Je passe maintenant à une œuvre extrêmement importante de la spiritualité ancienne, les Homélies spirituelles de saint Macaire l’Égyptien (67). Certains savants modernes contestent l’authenticité de l’attribution de ces écrits à saint Macaire. Sur ce point particulier, ils ont peut-être raison. Mais ils se trompent sans aucun doute quand ils nient le caractère ecclésial et orthodoxe des Homélies spirituelles et voient dans ces écrits l’enseignement spirituel condamné des messaliens (hérésie bien connue des IV-VIIe siècles) (68). Aucun chercheur ne peut objectivement nier le caractère orthodoxe des Homélies spirituelles. On y trouve peut-être quelques inexactitudes d’un point de vue théologique, mais cela n’a rien d’étonnant, puisque leur rédaction remonte à une période antérieure au moment où l’Église a fixé définitivement la formulation de son enseignement. Les Homélies spirituelles sont cependant indéniablement représentatives des tendances spirituelles de l’Église des premiers temps, et expriment une expérience religieuse authentique et profondément chrétienne. Moins théoriques que les écrits d’Évagre, les Homélies surpassent ces derniers par la vivacité du sentiment religieux qu’elles reflètent, par une relation plus intérieure au Christ, une meilleure compréhension de la nature humaine et une connaissance fondée sur l’expérience des effets de la grâce et de l’activité démoniaque. Je commencerai par le dernier point. Saint Macaire (69) utilise des couleurs vives pour dépeindre la façon dont Satan a réduit la nature humaine en esclavage après la chute d’Adam. « Le royaume des ténèbres, le prince pervers, a, dès le commencement, réduit l’homme en captivité ; il a enveloppé et revêtu son âme de la puissance des ténèbres […] comme on couvre [un homme] de vêtements (70). » Pour évoquer les actions des puissances des ténèbres, saint Macaire a souvent recours à l’image du vent nocturne. « Comme un vent sauvage qui souffle dans une nuit obscure et ténébreuse, ébranle, agite et secoue toutes les plantes et toutes les graines, ainsi l’homme qui est tombé au pouvoir de la nuit, des ténèbres et de Satan, et qui vit dans cette nuit ténébreuse, est violemment secoué, agité et ébranlé par le vent terrible du péché (71). » Ou encore. « De même en effet qu’un unique vent trouble et agite toutes les plantes et toutes les graines, et que l’unique obscurité de la nuit s’étend sur tout l’univers, ainsi le prince du mal, qui est lui-même l’obscurité spirituelle de la malice et de la mort, ainsi qu’un vent mystérieux et sauvage, agite sur la terre toute la race des hommes, la trouble par des pensées toujours en mouvement et séduit par les désirs du monde les cœurs des hommes ; il remplit des ténèbres de l’ignorance, de l’aveuglement et de l’oubli toute âme qui n’est pas née d’en-haut (72). » Saint Macaire évoque aussi les « ténèbres des passions, dans lesquelles les puissances mauvaises retiennent [l’âme] (73) »; il généralise tout cela en parlant du « levain de la malice, c’est à dire le péché » qui « est une certaine force spirituelle et incorporelle de Satan [et qui s’]introduit dans [l’homme] (74) ». Il ajoute à cela encore d’autre images fortes de l’esclavage dans lequel se trouve l’homme pécheur vis-à-vis des puissances du mal. « Ton cœur en effet est un sépulcre et un tombeau. De fait, quand le prince du mal et ses anges s’y nichent, quand il y établit des sentiers et des passages, par lesquels les puissances de Satan circulent dans ton intellect et dans tes pensées, n’es-tu pas en enfer, au tombeau et au sépulcre ? N’es-tu pas alors mort pour Dieu (75) ? » Saint Macaire représente même Satan comme une sorte de serpent qui se glisse dans notre âme. « Le terrible serpent du péché cohabite avec l’âme, la flatte et l’excite ; si elle cède à ses sollicitations, l’âme incorporelle s’unit à la malice incorporelle de l’esprit, autrement dit un esprit s’unit à un autre esprit ; ainsi, celui qui accepte et accueille la pensée venant du malin commet un adultère dans son cœur (76). »
Ces images fortes ne doivent cependant pas être interprétées comme attribuant aux puissances des ténèbres une force invincible. Une telle idée, de même que le dualisme manichéen, quelles qu’en soient les manifestations, sont totalement étrangers à l’enseignement spirituel de saint Macaire. En accord avec toute la tradition patristique, il nie la substantialité du mal. « Ceux qui affirment que le mal a une substance propre [ἐνυπόστατον] ne savent rien. Car en Dieu le mal ne peut avoir aucune subsistance […], en nous, au contraire, [le mal] opère avec toute sa puissance et d’une façon très sensible, inspirant tous les désirs mauvais (77). » Ailleurs, il écrit. « Mais pour nous, le mal existe, car il habite dans le cœur ; il suggère des pensées mauvaises et souillées, il ne permet pas de pratiquer une prière pure, et il réduit l’intellect en captivité en l’enchaînant au siècle present (78). » Néanmoins c’est de notre volonté qu’il dépendra finalement de repousser ou de céder à ces propositions du mal. « [L’] âme, quand elle le demande, obtient secours et appui [de Dieu], et […] la lutte et le combat sont à égalité de forces (79). » Et même quand l’âme, par un grand péché se mêle à Satan, elle ne perd pas sa personnalité propre. « [Le mal] ne nous est pas mélangé […] tel un mélange d’eau et de vin ; mais chacun existe à part, comme l’ivraie et le blé dans un champ (80). » L’emprise du mal n’est pas permanente. « Quand (l’âme) est agitée, elle est souillée par le mal […] mais à d’autres moments, l’âme subsiste à part, gardant une existence indépendante. Elle regrette alors ses mauvaises actions, elle pleure, prie et se souvient de Dieu. Comment pourrait-elle le faire, si elle était toujours abîmée dans le mal (81) ? »
C’est pour cela que tout chrétien doit lutter contre Satan. Il a la liberté de la faire, même si la victoire définitive ne peut venir que de Dieu. Et avant tout, nous devons comprendre qu’il nous faut lutter non seulement contre nos penchants naturels, mais aussi contre de bien réelles puissances démoniaques. « Le péché qui s’est ainsi introduit, et qui est une certaine puissance spirituelle de Satan et une réalité, a semé tous les maux. Sans être détecté, il agit sur l’homme intérieur et sur l’intellect, et il met la guerre dans les pensées. Mais l’homme ignore qu’il agit à l’instigation d’une force étrangère. Il s’imagine que tout cela est naturel et qu’il agit selon ses propres réflexions. Mais ceux qui ont dans leur intellect la paix du Christ [Col 3, 15] et son illumination, savent d’où viennent ces mouvements (82). » C’est avec la plus grande des déterminations que nous devons dans nos cœurs entrer en guerre contre Satan. « L’arme la plus appropriée pour l’athlète et le combattant est celle-ci. rentrer dans son cœur, lutter contre Satan, se haïr soi-même, renier sa propre âme, s’irriter contre soi-même et se faire des remontrances, résister aux convoitises qui nous habitent, combattre les pensées et lutter contre soi-même (83). » Comme à l’accoutumée, c’est en termes très imagés que saint Macaire décrit cette lutte interne du cœur. « De même qu’il existe des hommes qui attellent des chevaux, conduisent des chars et se lancent les uns contre les autres, […] ainsi y a-t-il aussi dans le cœur des combattants [spirituels] un théâtre où les esprits mauvais luttent contre l’âme, tandis que Dieu et les anges contemplent le combat […]. Mais l’intellect est le conducteur qui attèle le char de l’âme et tient les rênes des pensées ; il s’élance ainsi contre le char de Satan qui, de son côté, s’est équipé contre l’âme (84). » Cette lutte exige une vigilance de chaque instant, et une permanente mise à l’épreuve de soi-même. « Aussi, frères, examinez votre intellect ; avec qui êtes-vous en communion, avec les anges ou avec les démons ? De qui êtes-vous le temple et la demeure, de Dieu ou du diable ? Quel trésor remplit vos cœurs, celui de la grâce divine ou celui de Satan ? De même qu’une maison remplie de puanteur et d’ordures doit être entièrement nettoyée, ornée, remplie de parfums et de trésors, ainsi l’Esprit Saint doit-il venir à la place de Satan dans les âmes des chrétiens et s’y reposer (85). » Cette lutte avec le mal n’est pas seulement une lutte morale, c’est une véritable guerre spirituelle contre Satan. Ce n’est pas seulement l’abstinence du mal, c’est la destruction jusqu’aux racines du mal. « Éviter le mal n’est pas encore la perfection ; il faut en outre pénétrer dans ton intellect souillé et tuer le serpent, ton meurtrier, qui s’y cache, en-dessous même de l’intellect et plus profondément que les pensées, dans ce qu’on appelle les chambres et les retraites de l’âme […], [si tu as] rejet[é] toutes les impuretés qui sont en toi [alors tu as atteint la perfection] (86). »
Tout seul, l’homme ne peut pas réussir dans son entreprise d’éradication définitive des puissances du mal si profondément tapies dans notre nature. Seul le Christ ou la grâce du Saint Esprit qui nous est envoyée par le Christ nous accordent la victoire. Cette idée est constamment soulignée par saint Macaire dans les Homélies spirituelles. C’est là un aspect fondamental de son enseignement. « Il faut donc rechercher comment et par quel moyen on peut obtenir la pureté du cœur. » Il répond. « Ce ne sera pas autrement qu’en passant par celui qui a été crucifié pour nous ; il est en effet la voie, la vie et la vérité, la porte, la perle précieuse, le pain vivant et celeste (87). » « Il est donc impossible de séparer l’âme du péché, si Dieu ne calme et n’arrête ce mauvais vent qui habite dans l’âme et dans le corps. […] L’homme voudrait bien s’envoler dans l’atmosphère divine et dans la liberté du Saint Esprit, mais aussi longtemps qu’il ne reçoit pas d’ailes, il ne peut le faire (88). »
« L’âme, écrit encore saint Macaire, a été plongée dans l’abîme des ténèbres et dans les profondeurs de la mort. Elle s’y est noyée et y gît, morte à l’égard de Dieu, au milieu de monstres redoutables. Qui pourra descendre dans ces retraites lointaines, dans les profondeurs de l’enfer et de la mort, si ce n’est l’artisan qui a formé le corps (89) ? » C’est le Christ lui-même qui dépêche ses saints anges et démolit le règne des ténèbres. « Le roi, qui est le Christ, envoie des hommes pour délivrer la cité, il enchaîne les tyrans et il y établit un corps d’armée céleste et une garnison de saints esprits, qui y sont comme dans leur propre patrie. Dès lors, le soleil brille dans les cœurs, et ses rayons pénètrent dans tous les membres (90). »
Nous devons fermement croire que le Christ est toujours auprès de nous, prêt à nous aider si seulement nous le lui demandons. « Si le corps est proche de l’âme, le Seigneur en est encore plus proche, disposé à venir, à ouvrir les portes fermées de nos cœurs et à nous donner les richesses célestes. Car il est bon et ami des hommes, et il tient toujours ses promesses, si seulement nous persévérons jusqu’à la fin dans sa recherché (91). » Et en même temps que le Christ, survient la grâce du Saint Esprit, qui chasse toutes les ténèbres de l’âme. « Quand l’homme a transgressé le commandement, le diable a recouvert l’âme tout entière d’un sombre voile. Quand donc vient la grâce, elle enlève complètement le voile. Alors l’âme, purifiée et rentrée en possession de sa propre nature, […] contemple sans cesse en toute pureté, avec des yeux purifiés, la gloire de la vraie lumière et le vrai soleil de justice, qui brille dans le cœur lui-même (92). »
Concernant la grâce, il faut noter chez saint Macaire deux idées importantes. La première est que la grâce peut toujours se retirer et dissimuler son action, nous sommes alors, à nouveau, victimes des attaques des puissances obscures. Nous ressentons parfois cela comme une action simultanée de la grâce et de l’ennemi dans notre âme. C’est pour cela que nous devons savoir distinguer les esprits, afin de savoir distinguer la révélation vraie de la révélation mensongère. Saint Macaire insiste sur ce caractère mitigé de nombreux états spirituels. L’homme qui n’a pas encore atteint la perfection « doit encore combattre intérieurement. À certains moments, il se repose dans la prière, mais à d’autres, il est dans la tribulation et la guerre […] deux choses abondent au-dedans de lui. la lumière et les ténèbres, le repos et la tribulation (93). » La révélation de la grâce se fait d’une façon progressive, et notre libre volonté peut donc être soumise à la tentation. « Lorsque l’énergie de la grâce divine couvre l’âme de son ombre en proportion de la foi de chacun, c’est partiellement seulement que la grâce la couvre. Que personne donc ne croie que l’âme tout entière est illuminée. Il reste au-dedans bien des espaces occupés par la malice, et beaucoup de peine et de labeur sont nécessaires à l’homme pour qu’il s’accorde avec la grâce recue (94). » Même suite à de grandes révélations, il peut parfois sembler que la grâce ait été temporairement retirée, pour laisser le champ libre aux puissances ennemies. « La grâce accompagne l’homme sans cesse ; elle est enracinée en lui, […] elle use envers lui de diverses économies, comme elle le veut et selon qu’il est utile. Tantôt en effet, le feu brûle et s’enflamme davantage, et tantôt il est plus calme et plus paisible […]. À un autre moment, la lumière elle-même qui brille dans le cœur lui découvrit la lumière plus intérieure, la plus profonde et la plus cachée, de telle sorte que cet homme, comme submergé tout entier dans cette douceur et cette contemplation, ne se possédait plus lui-même, mais devenait comme un fou et un barbare pour ce monde, en raison de cet amour et de cette douceur surabondante, et de tous les mystères cachés […]. Mais dans la suite, la grâce s’est retirée et le voile de la puissance ennemie l’a enveloppé. Néanmoins, elle brille encore en quelque mesure (95). »
Le discernement entre les actions de la grâce et les actions de Satan repose principalement sur les effets de ces actions. « Puisque le péché se transforme en ange de lumière [2 Co 11, 14] et ressemble à la grâce, comment l’homme connaît-il les embûches du démon ? Et comment reçoit-il et discerne-t-il les effets de la grâce ? Les effets de la grâce sont la joie, la paix, l’amour et la vérité. C’est la vérité elle-même qui force l’homme à chercher la vérité. Les manifestations du péché sont pleines de trouble ; il ne contient ni amour ni joie à l’égard de Dieu (96). » Saint Macaire ajoute. « La salade sauvage ressemble à la laitue, mais celle-ci est douce et l’autre amère (97). » Quoi qu’il en soit, le signe le plus sûr qui distingue la grâce divine de l’action démoniaque quelle qu’elle soit, c’est le sentiment d’humilité que provoque la grâce. « Si quelqu’un dit. « Je suis riche, cela me suffit ; ma fortune est faite, je n’ai plus besoin de rien », ce n’est pas un chrétien, dit saint Macaire, mais un homme dans l’illusion et un suppôt du diable. Car la jouissance de Dieu est insatiable, plus on y goûte et en mange, plus on en est affamé. De tels hommes sont brûlés d’un amour passionné et incoercible envers Dieu. Plus ils s’efforcent de progresser et d’avancer, plus ils se tiennent pour pauvres, indigents et dénués de tout. Ils disent. « Je ne suis pas digne de ce que ce soleil brille pour moi ». La marque du chrétien, c’est l’humilité. Si quelqu’un dit. « Cela me suffit », et. « Je suis comblé », c’est un homme dans l’illusion et un menteur (98). »
L’autre point important qu’il convient de garder à l’esprit, c’est que tant que l’homme vit, il peut à tout moment chuter. Il suffit d’un moment d’inattention, d’autosatisfaction, d’orgueil, et aucun état de sainteté, aucune richesse spirituelle ne pourra plus le garantir contre le retour de la tentation, des passions ou même du péché. Même l’impassibilité totale, cet état de liberté vis-à-vis des passions, peut être à nouveau remis en cause par notre faute. Là est la différence fondamentale entre les Homélies spirituelles et l’enseignement hérétique du messalianisme qui affirmait qu’ayant atteint l’impassibilité, l’homme ne pouvait plus jamais chuter (99). Il y a, chez saint Macaire, de nombreuses descriptions pittoresques de ce type de chute à partir de l’état de grâce. « L’un [des frères], tandis qu’il priait avec un autre, fut saisi par la puissance divine, et, pendant son ravissement, il vit la cité céleste, la Jérusalem d’en-haut, des images lumineuses et une lumière sans limites. Et il entendit une voix qui disait. « Voici le lieu du repos des justes. » Mais peu après, il s’enorgueillit et pensa que cette vision le concernait. Après quoi, on le vit tomber dans le gouffre sans fond du péché et dans des fautes innombrables (100). » La liberté de l’homme reste intacte, même dans les états de grâce les plus intenses. « L’homme […] a aussi le pouvoir, même s’il a été étroitement lié au Saint Esprit et enivré des réalités célestes, de se tourner vers le mal […]. Ceux qui ont goûté à la grâce divine de Dieu et sont devenus participants de l’Esprit [He 6, 4], risquent eux aussi, s’ils ne se tiennent pas en garde, de voir s’éteindre leur ardeur et de devenir pires qu’ils ne l’étaient dans le monde (101). »
Ailleurs cependant, saint Macaire semble admettre qu’un homme qui a atteint l’amour absolu ne soit plus soumis aux tentations. Il dit. « Celui qui est arrivé à la charité parfaite est désormais lié étroitement et captif de la grâce (102). » Mais il ajoute immédiatement qu’il s’agit là d’un état tout à fait exceptionnel, et qu’il est très facile de se tromper dans l’évaluation de sa nature. « Celui qui ne fait qu’approcher quelque peu de la mesure de la charité, sans arriver à lui être complètement attaché, est encore exposé à la crainte, à la guerre et à la défaite, et, s’il ne se tient pas sur ses gardes, il sera terrassé par Satan (103). » Et saint Macaire dit qu’il n’a jamais rencontré d’homme parfait. « Je n’ai pas encore vu de chrétien parfait ni vraiment libéré. Même si quelqu’un a connu le repos que procure la grâce, a pénétré dans les mystères et les révélations et a connu l’immense suavité de la grâce, le péché cependant habite encore au-dedans de lui (104). » C’est pour cela, que nous devons, tant que nous sommes en vie, nous tenir prêts à nous battre contre les puissances des ténèbres. « Satan ne cesse jamais la lutte. Aussi longtemps qu’un homme vit dans ce monde, revêtu de la chair, il est en guerre (105). » Même quand quelqu’un « goûte la suavité du Seigneur, quand il se délecte des fruits de l’Esprit, quand se dissipe le voile de ténèbres qui l’entoure et quand la lumière du Christ resplendit […] dans une joie ineffable […], il connaît encore les combats, ainsi que la crainte des voleurs et des esprits malins ; car il redoute de se relâcher et de perdre le fruit de sa peine, jusqu’à ce qu’il ait été jugé digne du royaume des cieux (106). »
Pour voir ce monde invisible d’esprits amis ou ennemis, qui nous entourent et se mêlent de notre vie intérieure, il est indispensable d’avoir une bonne vue spirituelle. Ce monde n’est visible qu’aux yeux de l’esprit. « Il existe aussi la contrée et la patrie de Satan, où les puissances des ténèbres et les esprits malins habitent, se promènent et trouvent leur repos. Et il existe la contrée lumineuse de la divinité, où les armées angéliques circulent et les saints esprits circulent et trouvent leur repos. Mais ni la contrée des ténèbres, ni la contrée lumineuse de la divinité ne peuvent être touchées de nos mains ni vues par nos yeux de la chair. Les hommes spirituels perçoivent cependant, grâce à l’œil du cœur, et la contrée satanique des ténèbres, et la contrée lumineuse de la divinité (107). » L’homme est libre, il peut entrer en contact avec les deux royaumes, le royaume de la lumière et le royaume des ténèbres. « L’âme en effet est compagne et sœur soit des démons, soit de Dieu et des anges. Si elle commet l’adultère avec le diable, elle ne convient plus à l’Époux celeste (108). »
Tel est, dans les grandes lignes, l’enseignement des Homélies spirituelles pour ce qui est des puissances invisibles dans la vie spirituelle.
Tirant les conclusions de ce que nous venons de dire, nous remarquons que saint Macaire ne passe certes pas sous silence l’action des anges (Dieu les envoie pour combattre les démons, ils assistent à notre lutte, nous prêtent main-forte, entrent en contact avec notre âme, etc.), mais ne les mentionne cependant que de façon quasi fortuite. En cela, saint Macaire ne se distingue pas de ses prédécesseurs, mais il s’attarde de façon plus détaillée à décrire les actions des puissances des ténèbres. Il évite de parler de leurs actions physiques ou de leurs apparitions visibles, évoquant principalement la puissance spirituelle dissimulée de Satan qui agit en nous, sur notre âme plutôt que sur notre intellect ou notre cœur, quelque part très loin, « plus bas que l’intellect, plus profond que la pensée », comme il le dit, ou encore — pour reprendre un terme de la psychologie contemporaine — sur notre subconscient. Dans les écrits de saint Macaire, cette puissance satanique prend la forme effrayante d’un serpent spirituel « qui fait son nid dans les « réserves » et les « entrepôts » de l’âme ». Nous voyons là, sans aucun doute, un important apport novateur aux enseignements antérieurs, même à celui d’Évagre le Pontique, qui avait essayé d’expliquer la tentation comme résultant d’une pression physique exercée par les démons sur le cerveau de l’homme. Saint Macaire, lui, relie en général et identifie parfois les œuvres de Satan à la puissance du péché, ou à « l’homme ancien » qui a habillé Adam après la chute. La grâce et le Christ sont opposés à ce « ferment satanique » qui agit en nous. Notre libération de la servitude des ténèbres ne se conçoit que par des images christiques. Le Christ sur la croix détruit le pouvoir de Satan. Le Christ descend dans l’enfer de nos âmes et nous libère de la captivité des démons. Le Christ nous élève à une vie nouvelle et nous envoie le Saint Esprit. C’est pourquoi notre combat contre le mal n’est pas, pour saint Macaire, un simple combat moral. ce combat est fondé sur l’existence d’un « monde satanique des ténèbres » visible aux yeux de l’esprit, ainsi que d’un monde qui lui est opposé, le lumineux « monde du divin ».
Dans l’enseignement des Homélies spirituelles, il y a de nombreuses antinomies, qui en rendent parfois la juste compréhension très difficile. la liberté de l’homme et le pouvoir de Satan ; l’action simultanée dans l’âme de la grâce et des puissances des ténèbres ; notre libération par le Christ et la possibilité que nous gardons de chuter à nouveau ; notre captivité dans l’amour absolu (et non dans l’impassibilité) et l’instabilité des états de sainteté les plus parfaits — tout cela, malgré une expression parfois théologiquement complexe, nous fournit autant de preuves d’une expérience spirituelle véritable et profonde, d’une connaissance très perspicace de la nature humaine. Quoi qu’il en soit, les Homélies spirituelles rejettent les erreurs fondamentales du messalianisme, telles que l’existence du mal en soi, l’union personnelle de l’âme avec Satan, l’impossibilité de la chute une fois atteinte « l’impassibilité », etc. (109). Il est légitime de considérer les Homélies spirituelles comme une œuvre d’une importance capitale parmi les écrits spirituels de l’Orient chrétien. Ce texte renferme en effet des matériaux d’une valeur inappréciable sur la lutte des chrétiens contre les puissances des ténèbres.
- Le texte grec de cinquante des Homélies spirituelles est publié en PG 34, col. 449-821. L’édition critique est celle de l’Académie des sciences de Berlin, publiée par H. Dörries, E. Klostermann, M. Kroeger, Die Fünfzig Geistlichen Homilien des Makarios. Patristische Texte und Studien, Band 4, Berlin, 1964. Sept autres « homélies » ont été publiées par G. L. Marriott. Macarii Anecdota. Seven unpublished Homilies of Macarius, Cambridge, Harvard University Press, 1918; trad. fr.. Les Homélies spirituelles de saint Macaire. Le Saint Esprit et le chrétien, Éd. de l’Abbaye de Bellefontaine, coll. « Spiritualité orientale », n° 40, 1984.
- L’étude du « problème de saint Macaire », n’entre pas dans le cadre de mon article. J’expliquerai seulement, à l’intention du lecteur peu au fait des courants actuels des études patristiques (surtout en ce qui concerne les auteurs ascétiques), que c’est en 1920 que l’hypothèse d’une origine messalienne des Homélies spirituelles a été évoquée pour la première fois par deux moines bénédictins, Villecourt et Wilmart. Ce dernier est allé jusqu’à affirmer qu’il avait reconnu dans les Homélies spirituelles l’ « Ascéticon » messalien, œuvre condamnée par l’Église, et qui n’est pas parvenue jusqu’à nous (se reporter à l’article de cet auteur dans la Revue d’ascétique et de mystique, n° 1[1920], p. 361-377). Voir aussi l’article d’E. AMANN, « Messaliens » dans le Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey & Ané, t. X, 1928, p. 792-795. À la lecture de tels textes, le lecteur orthodoxe ne peut s’empêcher de penser que ce type de « thèses » ne sont pas le produit d’une étude scientifique objective, mais le résultat d’une polémique confessionnelle dirigée contre l’orthodoxie, dans laquelle l’enseignement de saint Macaire a occupé et occupe toujours une place si importante. Cette théorie extrême n’ayant pu être bien longtemps considérée comme sérieuse, elle a été remplacée par une autre (très largement diffusée) qui parle du « messalianisme mitigé » des Homélies spirituelles. Voir J. HAUSHERR, « L’erreur fondamentale et la logique du messalianisme », Orientalia Christiana Periodica, n° 1 (1935), p. 328-360 (voir aussi p. 343-345), ainsi que l’ouvrage de H. Dörries. Symeon von Mesopotamien. Die Uberlieferung der messalianischen ‘Makarios’ Schriften, Texte und Untersuchungen, 55, 1, Leipzig, 1941. Cet ouvrage consiste en un mélange très particulier d’assurance voire de pédantisme purement allemand avec une fantaisie débridée et une tendance à formuler des hypothèses non fondées. Dörries a notamment pour spécialité de redécouper à sa façon les œuvres manuscrites de saint Macaire et d’en faire des collages qui correspondent à ses théories personnelles. Dans son article « Neue Urkunden des Messalianismus ? », Theologische Litteraturzeitung, n° 68 (1943), p. 129-136, W. Völker, un chercheur protestant allemand, propose une critique brillante des méthodes et des idées de Dörries. Le « problème macarien » a pris une tournure nouvelle et très intéressante dans les travaux de W. Jaeger, rédacteur d’une nouvelle édition de saint Grégoire de Nysse. Le professeur Jaeger relève une grande ressemblance entre les enseignements ascétiques de saint Macaire et ceux de saint Grégoire. Voir Two Rediscovered Works of Ancient Christian Literature. Gregory of Nyssa and Macarius, Leiden, Éd. J. Brill, 1954.
- C’est par souci de concision que j’écris ici communément « saint Macaire » et non Homélies spirituelles. Il ne s’agit en aucun cas d’exprimer une opinion particulière quant à l’auteur véritable des Homélies spirituelles.
- Homélies spirituelles, II, 1, dans Les Homélies spirituelles de saint Macaire, op. cit., p. 98.
- Ibid., II, 4, p. 99-100.
- Ibid., V, 3, p. 122-123.
- Ibid., IX, 12, p. 152.
- Ibid., XXIV, 3, p. 239.
- Ibid., XI, 11, p. 162.
- Ibid., XV, 28, p. 191.
- Ibid., XVI, 1, p. 203.
- Ibid., XVI, 6, p. 205.
- Ibid., III, 6, p. 105.
- Ibid., XVI, 1, p. 203.
- Ibid., XVI, 2, p. 204.
- Ibid., XV, 49, p. 200.
- Ibid., XXVI, 12, p. 253.
- Ibid., XL, 5, p. 317.
- Ibid., XXVII, 19, p. 269.
- Ibid., XVII, 15, p. 216.
- Ibid.
- Ibid., II, 3, p. 99.
- Ibid., XI, 12, p. 163.
- Ibid., XVI, 13, p. 209.
- Ibid., XI, 15, p. 164.
- Ibid., XVII, 3, p. 211.
- Ibid., XXVI, 15, p. 254.
- Ibid., XLI, 2, p. 319.
- Ibid., VIII, 2-3, p. 144-145.
- Ibid., VII, 3, p. 141.
- Ibid.
- Ibid., XV, 37-38, p. 195.
- Timothée, presbytre de Constantinople (première moitié du VIe siècle), dans son œuvre Des nouveaux-venus à la sainte Église, donne la formulation suivante de l’enseignement messalien sur l’impossibilité de chuter une fois atteinte l’impassibilité. « Ils disent qu’il n’y a plus ni faute ni danger pour un homme qui, ayant atteint la soi-disant impassibilité, s’adonnerait à la luxure et à la débauche, car il n’est plus a la merci d’aucune passion, et il lui est permis de s’adonner à n’importe quelle passion interdite », voir Des Marcionites (messaliens), chap. 16 (PG 86, col. 52 AB). Voir aussi chap. 10, 11 et 14 (col. 49 BD) et passim. Il est difficile d’imaginer quelque chose qui soit plus en contradiction avec les Homélies spirituelles, aussi bien dans l’esprit que dans la lettre.
- Homélies spirituelles, XVII, 14, p. 216.
- Ibid., XV, 36, p. 194.
- Ibid., XXVI, 16, p. 255.
- Ibid.
- Ibid., VIII, 5, p. 146.
- Ibid., XXVI, 14, p. 254.
- Ibid., XIV, 2, p. 177.
- Ibid., XIV, 4, p. 177-178.
- Ibid., XXVI, 13, p. 253.
- Saint Jean Damascène, dans son inventaire des erreurs messaliennes (§ 13) formule ainsi l’enseignement manichéen-messalien sur la substantialité du mal. « [Les messaliens disent :] que le mal est naturel », dans Des hérésies, 80 (PG 94, col. 732 A). Cet enseignement est catégoriquement rejeté dans les Homélies spirituelles (se reporter aux textes dont les références figurent dans les n. 77 et 78 du présent article). C’est de la façon suivante que Timothée, presbytre de Constantinople, rend compte de la principale erreur des messaliens sur l’union personnelle (hypostatique) et la fusion de l’âme avec Satan. « Ils disent que dès la naissance, un démon vient immédiatement s’unir à chaque homme » (PG 86, col. 48 B), et aussi. « [Selon les Messaliens], Satan cohabite personnellement avec l’homme et le domine en tout », Saint JEAN DAMASCÈNE, Des hérésies, chap. 80, p. 1 (PG 94, col. 729 A). Cette erreur est dénoncée avec vigueur par les Homélies spirituelles (se reporter aux citations indiquées plus haut dans les n. 80 et 81).