Pour caractériser l’attitude de Mgr Basile Krivochéine à l’égard de l’Église catholique, trois mots nous viennent à l’esprit. témoignage, partage et communion.
Le témoignage d’abord. Comme il le dit lui-même dans son discours d’intronisation comme évêque, en 1959, les orthodoxes « ont la tâche de témoigner devant les peuples d’Occident de la vérité de la foi orthodoxe, de la propager dans les milieux hétérodoxes, de collaborer à la fondation et à l’affermissement de l’Orthodoxie occidentale dans le but final de l’union de toute la chrétienté dans l’Église une, sainte, catholique et apostolique « (1). Vers la fin de sa vie, dans son testament en 1980, sa position n’a pas changé. Il y appelle ses paroisses à « rester toujours inébranlablement fidèles à la stricte Orthodoxie » et à « rejeter tout compromis dogmatique » (2).
Témoignage donc, avant tout, de la foi orthodoxe face à « l’hétérodoxie», témoignage d’une foi enracinée dans celle de l’Église ancienne, dans la foi des Pères grecs, des Cappadociens surtout, mais aussi celle des « mystiques » byzantins, de Syméon le Nouveau Théologien et de Grégoire Palamas. Cette « orthodoxie patristique», qu’il découvrit au Mont Athos, était sa vraie patrie.
Mais le témoignage chez lui n’était nullement affirmation pure et simple de vérités éternelles. Mgr Basile n’était pas un savant enfermé dans un passé lointain. Encore jeune moine, il aimait discuter de sa foi et de ses découvertes avec des patrologues et des byzantinistes occidentaux en visite au Mont Athos, ou il aimait en faire part dans sa correspondance avec eux.
Aux catholiques, il ne suffisait pourtant pas d’être patrologue pour être sur la même longueur d’ondes que lui. Le P. Chrysostome Baur (1876-1962), moine bénédictin de Seckau et spécialiste renommé de saint Jean Chrysostome, en fit l’expérience lorsqu’en 1932, il eut avec le moine Basile au Mont Athos une longue conversation sur l’unité de l’Église. Consterné, il devait y découvrir un monde à l’envers. aux yeux du moine athonite, c’était aux catho¬liques et non aux orthodoxes de revenir à la vraie foi et à l’unité de l’Église ! Résigné, à la suite de cet entretien, le P. Baur ne put plus que prier Dieu pour lui demander de susciter parmi les Orthodoxes un prophète ou un « Ange d’union», comme il disait, pour ramener les fidèles « à l’unité de la foi catholique … sous la primauté du pape » (3)!
Mais toutes les discussions n’étaient pas aussi stériles. Comme le P. Basile le dit lui-même dans une lettre à sa mère, à la même époque. parmi ces visiteurs catholiques « il y a parfois des gens avec des questions spirituelles et un intérêt pour l’Orthodoxie. Mais ce sont des cas rares » (4). Parmi eux, il a « quelques amis proches …, très peu nombreux, qui ont à l’égard des orthodoxes une bienveillance particulière. Mais, ce n’est pas nous qui allons vers eux ; c’est eux-mêmes qui viennent dans notre Église, ici à l’Athos » (5).
C’est avec eux qu’il partage sa foi dans une recherche commune et amicale, au-delà du simple « témoignage ». Le témoignage peut rester extérieur (« devant ») et ne pas toucher la personne à qui on s’adresse ; le partage, par contre, est une offrande par amour. Ce qui est partagé, dans ce cas, est autant une recherche commune qu’une affirmation de vérités. Comme nous l’avons exposé ailleurs (6), les moines de Chevetogne ont eu la chance d’avoir été parmi les bénéficiaires de ces échanges spirituels, théologiques et amicaux, dans un climat de confiance mutuelle. Mais nous n’étions certes pas les seuls ! Dans le monde bénédictin, on peut mentionner encore le P. Placide de Meester (1873-1950), moine de Maredsous en résidence au Collège grec de Rome, historien de la liturgie byzantine et spécialiste du monachisme oriental (7). En 1905, il avait effectué un premier voyage d’études au Mont Athos dont il publia un récit détaillé (8). Il retourna sur la Sainte Montagne en 1928. C’est à ce moment, sans doute, qu’il fit la connaissance du moine Basile et de plusieurs autres moines de la communauté athonite. Manifestement, des liens de sympathie furent créés. Après le tremblement de terre qui frappa le Mont Athos en septembre 1932 (9), le P. Placide envoya au P. Basile une petite somme d’argent pour la restauration des bâtiments endommagés. En même temps, il lui posa une série de questions précises sur les coutumiers monastiques et la pratique liturgique de la Sainte Montagne. Dans plusieurs lettres (10), le P. Basile y répond en détail, prenant soin de distinguer nettement entre les pratiques grecques et russes et en signalant au passage quelques « latinismes ». On est frappé par le ton très cordial de cette correspondance. Le jeune moine se sentait clairement stimulé par l’intérêt sincère du bénédictin savant pour la vie et la pratique des Athonites. Des années plus tard, en 1975, Mgr Basile revint de nouveau sur la question des particularités liturgiques dans une contribution remarquée aux Conférences Saint-Serge (11).
Ce partage d’intérêts communs avec des catholiques au niveau de la vie et de la théologie de l’Église s’élargit encore à partir des années cinquante et soixante. Aux congrès patristiques d’Oxford, il rencontre des patrologues catholiques comme le P. Jean Daniélou, Henri-Irénée Marrou ou le P. Jean Darrouzès, avec qui il se lie d’amitié. L’engagement de l’Église orthodoxe russe dans le mouvement œcuménique à partir des années soixante, la présence d’observateurs russes au Concile Vatican II et, surtout, sa nomination comme archevêque de Bruxelles, obligent Mgr Basile à prendre souvent position. Son regard est alors toujours celui d’un théologien, jamais celui d’un diplomate. Ces prises de position sont franches et nuancées. L’ouvrage contesté de Teilhard de Chardin Le phénomène humain est à ses yeux « extrêmement intéressant, talentueux, même génial», mais Origène et les mystiques grecs lui sont plus proches. La constitution Lumen Gentium de Vatican II est pour lui un document « contradictoire», avec un « équilibre instable», un texte qui n’arrive pas à concilier la primauté romaine, la conciliarité de l’Église et la collégialité de l’épiscopat. « Un grand travail de ressourcement et de rénovation promu par le Saint-Esprit devra encore être accompli par nos frères catholiques, afin que la voie vers l’unité chrétienne soit enfin ouverte», écrit-il en 1966 dans Irénikon. Il ne se fait pas non plus d’illusions sur la crise que traverse l’Église catholique après Vatican II. Dans ses mémoires il se souvient. « aujourd’hui [en 1978], la discipline y est pire que dans l’Orthodoxie, il n’y a pas d’unité d’enseignement, même pas d’unité d’organisation, … les prêtres célèbrent la messe chacun comme bon lui semble et les théologiens renient les dogmes fondamentaux de la foi. »
Pour répondre en partie à cette crise et accueillir dans l’Orthodoxie d’anciens catholiques désemparés, Mgr Basile accepte sous sa juridiction, à partir de 1963, quelques petites paroisses orthodoxes de langue française. Le P. Serge Model en a fait récemment l’historique dans Irénikon (12). Mgr Basile ne semble pas avoir mené une véritable politique missionnaire, de conquête, dans les milieux catholiques, et la fragilité de la plupart de ces nouvelles communautés montre, à notre avis, que la crise religieuse touchait alors la société occidentale dans son ensemble, et non la seule Église catholique.
La simple existence, cependant, de ces communautés, avec leur étonnante ouverture parfois aux chrétiens d’autres confessions, était, malgré tout, une forme de communion. Elle a permis à des chrétiens ébranlés de « survivre » et de tenir ferme dans la foi. C’est dans ce sens que « la fondation et l’affermissement de l’Orthodoxie occidentale», dont parlait Mgr Basile le jour de son intronisation, a pu servir, à long terme, « le but final de l’union de toute la chrétienté dans l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique», au-delà des divisions confessionnelles.
- Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n°32, Paris, 1959, p. 214.
- Cité par Serge Model, « L’archevêque Basile (Krivochéine) de Bruxelles et de Belgique. esquisse biographique», dans. Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°215, Paris, 2006, p. 291.
- Chrysostomus Baur, Im christlichen Orient. Reiseerlebnisse. Verlag der Benediktiner-Abtei Seckau im Steiermark, 1934, p. 226-227.
- Lettre à sa mère, du 30 janvier 1932, dans archevêque Basile (Krivochéine), Vospominaniya. Pis’ma [Mémoires. Correspondance], Nijni-Novgorod, éd. Fraternité St Alexandre Nevski, 1998, p. 497.
- A. Musin (red.), Tserkov’ Vladyki Vassilija (Krivocheina) [L’Église de Monseigneur Basile (Krivochéine)], Nijni-Novgorod, éd. Fraternité St Alexandre Nevski, 2004, p. 37.
- Antoine Lambrechts, » Mgr Basile Krivochéine, l’Eglise catholique et Chevetogne. À l’occasion du 20e anniversaire de son décès«, Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°215, Paris, 2006, p.313-324, notamment les pages 314-316.
- Voir Daniel Misonne, « de Meester, Raoul, … en religion Placide » dans Nouvelle Biographie Nationale, vol. 5, Académie Royale de Belgique, 1999, cc. 108-110.
- Dont il fit le récit dans. Voyage de deux bénédictins aux monastères du Mont Athos, Paris, 1908. Voir aussi notre article. « Pèlerins bénédictins au Mont Athos», Irénikon, revue des moines de Chevetogne, n°71 (1998) p. 281-289.
- Ce tremblement de terre, d’une magnitude 7.2 sur l’échelle de Richter, eut lieu le 26 septembre 1932.
- Trois de ces lettres, encore inédites, se trouvent dans les archives du Collège Grec à Rome.
- » Quelques particularités liturgiques chez les Grecs et les Russes et leur signification«, dans Liturgie de l’Eglise particulière et liturgie de l’Eglise universelle, Rome, 1976, p. 211-229, reprise dans Contacts, revue française de l’orthodoxie, n°215, Paris, 2006, p. 352-374.
- Serge Model, « Une page méconnue de l’histoire de l’orthodoxie en Occident. la Mission orthodoxe belge (1963-1987)», Irénikon, revue des moines de Chevetogne, n°81 (2008), p. 24-49.