Des indications sur le rôle des anges et des démons dans la vie spirituelle apparaissent dans les textes de l’Église dès les tous premiers temps du christianisme. Ce n’est cependant qu’avec l’apparition du monachisme et l’élaboration de l’enseignement ascétique du IVe siècle que cette question a été abordée de façon cohérente et systématique. La première œuvre où l’on trouve cette question traitée de façon conséquente est sans aucun doute la Vie de saint Antoine le Grand, par saint Athanase d’Alexandrie (8).
La Vie de saint Antoine le Grand peut être considérée comme un modèle caractéristique de la pensée orthodoxe sur le rôle joué par les puissances des ténèbres dans la lutte spirituelle de l’homme. Cette Vie conserve jusqu’à nos jours sa valeur d’enseignement, même si des auteurs ultérieurs ont parfois approfondi notablement l’étude de la question. Saint Athanase, à l’instar de ses contemporains, concevait le monachisme non seulement comme une voie vers le salut et la sanctification personnelle, mais aussi et avant tout comme une lutte contre les puissances démoniaques des ténèbres. Bien sûr, chaque chrétien est appelé à s’engager dans cette guerre spirituelle, mais les moines en constituent les avant-postes, les troupes d’élite qui vont débusquer l’ennemi directement dans son repaire, c’est-à-dire dans le désert, qui était considéré comme lieu de prédilection des démons, le christianisme s’étant largement répandu dans les régions peuplées. L’éloignement hors du monde n’était pas considéré comme une tentative d’échapper à la lutte contre le mal, mais au contraire comme un moyen d’engager contre lui un combat encore plus actif et héroïque. C’est pourquoi les moines sont entourés de démons. « Car nous avons des ennemis terribles et fourbes, dit saint Antoine à ses élèves, les mauvais démons. Et c’est contre eux que nous avons à lutter (9). […] Nombreuse est leur troupe dans l’air qui nous entoure, et ils ne sont pas loin de nous (10). »
Dans la Vie de saint Antoine le Grand, nombreuses sont les descriptions des différentes façons dont les démons nous tentent. Premièrement, ils font tout pour écarter le moine de la voie ascétique, ils essaient de le faire renoncer à la vie monastique (11). Puis ils l’assaillent de toutes sortes de pensées mauvaises et de désirs obscènes (12). Ils tentent ensuite de terroriser le moine par des apparitions fantastiques effrayantes (13). Mais si l’ascète résiste à toutes ces tentations et le diable se voit « chassé de son cœur (14) », ce dernier lui apparaît alors sous l’apparence d’un humain (15). Toute cette lutte se situe principalement sur un terrain spirituel, mais les démons sont des créatures vivantes bien réelles, capables de se manifester par des actions concrètes, en produisant, par exemple, des sons audibles même par une tierce personne (16). Ils sont aussi capables d’infliger aux personnes qu’ils prennent pour cible de leurs tentations de sérieux dommages physiques, des blessures par exemple. Ainsi, saint Antoine fut si cruellement battu par les démons au tout début de sa vie monastique, qu’il fut par eux laissé « comme mort » sur le sol (17). C’est dans cet état qu’il fut retrouvé le lendemain matin. Il assurait que la douleur de ses blessures était d’une intensité qu’aucun coup des hommes ne saurait jamais provoquer (18). Les démons ont enfin recours à divers procédés pour obtenir insidieusement la confiance de leur victime. Ils chantent, lisent les psaumes, ils la réveillent pour la prière, la poussent à jeûner, etc. (19).
Il serait cependant parfaitement faux de conclure, au vu de la place qu’occupent les tentations et les apparitions démoniaques dans la Vie de saint Antoine le Grand, que les moines de cette époque craignaient la force des puissances des ténèbres. Ils avaient certes de la réalité des démons une sensation très vive, fondée sur l’expérience personnelle, mais dans le même temps ils croyaient fermement que la puissance de Satan avait été anéantie par l’incarnation et sur la croix, et que les chrétiens avec l’aide de Dieu étaient donc capables d’en venir à bout. Cette pensée revient à plusieurs reprises dans la Vie de saint Antoine le Grand. « Depuis la venue du Seigneur, l’Ennemi est déchu et ses pouvoirs se sont affaiblis. Ainsi donc, il ne peut rien, mais comme un tyran, même déchu, il ne se tient pas tranquille et menace, ne serait-ce qu’en parole. Que chacun de vous réfléchisse à cela. il peut alors mépriser les demons (20). » La réaction véritablement chrétienne face aux démons n’est donc pas la peur, mais le mépris. « Il ne faut pas les craindre, puisque, par la grâce du Seigneur, toutes leurs machinations se réduisent à rien (21). » Nous disposons de nombreuses armes pour lutter contre les démons. la foi, une vie bonne, le souvenir de la damnation éternelle, les prières et, surtout, le signe de croix. Les démons, dit saint Antoine, « redoutent fort le signe de la croix du Seigneur, puisque par elle le Sauveur les a dépouillés et donnés en spectacle (22). » Le Christ en personne peut nous venir en aide, comme c’est arrivé à saint Antoine (23). Et si nous n’oublions jamais que Dieu est toujours avec nous, les démons disparaîtront en fume (24).
Cependant, cette incapacité des démons à attaquer les chrétiens de front, les incite à recourir à la ruse, aux moyens détournés. Ainsi, ils nous apparaissent sous l’aspect d’anges de lumière et nous trompent par des visions mensongères. Saint Antoine passe alors au problème du discernement des esprits, et c’est là un des moments particulièrement intéressants de son enseignement (25). Saint Antoine explique à ses disciples que les démons nous apparaissent souvent sous forme d’anges. Ils nous disent même. « Nous sommes les anges (26). » Les chrétiens, cependant, n’auront aucun mal, avec l’aide de Dieu, à discerner le bon esprit du mauvais, d’après l’effet qu’il aura sur leur âme. « Il est facile et possible de distinguer la présence des mauvais et des bons, si Dieu l’accorde », dit saint Antoine. « La vue des saints n’est pas accompagnée de troubles […]. Elle se produit tranquillement et doucement, de sorte qu’aussitôt la joie, l’allégresse et le courage s’insinuent dans l’âme. Car avec eux est le Seigneur, qui est notre joie et la force de Dieu le Père. Les pensées de l’âme demeurent sans trouble et sans agitation, si bien qu’illuminée, elle voit par elle-même ceux qui apparaissent. Un désir des biens divins à venir l’envahit, et elle voudrait absolument s’unir à eux, si elle pouvait s’en aller avec eux (27). » « S’il s’en trouve pourtant qui […] craignent la vue des bons esprits » qui s’offre à eux, « ceux qui apparaissent les délivrent aussitôt de cette crainte par l’amour (28). » « Lors donc que, […] à la vue de quelques esprits, vous craignez, si la crainte est aussitôt enlevée et si, à sa place se produisent joie ineffable, alacrité […] et tranquillité des pensées, […] force d’âme et amour de Dieu, ayez courage, et priez. Car la joie et le calme de l’âme témoignent de la sainteté de celui qui se rend present (29). » Les puissances des ténèbres, elles, ont un effet tout à fait opposé. Leur apparition s’accompagne de « trouble, de bruit provenant de l’extérieur » et d’effroi. Elles engendrent les mauvais sentiments, le désordre des pensées et le mépris des vertus (30). Et le sentiment de peur ne s’estompe pas, comme en présence d’une vision bonne (31). Cependant, en aucun cas, nous ne devons perdre notre bravoure quand nous voyons une apparition. « Lorsqu’une apparition se produit, qu’on ne succombe pas à la crainte mais qu’on commence par l’interroger avec courage sur sa nature. « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? » Si c’est une vision de saints, ils te rassureront et changeront ta crainte en joie. Mais si c’est une vision diabolique, aussitôt elle s’affaiblit en voyant un esprit affermi. En effet, le simple fait de demander. « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? » est un signe d’imperturbabilité (32). »
La distinction entre les visions de la lumière divine et leurs imitations sataniques n’occupe pas une place importante dans la Vie de saint Antoine le Grand, mais on y trouve tout de même quelques indications à ce sujet. Ainsi, raconte saint Antoine, « ils vinrent une autre fois dans les ténèbres. Ils paraissaient porter des lumières et disaient. « Nous sommes venus t’éclairer, Antoine. » Mais moi, fermant les yeux, je priais et aussitôt la lumière des impies s’éteignait (33). » Le fait qu’Antoine ait fermé les yeux pour éviter les lueurs de la lumière démoniaque, nous permet de conclure que cette lumière, selon toute vraisemblance, était matérielle. La même Vie de saint Antoine nous raconte comment le Seigneur en personne vint un jour à l’aide de saint Antoine alors que ce dernier livrait un rude combat aux démons. « [Antoine], levant les yeux, vit le toit qui semblait s’ouvrir et un rayon de lumière descendre vers lui (34). » Cette description rappelle, de façon frappante, certaines visions de la lumière divine de saint Syméon le Nouveau Théologien, grand mystique du XIe siècle (35). « Les démons avaient subitement disparu, la douleur de son corps avait aussitôt cessé […] Antoine […], soulagé de ses peines […] demandait à la vision […]. « Où étais-tu ? Pourquoi ne t’es-tu pas manifesté dès le début pour faire cesser mes douleurs ? » Alors une voix parvint jusqu’à lui. « J’étais là, Antoine, mais j’attendais, pour te voir combattre » (36). »
Nous ne devons cependant pas considérer que reconnaître les démons soit chose facile. Ainsi qu’il a été dit plus haut, c’est facile et réalisable « quand Dieu nous l’accorde ». En d’autres termes, il ne s’agit pas là d’un talent naturel, mais avant tout d’un don de Dieu. Antoine lui-même dit. « Il faut prier […] pour recevoir la grâce du discernement des esprits, afin que […] nous ne nous fiions pas à tout esprit (37). » Une question peut alors survenir. quel mal peuvent nous faire les mauvais esprits, si leur puissance a été vaincue par le Christ sur la croix ? Ce n’est bien sûr qu’avec la volonté de Dieu qu’il leur est possible de nous tenter, pour notre propre bien. Et s’ils réussissent à nous atteindre, c’est toujours par notre faute. Nous leur donnons des forces par la faiblesse de notre foi. Dans la Vie de saint Antoine le Grand, Satan lui-même admet cela. Il apparaît à saint Antoine et lui avoue sa faiblesse. Mais il se défend de l’accusation selon laquelle ce serait lui qui viendrait tenter les moines. « Ce n’est pas moi, dit-il, ce sont eux qui se troublent eux-mêmes, puisque moi, je suis devenu faible (38). »
Tel est, en résumé, l’enseignement d’Athanase dans la Vie de saint Antoine le Grand sur la participation des puissances invisibles à notre vie spirituelle. Saint Antoine a une sensation très vivante de la réalité des puissances des ténèbres et de leurs efforts constants pour se mêler de notre vie. Ils tentent l’homme plutôt de l’extérieur, par des apparitions de toute sorte, mais ils sont aussi capables de lui donner de mauvaises pensées et des sentiments coupables. Cependant un coup fatal a été porté à leur puissance sur la croix, et le chrétien ne doit absolument pas les craindre. Dans ces écrits datant de l’aube d’un christianisme alors triomphant, il y a beaucoup d’optimisme juvénile, qui ne peut pas toujours être partagé par les générations ultérieures de chrétiens.
Pour ce qui est des bons anges, ils ne sont que fugitivement évoqués dans la Vie de saint Antoine le Grand (39).
Il convient encore de citer les multiples versions de la Vie de saint Pacôme (40), témoignage très important de la vie spirituelle et du monachisme du IVe siècle. Ce livre constitue une riche et intéressante source d’informations sur les puissances démoniaques. Ces informations se distinguent cependant assez peu de celles que nous tirons de la Vie de saint Antoine le Grand. C’est pourquoi nous ne citerons de la Vie de saint Pacôme qu’un seul passage, qui donne des précisions sur la façon de distinguer les visions vraies des mensongères. Selon saint Pacôme, les apparitions vraies captivent entièrement la conscience par leur sainteté, ce qui élimine toute possibilité de doute. Le moindre doute sur la nature de cette vision est déjà en soi un signe de ce que la vision est l’œuvre du diable. « Un jour, lit-on dans la Vie de saint Pacôme, un démon lui apparut sous l’apparence du Christ, et prétendit être le Christ […]. Mais le saint homme possédait le talent de discerner les esprits […] il pensa immédiatement. « Les pensées de l’homme qui voit des forces saintes disparaissent entièrement. Elles ne considèrent plus rien d’autre que la sainteté de ce qui est en train de leur apparaître ; mais moi, je vois cela, et je continue à penser et à réfléchir. Il est clair que l’apparition ment. Elle n’est pas une vision de forces saintes ». Pendant qu’il réfléchissait ainsi, la vision mensongère disparut (41). » L’apparition d’un démon sous l’apparence du Christ est ici un épisode intéressant.
- La Vie de saint Antoine le Grand, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 400, 20042. Parmi les études récentes consacrées à la vie de saint Antoine le Grand, nous citerons Louis BOUYER, La Vie de saint Antoine. Essai sur la spiritualité du monachisme primitif, Éd. de l’Abbaye de Bellefontaine, coll. « Spiritualité orientale » n° 22, 1978.
- La vie de saint Antoine le Grand, XXI, SC 400, p. 193.
- Ibid., XXI, p. 195.
- Ibid., V, p. 143-145.
- Ibid., V, p. 145.
- Ibid., V, p. 145, et XXIII, p. 199.
- Ibid., VI, p. 147.
- Ibid.
- Ibid., IX, p. 161, et XIII, p. 169-171.
- Ibid., VIII, p. 157.
- Ibid.
- Ibid., XXV, p. 205-207.
- Ibid., XXVIII, p. 211-213.
- Ibid., XXIV, p. 205.
- Ibid., XXXV, p. 231, et XXX, p. 219.
- Ibid., X, p. 163-165.
- Ibid., XLII, p. 251.
- Ibid., XXXV-XXXVII, p. 231-237.
- Ibid., XXXV, p. 231.
- Ibid., XXXV, p. 231-233.
- Ibid., XXXV, p. 233.
- Ibid., XXXVI, p. 235.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid., XLIII, p. 253.
- Ibid., XXXIX, p. 241-243.
- Ibid., X, p. 163.
- Se reporter notamment au chapitre 22 de ses Catéchèses autobiographiques. Voir aussi ARCHEVEQUE BASILE (KRIVOCHEINE), Dans la lumière du Christ. Saint Syméon le Nouveau Théologien, 949-1022. Vie, spiritualité, doctrine, Chevetogne, éd. de Chevetogne, coll. « Témoins de l’Église indivise », n° 1), 1980, chap. 1: « Un pauvre rempli d’amour fraternel », p. 13-25.
- La Vie de saint Antoine le Grand, X, p. 163-165.
- Ibid., XXXVIII, p. 239.
- Ibid., XLI, p. 247.
- Voir l’annexe au livre du P. Bouyer, La Vie de saint Antoine. « Cosmologie et démonologie dans le christianisme antique ».
- Édition critique des versions grecques de la Vie de saint Pacôme. « Sancti Pachome Vitae Graecae », éd. F. HALKIN, coll. « Subsidia hagiographica », n° 19, Bruxelles, 1932. Trad. fr. dans A.-J. FESTUGIERE, Les Moines d’Orient, t. IV. La première vie grecque de saint Pacôme, Paris, Éd. du Cerf, 1962.
- Sancti Pachome Vitae Graecae, éd. F. HALKIN, chap. 87, p. 58-59.