Intervention à la Table ronde autour du livre de l’archevêque Basile (Krivocheine), « Mémoire des deux mondes. de la Révolution à l’Eglise captive » (Paris-Sorbonne, 10 mai, 2011)
Si j’interviens aujourd’hui alors que je ne suis qu’un simple laïc, en ce jour de commémoration de l’archevêque Basile de bienheureuse mémoire, je me dois de dire quelques mots. Je ne suis pas théologien ou philologue, et ne puis que tenter d’évoquer la force spirituelle qui émanait de sa personnalité.
Pendant longtemps, l’archevêque Basile n’a représenté pour moi qu’une sorte de figure abstraite, connue seulement par une photographie sur notre cheminée. Il en fut ainsi jusqu’à sa première visite en URSS en 1956, après la déstalinisation. Ma lettre envoyée de Moscou au « Monde » au sujet des événements de Hongrie me valut cependant d’être arrêté en 1957. Dans les camps de Mordovie où j’avais été déporté, j’eus en effet le bonheur de rencontrer un jeune prêtre, le père Viatcheslav Jacobs, aujourd’hui métropolite Corneille de Tallin et d’Estonie. Si, à l’époque, l’ « Eglise des Catacombes » n’existait plus réellement, la transmission clandestine de littérature interdite au camp fonctionnait tant bien que mal et le père Viatcheslav se procura de la sorte le cahier du Journal du Patriarcat de Moscou avec le discours de l’archimandrite Basile à l’occasion de son sacre épiscopal, texte qui m’impressionna fortement.
Dans notre famille, nous avons toujours pensé et cru que Mgr Basile était, en bien des choses, une sorte d’ « ange gardien » pour nous. En 1948, nous nous sommes retrouvés en URSS, sans droits ni défense (2), nous avons subi la répression, et Mgr Basile, par ses prières et son existence même nous a protégés. Peut-être est-ce justement grâce à sa personnalité et son rang que mon père, libéré du goulag et réhabilité, recevra le droit de vivre à Moscou… Peut-être dois je aux prières de Mgr Basile de n’avoir été condamné en 1958 qu’à quelques années de camp, alors que je risquais beaucoup plus… Il est tout à fait possible que cette « mansuétude » des autorités fût motivée par le désir de ne pas « dégoûter » Mgr Basile du pays à cette époque.
Après ma libération du camp et mon départ d’URSS en 1970, j’ai eu de nombreuses rencontres avec Mgr Basile, qui ont permis de faire naître entre-nous une véritable proximité spirituelle, à laquelle s’ajoutait la proximité familiale qui était la nôtre. Mgr Basile était certes, avant tout, un moine et un ascète, mais avec ses parents, avec notre famille, avec ses frères, il a toujours conservé des liens d’affection profonde.
Un jour que j’étais à Bruxelles, lors de notre déjeuner avec Mgr Basile, je lui demandai de m’expliquer la parole du prophète Daniel sur « le temps, le demi-temps et les temps ». Il m’en expliqua immédiatement le sens. Dans sa vie personnelle, Mgr Basile a toujours vécu dans le passé mais il pouvait également pressentir l’avenir, car il avait une capacité de vision prophétique. Il n’a jamais renié sa vie laïque passée, particulièrement ce qu’il avait vécu dans sa jeunesse. Mon oncle a travaillé pendant des décennies sur les manuscrits byzantins anciens (un travail minutieux, quasi-entomologique !), et nous a laissé un riche héritage théologique. Particulièrement précieux, voire uniques sont ses souvenirs sur les hiérarques durant une période complexe pour l’Eglise orthodoxe russe (3), de même que ses mémoires sur sa jeunesse « guerrière » Ces souvenirs sur sa vie avant qu’il ne prenne les ordres ont toujours été signés de son nom de baptême, Vsévolod Krivochéine. Son témoignage fut repris presque mot à mot dans l’œuvre de Soljénitsyne La Roue rouge, où le futur Mgr Basile apparaît comme l’un des personnages du récit (mon oncle était en correspondance avec Alexandre Soljenitsyne). Ayant participé au mouvement blanc sous les ordres du général Dénikine (dont les restes ont été transférés en Russie), mon oncle resta fidèle à ses convictions toute sa vie. A ces événements de la guerre civile sont dédiés les souvenirs de Vsévolod Krivochéine. L’année 1919 (4).
Durant toute sa vie, Mgr Basile est resté un véritable « combattant ». Un jour, mon défunt père et moi-même étions venus chercher Mgr Basile à l’aéroport international de Moscou. On nous permit d’attendre l’archevêque dans la salle des douanes. L’un des douaniers s’approcha de Mgr Basile et lui dit, de manière respectueuse. « Excusez-moi, mais je dois vous demander si vous n’avez pas, dans votre valise, de la littérature ? », ce à quoi Mgr Basile a répondu sans hésiter. « Non ! ». A peine étions-nous sortis du bâtiment de l’aéroport qu’il me dit doucement. « J’ai répondu la stricte vérité. Je n’ai aucune littérature dans ma valise, mais j’en ai beaucoup de livres sous ma soutane, et cela pèse très lourd ! ».
L’on pourrait encore évoquer bien des choses sur la vie de Mgr Basile. Je veux relever l’un de ses traits de caractère qui n’est pas sans importance. il ne jugeait jamais personne. Autant, il pouvait être inébranlable sur les questions concernant la foi, et rester toujours inflexible en matière de conceptions politiques ou sociales, autant il ne jugeait jamais directement les personnes. La chose la plus rude que j’aie entendue de lui à propos d’une autre personne est « il s’agit vraiment, me semble-t-il, de quelqu’un d’étrange … » J’ai déjà dit que Mgr Basile connaissait les temps et savait discerner les esprits. Un jour, lors d’une de ses visites à Moscou, nous étions dans une voiture du département des relations extérieures du patriarcat et passions non loin du Kremlin. C’était une claire journée d’été, et les coupoles dorées des églises du Kremlin resplendissaient au soleil. J’ai attiré l’attention de mon oncle sur vue magnifique, mais lui, après un silence, m’a répondu, de manière tout à fait inattendue. « Oui, tu as raison, c’est très beau, mais viendra le jour où il faudra sanctifier à nouveau ces églises ». Après il ajouta. « J’espère que tu vivras jusque-là et verras cela de tes yeux. » Et c’est ce qui s’est produit.
Il a été aujourd’hui question des motifs qui avaient incité mon oncle à choisir de se placer sous l’omophore du patriarcat de Moscou, asservi et pris en otage par les soviets. Avec tout ce que ce choix entraînait d’hostilité et d’opprobres de la part d’une grande majorité d’émigrés russes, avec tout l’inconfort infligé par la nécessité de passer sous silence la majeure partie des contrevérités officielles.
Je vois dans ce choix une volonté de poursuivre, tout à fait autrement, bien sûr, le combat engagé en 1919 contre les forces déicides. Ce choix était exprimait la certitude qu’avait Mgr Basile de la nature éphémère de régime soviétique. Sa présence au sein de l’Eglise russe contribuerait, il le croyait et le temps lui a donné raison, accélérerait la libération du pays. D’autre part, et cela il le disait, le témoignage, même étouffé, de personnes comme Mgr Antoine (Bloom) et lui-même, était indispensable et thérapeutique en ces années d’attente et d’espoir.
Un deuxième moment, étonnamment prophétique, est directement lié à la fin de l’archevêque Basile. Dans la tombe qu’il s’était préparée à Bruxelles, et dans laquelle, par la volonté divine, il ne fut pas inhumé, repose son plus proche collaborateur, le diacre Michel Gorodetzky (5). Mgr Basile est, en effet, décédé dans sa patrie, dans la ville où il naquit, non loin de l’église où il fut baptisé et près de sa maison familiale. Né à Saint-Pétersbourg, Mgr Basile n’appelait jamais cette ville Leningrad, mais disait « la ville sur la Neva ». On peut dire que c’est la Providence qui a dirigé sa vie et sa fin. Il repose maintenant dans son Saint-Pétersbourg natal.
Le lendemain de son décès des fonctionnaires du département des relations extérieures téléphonaient à Paris sollicitant mon père et moi-même de prendre en charge le retour du défunt à Bruxelles et son inhumation. Sans avoir pu nous concerter nous répondîmes tous les deux que la Providence avait disposé du lieu ou notre proche était décédé et qu’il y resterait. Nous apprîmes par la suite que les autorités ecclésiales n’avaient même pas cherché à cacher que c’était à contrecœur qu’elles acceptaient d’enterrer chez elles l’archevêque de Bruxelles et de Belgique.
Et enfin, grâce au fait que j’ai vécu jusqu’au jour où les églises du Kremlin ont été reconsacrées, je puis me rendre en Russie, ce que je fais régulièrement. Chaque fois que j’arrive à Saint-Pétersbourg, je visite le cimetière Saint-Séraphin, où repose Mgr Basile. De nombreuses personnes se rendent sur sa tombe ; avec leurs peines et leurs espoirs, elles prient sur la tombe de l’archevêque Basile et — à ce que beaucoup m’ont raconté — celui-ci les console.
- La lettre-article de Nikita Krivochéine au sujet de l’entrée des troupes soviétiques à Budapest en 1956 fut publiée dans le journal français Le Monde en avril 1957 sous un pseudonyme, ce qui n’empêcha pas son auteur d’être arrêté et condamné à trois ans de camp de travail à régime sévère (NDLR).
- Sur la situation des « retournants » en URSS après la Seconde guerre mondiale — dont les Krivochéine —, voir notamment N. JALLOT, Piégés par Staline. Des milliers de citoyens français derrière le rideau de fer, éd. Belfond, Paris, 2003.
- Arch. BASILE (Krivochéïne), Mitropolit Nikolaï (Yarouchevitch), op. cit., p. 199-262; Arch. BASILE (Krivochéïne), « Mitropolit Nikodim » [Le métropolite Nikodim], Vospominanija. Pis’ma. [Mémoires. Correspondance], op. cit., p. 263-341.
- Arch. BASILE (Krivochéïne), « Pomestnyi Sobor Rousskoj pravoslavnoj Tserkvi v Troitse-Serguievoj Lavre i izbranija patriarkha Pimena » [Le concile local de l’Eglise orthodoxe russe en la Laure de la Trinité-Saint-Serge et l’élection du patriarche Pimène],in Vospominanija. Pis’ma. [Mémoires. Correspondance], op. cit., p. 343-473.
- Arch. BASILE (Krivochéïne), « Devjatnatsatiy god » [L’année 1919], in Vospominanija. Pis’ma. [Mémoires. Correspondance],op. cit., p. 29-197.