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Mgr Basile (Krivochéine) vu par ses proches

Communication présentée le 4 novembre 2005 à Bruxelles, en conclusion de la journée commémorative sur Mgr Basile. Traduit du russe par le père Serge Model.

Il faut m’excuser d’intervenir aujourd’hui, alors que je ne suis qu’un simple laïc, mais, en ce jour de commémoration de l’archevêque Basile de bienheureuse mémoire, je ne pouvais pas ne pas dire quelques mots.
Le Seigneur m’a donné le bonheur d’être l’unique neveu de Mgr Basile (Krivochéine), d’avoir été l’objet de son amour et de sa sollicitude. Je ne suis pas théologien ou philologue, et ne puis que tenter d’évoquer la force spirituelle qui émanait de sa personnalité.

On a évoqué, il y a un instant, la lettre de Mgr Basile à sa mère Elena Gennadievna Karpova (ma grand-mère), qui exprime son souci et sa peine au sujet de l’éducation de son neveu de cinq ans (1).

Pendant longtemps, l’archevêque Basile n’a représenté pour moi qu’une sorte de figure abstraite, connue seulement par une photographie sur notre cheminée. Il en fut ainsi jusqu’à sa première visite en URSS en 1956, après la déstalinisation (2). A ce moment-là, en raison de ma jeunesse et de ma légèreté, je n’ai pas considéré sa venue comme importante, et suis parti en randonnée dans les montagnes du Caucase.

Ma lettre au sujet des événements de Hongrie (3) me valut cependant d’être arrêté en 1957. Par la Providence divine, je fis connaissance avec la personnalité de Mgr Basile « par correspondence », en quelque sorte. Dans le camp de Mordovie où j’étais détenu, j’eus en effet le bonheur de rencontrer un jeune prêtre, le père Viatcheslav Jacobs, aujourd’hui métropolite Corneille de Tallin et d’Estonie (4). Si, à l’époque, l’ « Eglise des Catacombes » n’existait plus réellement, la transmission clandestine de littérature interdite au camp fonctionnait bel et bien, et le père Viatcheslav se procura de la sorte le numéro du Journal du Patriarcat de Moscou avec le discours de l’archimandrite Basile à l’occasion de son sacre épiscopal (5), texte qui m’impressionna fortement.

Dans notre famille, nous avons toujours pensé et cru que Mgr Basile était, en bien des choses, une sorte d’ « ange gardien » pour nous. En 1948, nous nous sommes retrouvés en URSS, sans droits ni défense (6), nous avons subi la répression, et Mgr Basile, par ses prières et son existence même nous a protégés. Peut-être est-ce justement grâce à sa personnalité et son rang que mon père, libéré du goulag et réhabilité, recevra le droit de vivre à Moscou… Peut-être dois-je aux prières de Mgr Basile de n’avoir été condamné en 1958 qu’à quelques années de camp, alors que je risquais beaucoup plus … (7). Il est tout à fait possible que cette « mansuétude » des autorités fût motivée par le désir de ne pas « dégoûter » Mgr Basile du pays à cette époque.

Après ma libération du camp et mon départ d’URSS en 1970, j’ai eu de nombreuses rencontres avec Mgr Basile, qui ont permis de faire naître entre-nous une véritable proximité spirituelle, à laquelle s’ajoutait la proximité familiale qui était la nôtre. Mgr Basile était certes, avant tout, un moine et un ascète, mais avec ses parents, avec notre famille, avec ses frères, il a toujours conservé des liens d’affection profonde.

Un jour que j’étais à Bruxelles, lors de notre déjeuner avec Mgr Basile, je lui demandai de m’expliquer la parole du prophète Daniel sur « le temps, le demi-temps et les temps » (8). Il m’en expliqua immédiatement le sens. Dans sa vie personnelle, Mgr Basile a toujours vécu dans le passé mais il pouvait également pressentir l’avenir, car il avait une capacité de vision prophétique. Il n’a jamais renié sa vie laïque passée, particulièrement ce qu’il avait vécu dans sa jeunesse. Mon oncle a travaillé pendant des décennies sur les manuscrits byzantins anciens (un travail minutieux, quasi-entomologique !), et nous a laissé un riche héritage théologique (9). Particulièrement précieux, voire uniques sont ses souvenirs sur les hiérarques durant une période complexe pour l’Eglise orthodoxe russe (10), de même que ses mémoires sur sa jeunesse « guerrière » Ces souvenirs sur sa vie avant sa tonsure monastique ont toujours été signés de son nom civil, Vsévolod Krivochéine. Son témoignage fut repris presque mot à mot dans l’œuvre de Soljénitsyne La roue rouge, où le futur Mgr Basile apparaît comme l’un des personnages du récit (11).

Ayant participé au mouvement blanc sous les ordres du général Dénikine (dont les restes ont été récemment transférées en Russie), mon oncle resta fidèle à ses convictions toute sa vie. A ces événements de la guerre civile sont dédiés les souvenirs de Vsévolod Krivochéine. L’année 1919 (12).

Durant toute sa vie, Mgr Basile est resté un véritable « combatant ». Je donnerai un seul exemple. Un jour, mon défunt père et moi-même étions venus chercher Mgr Basile à l’aéroport international de Moscou, Chérémétievo-2. On nous permit d’attendre l’archevêque dans la salle des douanes. L’un des douaniers s’approcha de Mgr Basile et lui dit, de manière respectueuse. « Excusez-moi, mais je dois vous demander si vous n’avez pas, dans votre valise, de la littérature ? », ce à quoi Mgr Basile a répondu sans hésiter. « Non ! ». A peine étions-nous sortis du bâtiment de l’aéroport qu’il me dit doucement. « J’ai répondu la stricte vérité. Je n’ai aucune littérature dans ma valise, mais j’en ai énormément sous ma soutane, et cela pèse très lourd ! ».

L’on pourrait encore évoquer bien des choses sur la vie de Mgr Basile. Je veux relever l’un de ses traits de caractère qui n’est pas sans importance. il ne jugeait jamais personne. Autant, il pouvait être inébranlable sur des questions de foi, et resta toujours inflexible en matière de conception politiques ou sociales, autant il ne jugeait jamais directement les personnes. La chose la plus rude que j’aie entendue de lui, c’est « il s’agit vraiment, me semble-t-il, de quelqu’un d’étrange … »

J’ai déjà parlé du fait que Mgr Basile connaissait les temps et savait discerner les esprits. Un jour, lors d’une de ses visites à Moscou, nous étions dans une voiture du département des relations extérieures du patriarcat et passions non loin du Kremlin. C’était une claire journée d’été, et les coupoles dorées des églises du Kremlin resplendissaient au soleil. J’ai attiré l’attention de mon oncle sur vue magnifique, mais lui, après un silence, m’a répondu, de manière tout à fait inattendue. « Oui, tu as raison, c’est très beau, mais viendra le jour où il faudra reconsacrer ces églises ». Après Il ajouta. « J’espère que tu vivras jusque-là et verras cela de tes yeux. » Et c’est ce qui s’est produit.

Un deuxième moment, étonnamment prophétique, est directement lié à la fin de l’archevêque Basile. Dans la tombe qu’il s’était préparée à Bruxelles, et dans laquelle, par la volonté divine, il ne fut pas inhumé, repose son plus proche collaborateur, le diacre Michel Gorodetzky (13). Mgr Basile est, en effet, décédé dans sa patrie, dans la ville où il naquit, non loin de l’église où il fut baptisé et près de sa maison familiale. Né à Saint-Pétersbourg, Mgr Basile n’appelait jamais cette ville Leningrad, mais disait « la ville sur la Neva ». On peut dire que c’est la Providence qui a dirigé sa vie et sa fin, et il repose maintenant dans son Saint-Pétersbourg natal.

Et enfin, grâce au fait que j’ai vécu jusqu’au jour où les églises du Kremlin ont été reconsacrées, je puis me rendre en Russie, ce que je fais régulièrement. Chaque fois que j’arrive à Saint-Pétersbourg, je visite le cimetière de Saint-Séraphin, où repose Mgr Basile. De nombreuses personnes se rendent sur sa tombe ; avec leurs peines et leurs espoirs, elles prient sur la tombe de l’archevêque Basile et — à ce que beaucoup m’ont raconté — celui-ci les console.


  1. Cf. B. KRIVOCHÉINE, « Pis’mo materi 19 nojabrja/2 dekabrja 1939 » [Lettre à sa mère du 19 novembre/2 décembre 1939], Tserkov’ Vladyki Vasilija [L’Eglise de Mgr Basile], Nijni-Novgorod, éd. de la Fraternité de St Alexandre Nevski, 2004, p. 37-38, cité par le père ANTOINE (Lambrechts), « Mgr Basile (Krivochéine), l’Eglise catholique et Chevetogne », communication présentée le 4 novembre 2005 à Bruxelles, lors de la journée commémorative sur Mgr Basile.
  2. Cette visite de Basile Krivochéïne en Russie — la première après 36 ans d’interruption — eut lieu du 8 au 25 août 1956, dans le cadre d’une délégation de l’exarchat du patriarcat de Moscou en Europe occidentale (en compagnie notamment des pères Denys Chambault et Pierre L’Huillier, et de Vladimir Lossky, Dimitri Obolensky et Olivier Clément). Sur cette visite, cf. Journal du Patriarcat de Moscou, 10, Moscou, 1956, p. 14-15, 22-23 et Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, 25, Paris, 1957, p. 22-28. Cf. aussi archevêque BASILE (Krivochéine), Mitropolit Nikolaï (Yarouchevitch), po litchnym vospominaniem ili rasskazakh lits, ego znajuchikh [Le métropolite Nicolas (Yarouchevitch), d’après mes souvenirs personnels ou les récits de personnes qui l’ont connu], Vospominanija. Pis’ma. [Mémoires. Correspondance], Nijni-Novgorod, éd. de la Fraternité de St Alexandre Nevski, 1998, p. 214-217 et Tserkov’ Vladyki Vasilija [L’Eglise de Mgr Basile], op. cit., p. 42-46, 120.
  3. La lettre-article de Nikita Krivochéine au sujet de l’entrée des troupes soviétiques à Budapest en 1956 fut publiée dans le journal français Le Monde en avril 1957 sous un pseudonyme, ce qui n’empêcha pas son auteur d’être arrêté et condamné à trois ans de camp de travail à régime sévère (NDLR).
  4. Juridiction du patriarcat de Moscou.
  5. « Naretchenie i khirotonija arkhimandrita Vasilija (Krivochéina) » [La nomination et le sacre de l’archimandrite Basile (Krivochéïne)], Journal du Patriarcat de Moscou, 9, Moscou, 1959, p. 27-32. Version française. Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, 32, Paris, 1959, p. 209-217.
  6. Sur la situation des « retournants » en URSS après la Seconde guerre mondiale — dont les Krivochéine —, voir notamment N. JALLOT, Piégés par Staline. Des milliers de citoyens français derrière le rideau de fer, éd. Belfond, Paris, 2003.
  7. L’histoire de la famille Krivochéine est décrite de manière détaillée dans l’ouvrage autobiographique de N. KRIVOCHEINE, Les quatre tiers d’une vie, Paris, éd. Albin Michel, 1987.
  8. Da. 12, 7.
  9. Cf. notamment archevêque BASILE (Krivochéïne), Bogoslovskie trudy [Œuvres théologiques], Nijni Novgorod, éd. de la Fraternité St Alexandre Nevski, 1996 et évêque HILARION (Alfeyev), « L’archevêque Basile (Kriovchéine) en tant que patrologue », communication présentée le 4 novembre 2005 à Bruxelles, lors de la journée commémorative sur Mgr Basile.
  10. Arch. BASILE (Krivochéïne), Mitropolit Nikolaï (Yarouchevitch), op. cit., p. 199-262; Arch. BASILE (Krivochéïne), « Mitropolit Nikodim » [Le métropolite Nikodim], in Vospominanija. Pis’ma. [Mémoires. Correspondance], op. cit., p. 263-341; Arch. BASILE (Krivochéïne), « Pomestnyi Sobor Rousskoj pravoslavnoj Tserkvi v Troitse-Serguievoj Lavre i izbranija patriarkha Pimena » [Le concile local de l’Eglise orthodoxe russe en la Laure de la Trinité-Saint-Serge et l’élection du patriarche Pimène], in Vospominanija. Pis’ma. [Mémoires. Correspondance], op. cit., p. 343-473.
  11. A. SOLJENITSYNE, La Roue rouge, 3e nœud. Mars Dix-sept (chapitres 47 et 85), Paris, éd. Fayard, 1986.
  12. Arch. BASILE (Krivochéïne), « Devjatnatsatiy god » [L’année 1919], in Vospominanija. Pis’ma. [Mémoires. Correspondance], op. cit., p. 29-197.
  13. Le protodiacre Michel Gorodetzky (1932-2003) fut, durant de longues années, le secrétaire de Mgr Basile. Cf. SOP, 277, avril 2003, p. 14.