l’archevêché russe de Constantinople ou avec l’Eglise russe hors-frontières. « Vous êtes quand-même pour le patriarcat de Moscou ! », nous disait-il alors…

Nous n’étions certainement pas les seuls Catholiques — en Belgique ou ailleurs — en qui il avait confiance. Sans doute, son séjour à Oxford, sa participation aux célèbres congrès patristiques d’Oxford, et surtout sa nomination comme évêque de Bruxelles lui a permis de s’ouvrir aux autres chrétiens et d’approfondir ses contacts avec les Catholiques. Une lettre (10) de 1939, où il met sa mère en garde contre la piété catholique, nous montre quel chemin il a parcouru dans ce sens depuis sa période athonite.

« Tu m’écris, que tu fréquentes l’église catholique » — lui dit-il. « Je ne peux pas dire que cela me plaise beaucoup. […] (Depuis que je suis moine, je n’ai pas encore assisté une seule fois à un office non orthodoxe). En tout cas, si tu insistes dans la fréquentation de l’église catholique, évite de te comporter comme une Catholique, pour qu’il soit clair aux yeux de tous, que tu n’es pas des leurs. il ne faut pas tremper tes doigts dans l’eau bénite, prendre du pain bénit, te signer à la manière latine, te mettre sur un genou, etc. Tout cela peut te sembler secondaire ou insignifiant. Et, en effet, en soi, c’est secondaire ; mais cela devient important dans la mesure où on le fait vite comme une expression symbolique de son appartenance à un organisme religieux particulier. Et cependant, je préfère que tu ailles à une église de rite latin, qu’à une église du soi-disant rite oriental (uniate). Ceci me paraît pour un chrétien orthodoxe tout à fait inacceptable et même honteux, car ce fameux rite oriental n’est en fin de compte qu’une machine de guerre, insidieuse et malhonnête, contre l’Eglise orthodoxe. Je pense aussi qu’en aucun cas, il convient d’emmener avec toi Nikita à l’église catholique, si tu n’as pas la possibilité d’assister aux offices orthodoxes, pour qu’il ne s’imprègne pas de la piété latine… Malgré tout ce que je viens de t’écrire, il ne faut pas me prendre pour un ennemi de l’Eglise Catholique romaine. Les Catholiques romains, ce sont aussi des chrétiens, bien que séparés de l’Eglise sainte, apostolique et vraiment catholique (c’est-à-dire orthodoxe) ; ils ont conservé, malgré leur défection, une certaine grâce ; peut-être même, ont-ils aussi des saints ; leur enseignement est plus proche du nôtre que l’enseignement des autres confessions chrétiennes. Pourtant, ils ont perdu la plénitude de la vérité, beaucoup de leurs croyances (sur l’infaillibilité du pape, et d’autres) nous semblent antichrétiennes et basées sur le mensonge ; et leur attitude hostile à l’égard de l’Orthodoxie et leur dure persécution de notre Sainte Eglise, partout où ils le peuvent, montrent clairement que ce n’est pas toujours le Saint-Esprit qui les inspire et que parfois c’est peut-être l’esprit des ténèbres (en tout cas, au niveau individuel). Malgré tout cela, je préfère incomparablement les Catholiques romains aux athées ou aux soi-disant « libre-penseurs » ».

Le ton dur à l’égard des Catholiques, à ce moment, s’explique clairement par la persécution récente de l’Eglise orthodoxe en Pologne, en 1938, où des dizaines d’églises orthodoxes furent brûlées, détruites ou converties en églises latines par les Catholiques nationalistes. Paradoxalement, un des rares Polonais à prendre la défense des Orthodoxes à ce moment, fut le métropolite « uniate » — justement ! — André Sheptyckyj (11).

Et pourtant, comme nous l’avons vu, déjà à cette époque, le moine athonite Basile commence à s’ouvrir aux Catholiques sincères. Dans la même lettre de 1939, il dit encore.

« Malgré cela (12), j’ai parmi les Catholiques quelques amis proches, mais 1) ce sont des Catholiques (et ils sont très peu nombreux), qui ont à l’égard des Orthodoxes une bienveillance particulière ; 2) ce ne sont pas nous qui allons vers eux ; c’est eux-mêmes qui viennent dans notre Eglise (ici, à l’Athos) » (13).

Lors des congrès patristiques à Oxford, dans les années Cinquante et Soixante, il rencontre aussi des patrologues catholiques comme le P. Jean Daniélou, Henri-Irénée Marrou ou le P. Jean Darrouzès, avec qui il se lie d’amitié. Comme on sait, Daniélou et Marrou n’étaient pas des patrologues ou historiens « en chamber ». ils s’intéressaient à l’actualité et au dialogue avec la modernité, au dialogue entre la foi et la science. C’est sans doute avec eux, avec ses « copains patrologues » (comme il disait), que le P. Basile Krivochéine discutait en 1956 le « Phénomène humain », l’ouvrage révolutionnaire du Père Teilhard de Chardin.

« C’est un livre extrêmement intéressant, talentueux, je dirais même génial, ce qui ne veut pas dire que je suis d’accord avec tout ce qu’il écrit — dit-il dans une lettre (14) à son frère Igor en décembre 1956. […] L’intérêt du livre — poursuit-il — n’est pourtant pas seulement scientifique. C’est une tentative remarquable de penser philosophiquement l’évolution de la vie et en même temps une tentative de pénétrer dans son évolution ultérieure. […] Ce qui me frappe, c’est la largeur et l’audace de ses synthèses et la profondeur de sa compréhension métaphysique. En plus, l’auteur est un écrivain brillant et un grand styliste… ».

Mgr Basile sait que la pensée de Teilhard est critiquée, condamnée même, par certains milieux catholiques, surtout par l’école thomiste. Mais ses amis patrologues ont pour Teilhard « une grande vénération ».

« Moi-même, je ne trouve pas tellement en lui du modernisme, mais plutôt une certaine tendance panthéiste et gnostique, bien que l’auteur le nie. Du point de vue chrétien, le sens religieux qu’il donne à l’évolution du monde est exagéré mais pas faux non plus. Toute sa conception (…) me rappelle d’une manière surprenante l’idée fondamentale d’Origène, bien que cette idée soit exprimée chez l’un et l’autre auteur dans une langue tout à fait différente. celle de la science et de la biologie chez Teilhard de Chardin, celle de la philosophie antique, de la Bible et des Pères chez Origène. Je te dis franchement. cette dernière (origénienne) m’est beaucoup plus proche et je pense même beaucoup plus adéquate à son sujet. Et pourtant, j’ai lu le livre de Teilhard avec un intérêt captivant et je considère des tentatives pareilles de réflexion chrétienne sur les progrès des sciences naturelles tout à fait nécessaires et très utiles. Mais personnellement je continuerai, comme avant, d’étudier les Pères grecs, surtout les mystiques. C’est ma « spécialité » et c’est quand même plus proche de ma réalité ».

La problématique de Teilhard l’occupe apparemment pendant plusieurs mois au cours de l’hiver de  1956-1957. Il est intéressant de comparer cet enthousiasme pour Teilhard chez le patrologue orthodoxe aux grandes réserves, voire la critique sévère, du philosophe Basile Zenkovsky en 1964 dans ses « Fondements de la philosophie chrétienne » (15). Pour ce dernier, l’évolutionnisme de Teilhard n’est qu’une « mythologie » inconciliable avec la foi chrétienne en la Création. Mais finalement, même Mgr Basile reconnaît que, pour lui personnellement, « ces problèmes sur les rapports entre la religion et la science n’ont pas de signification central », qu’ « il n’y a pas de véritables problèmes » et que les « problèmes théologiques et mystiques l’intéressent beaucoup plus ».

Le début des années Soixante est aussi pour Mgr Basile un moment de grands changements. sa nomination comme archevêque de Belgique, l’entrée du patriarcat de Moscou au Conseil œcuménique des Eglises, la nomination du métropolite Nikodim de Leningrad au Département des relations extérieures du patriarcat, l’envoi d’observateurs russes au Concile Vatican II, et le début des Consultations panorthodoxes de Rhodes (en vue d’un concile panorthodoxe) obligent Mgr Basile à s’engager aussi dans le mouvement œcuménique et à prendre parfois position. Notons ici deux aspects qui concernent ses rapports avec l’Eglise catholique. la publication de la Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium par Vatican II en 1964 et l’attitude très philo-catholique du métropolite Nikodim de Leningrad, avec qui il devait souvent collaborer.

La constitution Lumen Gentium ne pouvait pas ne pas intéresser le théologien qu’était Mgr Basile. Au cours de l’élaboration du texte par le Concile, il suit attentivement les réactions dans la presse française — dans Le Monde et dans La Croix — et les chroniques des observateurs. En 1966 il publie en même temps dans le Messager de l’Exarchat (en russe) et dans Irénikon (en français) une lecture orthodoxe de la Constitution (16). Ces vingt pages de remarques souvent perspicaces et parfois sévères du document conciliaire valent encore la peine d’être relues aujourd’hui. Il serait trop long d’en donner ici un résumé. Lumen Gentium est à ses yeux un document « contradictoire », avec un « équilibre instable », un document qui n’arrive pas à concilier la primauté romaine (voire l’infaillibilité papale de Vatican I réaffirmée) avec la conciliarité de l’Eglise et la collégialité de l’épiscopat (17). Beaucoup de passages du document produisent sur lui une « impression favorable », mais il est choqué par son « ton condescendant » à l’égard de l’Eglise orthodoxe. Lumen Gentium lie injustement, à ses yeux, « l’intégralité de la foi » ou « l’appartenance à l’Eglise » à « la communion avec le Successeur de Pierre » (18).

Pourtant, dit-il en conclusion, « le dynamisme inhérent à l’idée de l’Eglise comme Corps du Christ et peuple de Dieu marchant vers la plénitude et non plus comme simple société hiérarchisée, nous donne une espérance que le De Ecclesia ne constitue pas le dernier mot de l’Eglise catholique sur les questions qui la séparent de l’Orthodoxie. Un grand travail de ressourcement et de rénovation promu par le Saint-Esprit devra être encore accompli par nos frères catholiques, afin que la voie vers l’unité chrétienne soit enfin ouverte ». Mais l’Eglise catholique ne pourra pas mener seule ce travail jusqu’au bout, estime-t-il. Catholiques et Orthodoxes doivent travailler ensemble pour préparer les conditions nécessaires d’un vrai dialogue théologique.

Ce problème du « vrai dialogue théologique » avec l’Eglise catholique se posait également dans les rapports entre Mgr Basile Krivochéine et le métropolite Nikodim (Rotov) de Leningrad, responsable du département des relations extérieures du patriarcat de Moscou. Malgré toute l’estime qu’il avait pour le métropolite comme homme d’Eglise, Mgr Basile ne comprenait pas cet œcuménisme de cadeaux diplomatiques, de rencontres et de voyages, d’intercommunions et de concélébrations avant le temps.

« Il rencontre les Catholiques seulement à un niveau officiel et diplomatique, il échange avec eux des gentillesses, il baise la main du pape, il connaît le nom de famille de tous les cardinaux ou discute sur des thèmes œcuméniques comme le racisme, etc., mais il n’a pas de véritables contacts théologiques avec les Catholiques. Il n’en connaît pas la situation et s’y oriente très mal » (19). Cette attirance du métropolite Nikodim pour l’Eglise catholique avait aux yeux de Mgr Basile quelque chose « d’irrationnel » — de « presque pathologique » disait-il (20). En vain a-t-il essayé d’expliquer au métropolite « qu’aujourd’hui — nous sommes en 1978! — dans l’Eglise catholique la discipline est pire que dans l’Orthodoxie, qu’il n’y a pas d’unité d’enseignement, même pas d’unité d’organisation, en tout cas, moins que dans l’Orthodoxie, les prêtres célèbrent la messe chacun comme bon lui semble et les théologiens renient les dogmes fondamentaux de la foi » (21).

L’incompréhension et l’amertume de Mgr Basile pour l’attitude philo-catholique du métropolite Nikodim allait si loin qu’il considérait — avec d’autres ! — la mort de ce dernier au Vatican, en présence de Jean-Paul I, « comme un signe de Dieu, comme une intervention divine, comme une désapprobation de cette hâte et de cet engouement avec lequel le défunt métropolite a mené le rapprochement avec Rome, tous ces voyages à l’honneur du pape, la communion eucharistique accordée aux Catholiques et même la concélébration avec eux — tout cela dans une atmosphère à la fois de secret et de démonstration » (22).

Conclusion

Que pouvons-nous conclure de ces quelques éléments, rassemblés dans les lettres et les souvenirs de Mgr Basile, ou à partir des souvenirs et des témoignages d’autres personnes qui l’ont bien connu ?

Non seulement la documentation que nous avons employée est trop limitée, trop occasionnelle, trop incomplète. Il faudrait la compléter avec d’autres témoignages, d’autres lettres.

Il faut d’abord constater, et Mgr Basile le dit lui-même, qu’il avait de vrais amis catholiques.

Il a été souvent déçu lorsque son interlocuteur ne prenait pas au sérieux les problèmes théologiques qui nous séparent. Il croyait fermement à une entente sur la base de la foi de l’Eglise indivise, sur la base d’une recherche commune, d’un vrai dialogue théologique. Tout le reste lui semblait du temps perdu. Les formes ou les gestes extérieurs n’avaient pas de sens en eux-mêmes mais devaient s’enraciner dans la foi et la tradition de l’Eglise, sinon ils étaient contre-productifs. C’est pour cette raison qu’il ne pouvait accepter ni inter-communion, ni concélébration avec des Catholiques.

Mais est-ce que l’approche œcuménique de Mgr Nikodim et l’attitude de Mgr Basile étaient vraiment inconciliables ou n’étaient-elles pas plutôt complémentaires ? Il me semble que pour le métropolite Nikodim, Catholiques et Orthodoxes étaient déjà frères et sœurs d’une même famille, du même Corps du Christ. Tout ce que nous avons en commun nous a déjà été donné par le baptême. Mais cela nous charge aussi d’une grande responsabilité. nous devons faire croître en nous l’amour du Christ, laisser agir en nous l’Esprit qui nous unit. Nous devons approfondir ensemble notre foi, pour que le Christ se manifeste en nous aux yeux du monde, et pour que le monde croie.

Mgr Basile était moine, solitaire peut-être, mais il avait des amis auxquels il se confiait. Manifestement, ses relations familiales étaient très importantes pour lui. sa mère, ses frères, son neveu. A eux il disait ce qu’il pensait, il parlait en théologien et en homme d’Eglise. Peut-être espérait-il de la part des Catholiques (et de tout chrétien) une telle attitude fraternelle, amicale, franche, à la fois sincère et confiante, une attitude d’écoute mutuelle dans la foi, sans laquelle il ne peut y avoir d’unité dans le Christ.

Monastère de Chevetogne,
4 novembre 2005


  1. Lettre de Mgr Basile (Krivochéine) à son frère Igor du 6 mars 1957, dans. Cerkov’ Vladyki Vasilija (Krivošeina), Nižnij Novgorod, 2004, p. 52.
  2. Monach Vasilij (Krivošein), Asketičeskoe i bogoslovskoe učenie sv. Grigorija Palamy, dans. Seminarium Kondakovianum. Recueil d’études. Archéologie, Histoire de l’Art. Etudes byzantines, Tome VIII, Prague, 1936. С.99—154; The Ascetic and Theological Teaching of Gregory Palamas, dans. The Eastern Churches Quarterly 1938, С. 71-84, 138-156, 192-214; Die asketische und theologische Lehre des hl. Gregorius Palamas (1296-1359) (Das östliche Christentum, Heft 8), Würzburg, 1939.
  3. Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèses. Introduction, texte critique et notes par Mgr Basile Krivochéine. Traduction par Joseph Paramelle, s. j.. Tome I. Catéchèses 1-5 (= Sources Chrétiennes 96), 1963; Tome II. Catéchèses 6-22 (=S. C. 104), 1964; Tome III. Catéchèses 23-34 (= S. C. 113), 1965, Paris.
  4. Lettre à sa mère, du 17/30 janvier 1932, dans. Vospominanija, Nižnij Novgorod, 1998, p. 497. Voir également. Michel Gorodeckij, Vysokopreosvjašennyj Vasilij Arxiepiskop Brjussel’skij i Bel’gijskij // Cerkov’ Vladyki Vasilija (Krivošeina), p. 443.
  5. De septembre à décembre 1927. Cf. Antoine Lambrechts, Pèlerins bénédictins au Mont Athos, dans. Irénikon, 1998, p. 281-289. Dom Théodore Belpaire a publié ses « Lettres du Mont Athos » dans Irénikon sur plusieurs livraisons en 1929.
  6. Remarquons les guillemets à « uniates » et son explication en parenthèses. Mgr Basile comprenait qu’étant d’origine occidentale, nous n’étions pas des « uniates » au sens propre et que le regard ecclésiologique de la communauté était alors bien différent.
  7. Cerkov’ Vladyki Vasilija (Krivošeina), o. c. , p. 54.
  8. Sur l’histoire des Semaines d’études de Chevetogne, voir. Olivier Rousseau, Les journées œcuméniques de Chevetogne (1942-1967), dans. Au service de la Parole de Dieu. Mélanges offerts à Monseigneur André-Marie Charue, Evêque de Namur, Gembloux, 1969, pp. 451-485; Albert Verdoodt, Les colloques œcuméniques de Chevetogne (1942-1983) et la réception par l’Eglise catholique de charismes d’autres communions chrétiennes, Chevetogne, 1986.
  9. Archevêque Basile Krivochéine, Dans la lumière du Christ. Saint Syméon le Nouveau Théologien, 949-1022. Vie, spiritualité, doctrine (coll. Témoins de l’Eglise indivise, 1), Chevetogne, 1980.
  10. Cerkov’ Vladyki Vasilija (Krivošeina), o. c., p. 37-38.
  11. Antoine Lambrechts, Orthodoxes et Catholiques en Pologne. La défense des biens de l’Eglise orthodoxe par le métropolite André Sheptyc’kyj, dans. Irénikon, 64 (1991) pp. 44-56.
  12. C’est-à-dire. malgré les persécutions en Pologne.
  13. Cerkov’ Vladyki Vasilija (Krivošeina), o. c., p. 37.
  14. Cerkov’ Vladyki Vasilija (Krivošeina), o. c., p. 48-51, lettre du 8 décembre 1956.
  15. V. V. Zen’kovskij, O trudax Teilhard de Chardin, dans. Osnovy xristianskoj filosofii, tome II, 1964, pp. 175-187. Sur l’appréciation de Teilhard de Chardin par les théologiens de l’Eglise orthodoxe russe, voir. Evgenij Stroguščikov, Tejjar de Šarden i pravoslavnoe bogoslovie, Moscou, 2004.
  16. Arxiepiskop Vasilij (Krivošein), Dogmatičeskoe Postanovlenie « O Cerkvi » II Vatikanskogo Sobora s pravoslavnoj točki zrenija, dans. Vestnik Russkogo Zapadno-Evropejskogo Patriaršego Ekzarxata, , № 56, 1966, pp. 222-238; Basile (Krivochéine), La Constitution dogmatique De Ecclesia. Point de vue d’un Orthodoxe, dans. Irénikon 39 (1966), pp. 477-496.
  17. Après la mort du pape Paul VI, lorsque les moines de notre communauté se demandaient avec une certaine inquiétude qui serait le prochain pontife, Mgr Basile leur disait en plaisantant. « De quoi vous inquiéter ? Le prochain pape ne serait-il pas infaillible ? »
  18. Notons, par exemple. « Les Orthodoxes savent que l’union avec l’Eglise de Rome n’a pas toujours été considérée dans l’ancienne Eglise indivise comme le signe de l’appartenance à l’Eglise » (ibidem, p. 480) ; « Nous avons nous Orthodoxes, l’intégralité de la foi, mais nous ne la mesurons pas par la communion au successeur de Pierre » (ibidem, p. 483-484).
  19. Lettre du 22 octobre 1975 à son frère Igor, dans. Cerkov’ Vladyki Vasilija (Krivošeina), o. c. p.93.
  20. Arxiepiskop Vasilij (Krivošein), Mitropolit Nikodim (Rotov) dans: Vospominanija. Pis’ma, o. c. 1998,. p. 331.
  21. Ibidem, p. 332.
  22. Ibidem, p. 340.