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II. Évagre le Pontique (346-399)

Les écrits d’Évagre le Pontique sont très importants pour notre thème. c’est lui en effet qui, le premier, a énoncé une théorie et un système de la vie contemplative, il est aussi l’un des fondateurs de la tradition spirituelle de l’Église d’Orient (42). Il est intéressant de constater la place importante qu’occupe, dans les écrits de cet homme extrêmement cultivé et lettré, la lutte contre les démons. On connaît bien les descriptions qu’il donne des différents types de démons qui sont directement liés à nos différents types de passions (comme l’esprit du découragement ou l’affaiblissement spirituel) (43). Évagre révèle là une connaissance profonde de l’âme humaine et de l’activité des démons. Cependant, nous nous intéresserons plus particulièrement à ses observations concernant la participation des anges et des démons à l’oraison mentale et à la contemplation. Selon Évagre, c’est là que se situe pour les démons le principal enjeu de leur lutte. « Au sujet de la contemplation des êtres et au sujet de la science de la Sainte Trinité, les démons et nous, nous suscitons un grand combat les uns avec les autres, ceux-là, en voulant nous empêcher de connaître, et nous, en nous appliquant à apprendre (44). » Les démons portent une haine particulière à l’oraison mentale. « Si tu t’appliques à la prière, attends-toi à affronter les assauts hostiles des démons, dit-il dans son Traité de l’oraison […]. ils vont se ruer sur toi comme des fauves et malmèneront ton corps tout entire (45). » « L’esprit mauvais voit d’un œil excessivement jaloux l’homme qui prie, et met en œuvre toute sa ruse pour le faire échouer […] pour pouvoir mettre obstacle à […] cette envolée vers Dieu (46). » « La lutte qui s’est engagée entre nous et les esprits impurs n’a pas d’autre enjeu que la prière spirituelle (47). »

Les démons ont recours à de nombreux procédés pour faire obstacle à notre prière. Pendant la prière, ils nous suggèrent des pensées matérielles, ils nous inspirent des passions, des sensations charnelles, etc., pour affaiblir notre esprit et le rendre inapte à la véritable prière (48). Les images et apparitions fabriquées par les démons dans notre intellect pendant la prière sont encore plus dangereuses, car elles ont pour conséquence que le divin se trouve limité dans l’espace. « Évite les pièges des adversaires. Il peut arriver, quand tu pries dans la paix et la pureté, que surgisse une forme inconnue et qui t’est étrangère ; c’est pour te pousser à la prétention de te figurer le divin, et t’abuser soudainement sur la possibilité d’évaluer le divin. Or le divin échappe à toute évaluation, à toute figuration (49). » Une imagination de cette sorte fait toujours appel aux sens et est toujours reliée au corps… « Quand le démon jaloux ne peut éveiller ta mémoire, pendant la prière, il s’en prend à la constitution du corps pour faire naître dans l’esprit quelque fantasme étranger et lui donner une forme. Or l’esprit n’est habitué qu’aux concepts ; il est donc plus facilement impressionné. Lui qui tendait à la connaissance immatérielle et dépouillée de figuration, il est abusé et prend la fumée pour la lumière (50). » Ces tentations surviennent principalement pendant l’oraison mentale. « Il reste que, lorsque l’esprit parvient enfin à la prière pure, sans feinte ni déviation, surviennent alors les démons, non plus par la gauche, mais par la droite […]. Ils lui suggèrent une représentation fantaisiste de Dieu, une de ces images qui flattent les sens, de sorte qu’il se figure avoir enfin atteint le but de sa prière (51). » Les démons, par ce procédé, tentent de soumettre l’intellect à la passion de l’orgueil.

Il est particulièrement intéressant de noter que, selon Évagre, les images de l’intellect sont produites par les démons au moyen de sensations physiques. Évagre donne à cela une explication très étonnante. les démons, pour arriver à leurs fins, touchent un certain endroit du cerveau « où pulsent les vaisseaux sanguins (52) ». « Je suis d’avis que le démon, lorsqu’il atteint ce point dont je parle, modifie à son gré la lumière de l’esprit, de sorte que la passion de la vaine gloire s’oriente vers des élucubrations qui façonnent l’esprit pour lui faire se représenter la connaissance divine et essentielle. Et comme il était parvenu à se libérer des passions charnelles et corrompues, qu’il avait atteint un certain état de pureté, il se croit à l’abri désormais de toute intrusion ennemie en lui. C’est pourquoi il est porté à croire d’origine cette vision suscitée par le démon qui le façonne (53). »

Pendant la contemplation aussi, les démons tentent de nous troubler. « Comme un brouillard, l’obscurité se tient devant la pensée, et chasse la contemplation loin de nous (54). » Comment pouvons-nous combattre ces tentations démoniaques ? Nous devons être prudents et demander conseil à Dieu. « Fais bien attention ! Ces démons pervers peuvent t’abuser par quelque vision. Et c’est là qu’il convient d’être circonspect, de te tourner vers la prière et d’en appeler à Dieu pour que, si la pensée vient de lui, ce soit lui qui t’illumine et, dans le cas contraire, qu’il éloigne promptement le fourbe de toi (55). » L’humilité nous protège aussi contre les vexations des demons (56). « Le mur spirituel est l’impassibilité de l’âme raisonnable, laquelle la protège des demons (57). » La prière est cependant une des armes les plus efficaces contre les démons, en particulier une prière courte et intense. Elle les consume comme le feu (58). « Lors de pareilles épreuves, use d’une prière brève et intense (59). » Notre intellect ne doit jamais se laisser distraire de la prière par les activités du démon. Cette idée est illustrée par l’exemple des anachorètes. Aucune des attaques des démons « n’arrach[a] pour autant son esprit à la ferveur de la prière (60). »

Évagre n’omet pas de mentionner l’aide que nous apportent les anges pendant cette lutte spirituelle. « L’intervention de l’ange de Dieu, suffit à mettre fin, d’un seul mot, à l’action ennemie en nous et rend à l’esprit cette lumière qui le conduit de façon infaillible (61). » Les anges nous aident dans nos prières. La bénédiction de la prière nous est révélée par un ange. Il nous induit dans la connaissance de la véritable prière, grâce à quoi nous pouvons prier sans aucun trouble de l’âme, ni paresse, ni laisser-aller (62). « Sache-le bien, dit-il ailleurs, les saints anges nous poussent à la prière, ils nous assistent alors, pleins de joie, et prient aussi pour nous. Au contraire, si nous nous montrons négligents et accueillons avec complaisance des pensées étrangères, nous suscitons alors grandement leur colère. eux luttent vaillamment pour nous et voilà que, de notre côté, nous ne consentons même pas à prier Dieu pour nous-mêmes, nous méprisons leur office, faisant peu de cas de leur Dieu et maître, pour avoir commerce avec d’impurs demons (63). » Les anges nous aident également pour la contemplation. Ils nous éclairent de telle façon que nous devenons capables de voir les fondements idéaux des choses de la création, dont le fondement est Dieu. C’est là une des étapes de la contemplation dans l’enseignement spirituel d’Évagre. « Si tu pries en vérité, tu acquerras une pleine confiance. Les anges accourront vers toi et mettront pour toi en lumière les raisons des êtres (64). » « Par la contemplation des commandements de Dieu, les puissances saintes nous purifient de la malice et nous rendent impassibles. Par la contemplation des natures et par les logoi qui concernent la divinité, elles nous libèrent de l’ignorance et nous rendent sages et gnostiques (65). »

Selon Évagre, les anges en eux-même ne peuvent cependant pas être pris pour objet de contemplation. En dernière instance, c’est toujours Dieu, la Sainte Trinité, qui fait l’objet de la contemplation. Les actions divines, telles que les prophéties, la sagesse, le jugement, mais aussi le reflet du divin dans la création ou dans les fondements idéaux des créatures, tout cela constitue les étapes inférieures de la contemplation. C’est pourquoi, la contemplation des « [choses] non incarnées », si caractéristique de l’enseignement d’Évagre, doit être comprise comme faisant partie de cette contemplation des composantes immatérielles de la création, et non pas comme la vision des anges. Ce qui, cependant, ne signifie pas que ces visions soient dépréciées de façon univoque. Évagre donne de nombreux exemple d’apparitions d’anges. Mais nous ne devons pas désirer voir des anges, pas plus que nous ne devons, en général, désirer voir la moindre apparition sous une forme sensible, pas même celle du Christ. Cela représente en effet un grand danger, car les démons peuvent prendre la forme des anges. « Ne désire pas la vision sensible des anges, ni des puissances, ni même du Christ, pour ne pas sombrer dans la déraison, et ne pas introduire le loup à la place du berger, et te mettre à adorer les démons ennemis (66). » Afin de bien comprendre ce que dit Évagre sur le rôle des anges et des démons dans la vie spirituelle, nous devons toujours garder à l’esprit ce fondement de l’oraison mentale qui rejette toute manifestation de l’imagination, et qui mène à l’union directe de l’intellect avec Dieu. Bien que très fortement intellectuel, Évagre, selon toute évidence, était un homme spirituellement très expérimenté. Cela lui donne de l’autorité pour parler en connaissance de cause de l’action des puissances du mal et de l’aide que nous accordent les anges de lumière dans notre prière. Quant à ses explications physiologiques, bien que non dépourvues d’intérêt, elles sont influencées par les connaissances scientifiques de son époque.


  1. Au cours des trente ou quarante dernières années, on a beaucoup écrit, en Occident, sur l’influence de l’œuvre d’Évagre le Pontique sur le développement et la formulation de l’enseignement ascétique des Pères orientaux (principalement en ce qui concerne l’oraison mentale et la contemplation). Se reporter à l’ouvrage de Hausherr (voir la n. 7). Voir aussi. M. VILLER, « Aux sources de la spiritualité de saint Maxime », Revue d’ascétique et de mystique, n° 11 (1930). Les nombreuses rééditions des travaux d’Évagre (l’original grec de ces écrits n’a pas été conservé, et nous ne disposons que des traductions syriaques et arméniennes) ont beaucoup contribué à l’éclaircissement de cette question. Cependant, il me semble que l’importance d’Évagre a été un peu surévaluée en raison même de cette vogue éditoriale. En aucun cas, je ne veux amoindrir son enseignement spirituel, mais je considère que le courant spirituel que représentent les Homélies spirituelles de saint Macaire (voir notes ultérieures) ainsi que les écrits de saint Diadoque ont exercé une influence plus grande, et sont plus significatifs par leur dimension mystique. Syméon le Nouveau Théologien (942-1022), l’un des plus grands saints de l’Église byzantine, descend de Diadoque en droite ligne. Par ailleurs, la mystique de la « prière de Jésus », que l’on trouve déjà chez Nil d’Ancyre (?-430) et qui n’apparaît pas chez Évagre, a laissé des traces beaucoup plus profondes et persistantes que toutes les « contemplations » d’Évagre, avec leurs multiples subdivisions. On ne peut pas non plus considérer saint Maxime le Confesseur comme un simple imitateur d’Évagre, ainsi que tend à le faire M. Viller (voir op. cit.). Voir aussi. Hans URS VON BALTHASAR, Liturgie cosmique. Maxime le Confesseur, Paris, Éd. Aubier, 1947.
  2. ÉVAGRE, Sur les huit pensées, XII, dans Traité pratique, SC 171, p. 521-529.
  3. ÉVAGRE, IIIe Centurie, 41, dans Les six centuries des Kephalaia gnostica, éd. A. Guillaumont, Patrologia Orientalis, t. XXVIII/1, Paris, 1958, p. 115. Cet écrit d’Évagre est parvenu jusqu’à nous (à l’exception de quelques fragments de faible importance) en traduction syriaque uniquement. W. Frankenberg a édité (dans Evagrius Ponticus, Berlin, Abhandlungen der K. Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, Philol.-Hist. Klasse, 1912, Neue Folke, Band 12) le texte syriaque et l’a lui-même traduit en grec. Il faut dire que cette tentative de reconstituer l’original grec à partir de la traduction syriaque s’est révélée insatisfaisante. Le grec de Frankenberg est très maladroit, pesant, et par le style, se distingue fortement des quelques œuvres d’Évagre qui sont parvenues jusqu’à nous dans leur version grecque originale. La version syriaque était en outre déjà une sorte de reconstruction (parfois tendancieuse) de l’original grec. Cela apparaît clairement lorsqu’on compare cette traduction avec les rares fragments grecs de ce texte dont nous disposons. De plus, il existe deux versions différentes de la traduction syriaque. La plus ancienne est la plus fidèle à l’original (il n’en existe qu’un manuscrit), la seconde est plus adaptée aux goûts du lecteur (en sont systématiquement exclues les expression et idées d’Origène, etc.) et a donc été diffusée plus largement que la première. À ce sujet, on pourra consulter le très intéressant travail d’A. Guillaumont. « Le texte véritable des Gnostica d’Évagre le Pontique », Revue de l’histoire des religions, n° 142 (1952), p. 156-205.
  4. ÉVAGRE, Sur la prière, en 153 chapitres, 91, p. 92.
  5. Ibid., 46, p. 81.
  6. Ibid., 49, p. 82.
  7. Ibid., 46 et 50, p. 81 et 82.
  8. Ibid., 67, p. 86.
  9. Ibid., 68, p. 87.
  10. Ibid., 72, p. 87-88.
  11. Voir Ibid., 72, n. 32, p. 88.
  12. Ibid., 73, p. 88.
  13. ÉVAGRE, IIIe Centurie, 39, dans Les six centuries des « Kephalaia Gnostica », op. cit., p. 134.
  14. ÉVAGRE, Sur la prière, en 153 chapitres, 94, p. 93.
  15. Ibid., 96, p. 93.
  16. ÉVAGRE, Ve Centurie, 80, dans Les six centuries des « Kephalaia Gnostica », op. cit., p. 210.
  17. ÉVAGRE, Sur la prière, en 153 chapitres, 94.
  18. Ibid., 98, p. 94.
  19. Ibid., 111, p. 97.
  20. Ibid., 74, p. 88.
  21. Ibid., 75, p. 89.
  22. Ibid., 81, p. 90.
  23. Ibid., 80, p. 90.
  24. ÉVAGRE, VIe Centurie, 35, dans Les six centuries des « Kephalaia Gnostica », op. cit., p. 230.
  25. ÉVAGRE, Sur la prière, en 153 chapitres, 115, p. 98.