« L’Esprit (1) souffle où il veut », dit notre Seigneur dans son entretien avec Nicodème, « tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va » (Jn 3, 8). L’Esprit donne la liberté, comme l’atteste vigoureusement saint Paul. « Où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3, 17). Et l’apôtre nous exhorte à ne pas éteindre l’Esprit (1 Th 5, 19), mais à tenir bon et à ne pas se remettre sous le joug de l’esclavage (Ga 5, 1), car nous n’avons pas reçu « un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte… mais un Esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier. « Abba ! Père ! » » (Rm 8, 15). « C’est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés » (Ga 5, 1).
Cependant le même apôtre, qui n’admet point que sa liberté relève du jugement d’une conscience étrangère (1 Co 10, 29), n’invoque plus cette liberté personnelle quand il écrit aux Galates pour les mettre en garde contre ceux « qui veulent bouleverser l’Évangile du Christ ». « Eh bien ! Si nous-même, si un ange venu du ciel vous annonçait un évangile différent de celui que nous avons prêché, qu’il soit anathème ! » (Ga 1, 7-8). Conscient que c’est Dieu lui-même qui, dès le sein maternel, l’a mis à part et par sa grâce daigna révéler en lui son Fils (Ga 1, 15-16), Paul décide néanmoins « à la suite d’une révélation » de monter à Jérusalem pour exposer aux autres apôtres l’Évangile qu’il prêchait « de peur de courir ou d’avoir couru pour rien » (Ga 2, 2). Une autorité, l’Évangile reçu ou les autres apôtres, plus haute que sa liberté de prêcher, était donc admise par saint Paul et ceci en vertu d’une révélation. D’ailleurs, dans tous ses écrits, il distingue son opinion personnelle, valable certainement parce qu’il croyait bien « avoir l’Esprit de Dieu » (1 Co 7, 40), de ce qui lui aurait été révélé comme un commandement du Seigneur (1 Co 7, 25).
On peut donc dire que, malgré les affirmations de certains théologiens orthodoxes et catholiques-romains, l’idée de l’autorité, que cela soit de l’Écriture ou de l’Église, est bien biblique. Cette autorité a son fondement dans la personne du Christ à qui, en sa qualité de Verbe incarné et chef de l’Église, tout a été donné au ciel et sur la terre après sa résurrection (Mt 28, 18). Et les évangélistes soulignent qu’« il parlait avec autorité » (Lc 4, 32) et qu’il enseignait comme ayant autorité et non pas comme les scribes et les pharisiens (Mt 7, 29). Les paroles de Jésus sont distinguées ici des paroles purement humaines par leur origine divine et l’efficacité qui en résulte. Notons que le mot grec ἐξουσία, employé dans tous ces passages, peut à la fois signifier « autorité », « puissance » et « pouvoir ». Ce pouvoir est transmis par le Christ à ses apôtres avec le commandement de continuer fidèlement l’enseignement du Christ. « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples […] leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20). « Qui vous écoute m’écoute, qui vous rejette me rejette et qui me rejette rejette celui qui m’a envoyé » (Lc 10, 16). Et la présence du Christ parmi ses disciples est le gage de l’authenticité de cet enseignement apostolique (Mt 28, 20).
Cette autorité n’est pas quelque chose d’extérieur, imposée à notre conscience comme une loi, bien que dans sa manifestation historique dans la vie de l’Église elle semble parfois acquérir de pareils traits. C’est une autorité spirituelle, exercée en Esprit et par l’Esprit et, comme l’écrit saint Paul cité plus haut, où est l’Esprit, est la liberté. L’Esprit pénètre l’homme jusqu’au plus profond de son être, il scrute tout, même les profondeurs divines. Lui seul connaît ce que l’homme a de plus secret et, également, nous fait « connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits » (1 Co 2, 10-12). Ainsi, ils deviennent nôtres, nous appartiennent et ne sont pas imposés de l’extérieur. On peut donc dire qu’à l’opposé de l’homme psychique qui n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu, car il ne le connaît pas, l’homme spirituel juge de tout et ne relève lui-même du jugement de personne car c’est par l’Esprit qui est en lui qu’il juge (1 Co 2, 14-15). Plus encore, c’est l’Esprit qui nous rend conscients de notre filiation divine, d’être des enfants de Dieu. « L’Esprit en personne, comme l’écrit saint Paul, se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 16). C’est l’Esprit qui nous révèle la divinité du Christ et donc sa seigneurie et son autorité, car nul ne peut dire « Jésus est Seigneur » que sous l’action de l’Esprit Saint (1 Co 12, 3).
Il faut noter aussi que cette action du Saint Esprit, bien que s’adressant à l’homme dans tout ce qu’il a de plus personnel et intérieur, a aussi un aspect communautaire et ecclésial qui la complète. C’est ainsi que l’Esprit Saint enseigne les apôtres (Lc 12, 12), parle en eux (Mt 10, 20), complète même ce que le Christ leur a appris (Jn 14, 26) et leur annonce les choses à venir (Jn 16, 13). C’est un Esprit de sagesse et de révélation (Ep 1, 17), comme il est l’Esprit de vérité (Jn 14, 17; 15, 26; 16, 13). Le Saint Esprit donne sa force aux apôtres en descendant sur eux (Ac 1, 8), ils décident ensemble avec lui (Ac 15, 28). C’est l’Esprit Saint qui institue les évêques pour paître l’Église de Dieu (Ac 20, 28). Il parle aux Églises et demande d’être écouté (Ap 2, 7). Le mensonge à l’Esprit Saint est puni par la mort (Ac 5, 3-5) et le blasphème contre lui ne sera remis ni en ce monde ni dans l’autre (Mt 12, 31-32). Libérateur et autoritaire, inspirateur et enseignant, il est « donné à ceux qui obéissent » à Dieu (Ac 5, 32). C’est un esprit d’unité (Ep 4, 3), d’obéissance et d’ordre, « car Dieu n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix » (1 Co 14, 33). Enfin, c’est par l’Esprit que le Christ nous a donné que nous reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous (1 Jn 4, 13).
Un problème se pose cependant. comment pouvons-nous savoir si c’est vraiment le Saint Esprit qui parle en nous ou dans nos frères et comment distinguer son action de celle de l’erreur ? Quelle est donc l’autorité des énoncés qui se présentent comme venant de l’Esprit ? L’apôtre Jean insiste beaucoup sur l’importance d’un pareil examen. « Bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu, car beaucoup de faux prophètes sont venus dans le monde » (1 Jn 4, 1). À ceci, on pourrait répondre que c’est à ses fruits qu’on juge l’arbre et reconnaît les prophètes, selon la parole du Seigneur (Mt 7, 15-20). Et saint Paul, dans son épître aux Galates, nous parle de ces fruits de l’Esprit qui sont « charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5, 22-23). Et il ajoute. « Contre de telles choses, il n’y a pas de loi » (Ga 5, 23) en nous enseignant que des critères juridiques ou extérieurs ne sont pas suffisants pour discerner les activités de l’Esprit puisqu’il s’agit de choses intérieures, qu’elles soient personnelles ou ecclésiales. Le Saint Esprit, comme nous l’avons vu, est un Esprit d’ordre, d’obéissance filiale et de paix et c’est ce qui le distingue de l’esprit de l’erreur. Il est avant tout sainteté et charité qui est le signe distinctif des vrais disciples du Christ (Jn 13, 35).
Le critère fondamental de distinction des esprits, tel que l’expose l’apôtre Jean dans son épître, est cependant christologique. C’est la confession de l’incarnation du Verbe de Dieu et de tout ce que ceci implique. « À ceci, reconnaissez l’Esprit de Dieu. tout esprit qui confesse Jésus Christ venu dans la chair est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus Christ n’est pas de Dieu. c’est là l’esprit de l’Antichrist. […] C’est à quoi nous reconnaissons l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur » (1 Jn 4, 2-6). Ou, comme le Christ le dit à ses disciples. « Lorsque viendra le Paraclet que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité, qui vient du Père, il me rendra témoignage » (Jn 15, 26). Ce témoignage de la divinité et de l’incarnation du Fils constitue donc un rôle caractéristique de l’Esprit de vérité et acquiert toute sa valeur du fait que l’Esprit, qui provient du Père, ne dépend pas du Fils quant à son origine. Ceci nous amène à examiner s’il y a une autorité du Saint Esprit distincte ou indépendante de celle du Fils et quelle serait alors leur relation.
On peut dire évidemment que le Fils et le Saint Esprit sont des révélations du Père qui est leur source commune. Les deux bras de Dieu, comme dit saint Irénée (2). Ainsi, le Fils monogène, qui est dans le sein du Père, nous fait connaître Dieu que personne n’a jamais vu (Jn 1, 18). Et c’est par le Père que lui a été donné tout pouvoir au ciel et sur la terre (Mt 28, 18) ainsi que le pouvoir de faire le jugement parce qu’il est le Fils de l’homme (Jn 5, 27), c’est-à-dire le Christ, Verbe incarné. L’Esprit Saint, qui provient du Père, est envoyé au monde par le Fils de la part du Père (Jn 15, 26) pour témoigner du Christ et nous conduire à la plénitude de la vérité (Jn 16, 13). Il n’est pas subordonné au Fils, comme provenant du Père, mais son action est coordonnée avec celle du Fils car les deux entendent ce que leur dit le Père (Jn 5, 30) et l’Esprit ne parle pas de lui-même, mais dit tout ce qu’il entend et nous annonce les choses à venir (Jn 16, 13). Et puisque tout ce qu’a le Père est au Christ, on peut dire, selon les paroles de notre Seigneur, que c’est de lui qu’il reçoit pour nous l’annoncer (Jn 16, 15). Mystérieuse unité dans la diversité des activités que l’Église orthodoxe, fidèle à la tradition des anciens pères, n’a jamais voulu trop rationaliser.
C’est dans ces perspectives d’activités trinitaires qu’il faut examiner les problèmes de l’autorité et de ses sources dans l’Évangile et la place qu’y tient le Saint Esprit en particulier. Faute de quoi, on tombe facilement dans l’erreur et la contradiction. soit, on oppose l’action du Saint Esprit à celle du Fils, soit, au contraire, on subordonne celle-ci à celle-là. Dans le premier cas, c’est une opposition entre autorité et liberté qu’on affirme, dont le Fils et le Saint Esprit sont considérés comme sources réciproques ; dans le second, c’est pratiquement une négation de tout élément charismatique et prophétique dans l’Église au profit d’un juridisme hiérarchique institutionnalisé. Ces deux points de vue sont évidemment erronés. D’abord, il est inexact d’établir une opposition entre le Fils et l’Esprit comme principes d’autorité et de liberté. Le Christ, étant la Vérité (Jn 14, 6), nous affranchit et donne la liberté réelle (Jn 8, 32-36) et, de son côté, le Saint Esprit est un esprit d’ordre, d’obéissance et d’unité. C’est par lui que le dépôt de la foi est gardé dans l’Église (2 Th 1, 14). Sans s’opposer au Fils, il parfait néanmoins son action en nous et révèle sa divinité. Cette fonction révélatrice et prophétique est propre au Saint Esprit et pose d’une manière particulière le problème de l’autorité dans l’Église. Le prophétisme ne la nie pas, l’Écriture nous montre que l’Esprit est lui aussi autoritaire, mais cette autorité s’exerce dans l’Esprit d’une manière plus intérieure et plus difficile à déterminer, plus encore à institutionnaliser. Rappelons-nous que les conciles œcuméniques qui détiennent l’autorité suprême dans l’Église ne furent jamais considérés comme des institutions ecclésiastiques permanentes, mais comme des événements prophétiques extraordinaires (3). L’Esprit de vérité donne à l’Église dans son ensemble une autorité infaillible, mais il n’y institutionnalise pas un organe infaillible. Il suscite aux moments de crise des personnages saints, qu’ils soient évêques, comme Athanase d’Alexandrie (ca. 299-373), ou simples moines, comme Maxime le Confesseur (580-662), pour défendre contre vents et marées la vérité menacée ou pour renouveler la vie spirituelle. Et c’est avec autorité que ces champions de la foi ou rénovateurs spirituels parlent et agissent. Mais étant aussi Esprit d’ordre et de paix, c’est par l’ensemble des successeurs des apôtres qui ont reçu l’Esprit Saint à la Pentecôte que le Saint Esprit dirige l’Église. Et il leur confie son autorité (Ac 15, 28). Tout ceci, évidemment, en union profonde avec le Christ de qui il prend du bien (Jn 16, 15), sur qui il repose (4) (Mt 12, 18; Jn 1, 33) et de qui il est inséparable dans sa procession du Père, source de toute autorité.
* Publié dans le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 68 (1969), p. 205-209.
- En grec (πνεῦμά), comme en hébreu (ruah), le mot signifie « esprit » et « vent » (NdR).
- IRENEE DE LYON, Contre les hérésies, IV, 20, 1, t. II, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 100, 1965, p. 626-627 (NdR).
- Voir « L’autorité et l’infaillibilité des conciles œcuméniques », p. XX-XX (NdR).
- Le « repos de l’Esprit sur le Christ » — c’est-à-dire la présence de l’Esprit dans le Fils, révélée lors du baptême dans le Jourdain et confirmée par Jésus lui-même (Lc 4, 18.21) — est la formulation traditionnelle orthodoxe du mode de relation du Christ à l’Esprit Saint. Due à saint Jean Damascène, la formule fut reprise par saint Grégoire Palamas et dans la célébration liturgique byzantine (aux grandes vêpres de la Pentecôte) (Voir B. BOBRINSKOY, Le Mystère de la Trinité, Paris, Éd. du Cerf, 1996, p. 104-105 et p. 303; J. LISON, L’Esprit répandu. La pneumatologie de Grégoire Palamas, Paris, Éd. du Cerf, 1994, p. 36) (NdR).
Suite « Dieu, l’homme, l’Église » Lecture des Pères Par Basile Krivochéine Les Éditions du « CERF » Paru en. Décembre 2010, 302 pages