Le thème de l’ivresse spirituelle ou divine (θεία μέθη), équivalent à peu près à celui de l’extase et de la joie mystique, est assez répandu dans la littérature religieuse, chrétienne ou non. Sans entrer dans les détails (1), je mentionnerai seulement le fait qu’il se rencontre déjà dans la littérature poétique et religieuse païenne grecque (2), chez Plotin (3), ainsi que chez les gnostiques (4), d’où il semble avoir été emprunté par Philon qui l’utilise souvent dans son exégèse allégorique de la Bible. Philon paraît être aussi l’inventeur du célèbre oxymoron « ivresse sobre » (μέθη νηφάλιος) (5), qui a fait florès dans la littérature patristique chrétienne. Dans cette dernière, le thème de l’ivresse spirituelle apparaît pour la première fois chez Origène, bien que l’oxymoron philonien ne se rencontre pas dans ses écrits, en tout cas dans ceux parvenus jusqu’à nous (6). C’est Eusèbe de Césarée qui emploie ce dernier pour la première fois dans la littérature patristique (7), mais c’est chez saint Grégoire de Nysse surtout qu’il atteint son plus grand développement et approfondissement mystique (8). On trouve des passages sur l’ivresse spirituelle, « sobre » chez quelques-uns, dans les Catéchèses de saint Cyrille de Jérusalem (9), chez saint Jean Chrysostome (10), dans les Homélies spirituelles attribuées à Macaire (11) et, parmi les Latins, chez saint Cyprien de Carthage (12), saint Ambroise (13) et saint Augustin (14).
Un thème semblable, bien que très différent en même temps, est longuement développé dans la Catéchèse XXIII du grand mystique byzantin saint Syméon le Nouveau Théologien (15). Dans cette œuvre, intitulée « Sur la pénitence et la crainte de Dieu » et composée dans une belle prose rythmique, Syméon décrit sous les traits d’un malade éprouvant une douleur terrible dans son cœur et isolé par sa souffrance du monde entier, l’état d’un pécheur qui se repent de ses fautes. « Quel est l’homme », dit-il, « qui, le cœur atteint par le poison, frappé et torturé par une souffrance interne aiguë, se préoccupera de petites blessures à la surface de son corps et s’en fera du souci (16) ? » — « C’est sans plaisir qu’il boira son vin, ayant la souffrance à satiété (17). » Par contraste avec sa propre souffrance, toutes les créatures lui paraîtront heureuses et il sera incapable de faire des distinctions entre elles ou de porter sur elles un jugement. « Tout homme, […] ainsi que toute bête et tout reptile qui rampe sur la terre, et tout ce qui a le souffle de vie, il le proclamera bienheureux en ces termes. « Oh, que bénies sont toutes les œuvres de Dieu, dont l’existence s’écoule dans la joie de leur âme et de leur vie, et moi seul je suis chargé du fardeau de mes fautes et jugé d’un jugement de feu et accablé, moi seul, sur la terre ! » Il tiendra le même compte de n’importe quelle âme et la vénérera comme sainte pour le Seigneur, et il gardera devant tous une crainte religieuse. Il ne fera pas de différence entre le juste et l’injuste, mais mettra tous les hommes sur le même plan, purs aussi bien qu’impurs. Il est seul, retranché de toute la création qui est sous ciel (18). » La mort au cœur et isolé de tous, un tel homme implore le Seigneur dans une prière ardente en le suppliant de lui donner la santé et la résurrection. « Il pleurera », dit Syméon, « dans la douleur de son âme et criera dans son désespoir vers le Seigneur tout-puissant. « Eh bien, tu vois, Seigneur, et rien n’échappe à tes yeux ! […] J’ai ressenti ton jugement, et pour me défendre, pas une parole ne m’est venue à la bouche ! […] Le péché, c’est la mort, et quel est l’homme qui mourra par le péché et de lui-même ressuscitera ? Personne, sûrement. Car c’est toi seul qui, mort, es ressuscité, parce que tu n’as pas commis le péché […]. Je ne suis plus tout entier qu’une blessure […] et l’enfer m’a englouti vivant. […] Toi seul peux me faire remonter et guérir la souffrance de mon cœur, parce que puissante est ta main pour tout faire et elle atteint les extrémités de l’abîme, agissant en tout à ton gré. Dire. ‘Aie pitié de moi’, je n’ose, car j’en suis indigne — mais toi, Seigneur, tu considères (19) ! » ».
« Aussi le Dieu compatissant », continue Syméon — et ce qui suit est très caractéristique pour sa spiritualité —, « ne tardera pas à l’exaucer et se hâtera de lui accorder le soulagement de sa douleur et la délivrance de la peine de son cœur (20) ». Bien plus, « il répandra sur lui aussi sa propre bonté et changera en joie sa peine, l’amertume de son cœur acquerra grâce à lui la douceur d’un vin doux [είς γλυκὺ γλεῦκος μεταποιήσει] et il fera vomir le venin du dragon qui rongeait ses entrailles (21) ». La santé, que Dieu lui donne maintenant, fait oublier à l’homme tout ce qu’il a souffert auparavant. « Et il ne se souviendra plus désormais de ses peines d’antan, ni de tous ces maux qu’il a soufferts […]. Car le Dieu très-haut lui donnera une santé qui dépassera tous les trésors de la terre, et la santé causera une joie indicible en son cœur […], et cette joie à son tour chassera toute souffrance (22) ». Syméon oppose cette joie « indicible » et cette santé à la joie et à la santé ordinaires, car elles sont produites par la souffrance antérieure sous l’action de l’Esprit Saint. « Ce n’est pas de la gloire », dit-il, « qu’elle [la joie que la santé procure à son âme] lui est venue, ni de l’abondance des richesses, ni de la santé du corps, […] ni d’aucune autre chose sous le ciel, mais c’est de la peine et de l’amertume de son âme qu’elle a résulté, et de la rencontre avec l’Esprit de Dieu qui est au-dessus des cieux. Car, pressé et décanté par lui [Διυλισθεῖσα γὰρ δι’αὐτοῦ καὶ ἐκπιεσθεῖσα], le cœur de cet homme a donné naissance à une joie sincère et sans mélange d’affliction. […] Elle sera comme un vin décanté face au soleil et qui brille au contraire et resplendit et fait ressortir la pureté de sa couleur en étincelant joyeusement sur le visage de celui qui le boit en face du soleil (23). »
« Mais à ce sujet », continue Syméon, à la première personne maintenant (preuve qu’il s’agit d’une expérience mystique réelle et personnelle), dans son développement des thèmes du soleil et du vin, « il y a une chose que je ne puis comprendre. je ne sais ce qui me réjouit davantage, la vue et le charme des purs rayons du soleil, ou bien de boire et de goûter le vin qui [coule] en ma bouche. Je voudrais dire que c’est le second, et le premier m’attire et m’apparaît plus doux. et lorsque je me tourne vers le premier, voilà qu’à son tour la douceur du goût m’est encore plus suave, et je ne peux ni me lasser de regarder, ni me rassasier de boire. Car lorsque je crois avoir bu tout mon soûl [τοῦ πίνειν χορτασθῆναι δοκήσω], voilà que la beauté des rayons qui en jaillissent redouble ma soif, et je me trouve à nouveau altéré. mais j’ai beau m’efforcer de plus belle de rassasier mes entrailles, autant et dix fois plus brûle ma bouche et je suis consumé de soif et d’avidité pour la cristalline liqueur [τοῦ διειδέστερον πίνοντος] (24). » « Sa soif », continue Syméon en retrouvant la troisième personne, « ne cessera pas dans l’éternité, ni ne lui manquera la suave liqueur aux clairs reflets [τό ἡδύ καὶ λευκολαμπές πόμα] ; la suavité de la boisson et l’éclat joyeux que rayonne le soleil chassent toute tristesse de son âme, et mettent cet homme dans une joie continuelle ; nul n’aura le droit de lui nuire, et il n’aura personne pour l’empêcher de se rassasier à cette coupe comme à une source (25). » Et Syméon, sans parler directement d’un état d’ivresse, décrit dans les termes suivants l’effet de ce vin et de cette lumière. « Le reflet du vin et le rayon du soleil qui jettent tout leur éclat sur le visage de celui qui boit passent jusqu’à ses entrailles, jusqu’à ses mains et ses pieds, jusqu’à son dos, et rendant le buveur tout entier de feu, ils lui donneront de pouvoir brûler et de faire fondre les ennemis qui l’attaquent de toutes parts. Et il devient le bien-aimé de la lumière du soleil, l’ami du soleil et comme un fils chéri pour le vin au clair reflet (26). » Syméon conclut ce passage en revenant à nouveau sur l’effet salutaire du vin et la soif insatiable qu’il produit. « La boisson est pour lui nourriture et purification de l’infection de ses chairs putréfiées, la purification est pour lui santé complète, et la santé ne lui permet de se nourrir d’aucun autre aliment malsain, mais au contraire allume en lui un désir infini, brûlant de boire de ce vin, de se purifier, et de trouver dans [cette] boisson la santé. Car de la beauté d’[un corps] sain et du charme d’une bonne mine produite par la santé, on ne se lasse pas [χόρον οὐκ ἔχει] (27) ».
Par rapport au thème traditionnel de l’ivresse spirituelle, ces descriptions mystiques de saint Syméon le Nouveau Théologien constituent un développement sensible et une variation personnelle et originale qui distingue Syméon de ses prédécesseurs. D’abord, si on fait une comparaison formelle, les écrivains anciens (qu’il s’agisse de Philon ou des auteurs chrétiens) partent de la Bible, et ce qu’ils disent sur l’ivresse spirituelle apparaît généralement comme une exégèse de nombreux passages, de l’Ancien Testament surtout, où il est question de l’ébriété, de la coupe, du banquet, etc., ainsi que de certaines scènes bibliques (l’ivresse de Noé, par exemple), qu’ils interprètent dans un sens allégorique ou symbolique (28). Syméon, au contraire (si on omet une allusion à Ac 2, 13 qu’on pourrait voir dans sa mention du « vin doux » [γλεῦκος] et une autre à la « coupe » [ποτήριον] du Ps 22, 5) est indépendant de toute source scripturaire et n’emprunte pas à la Bible ses images et ses expressions pour décrire l’ivresse spirituelle. Il part directement de son expérience mystique qu’il veut exprimer par les symboles du vin, de son goût et de sa couleur, etc. C’est l’expérience mystique et non l’exégèse biblique qui l’intéresse au premier chef (29). En accord avec cette attitude, ses descriptions du phénomène mystique de l’ivresse spirituelle sont, sans aucune comparaison, plus développées que chez ses prédécesseurs. Elles ont un caractère plus réaliste, plus personnel, plus vécu et contiennent plus de détails psychologiques (comme, par exemple, l’hésitation de donner la préférence au goût du vin ou à sa couleur). D’un autre côté, Syméon est complètement étranger dans son traitement du thème de l’ivresse spirituelle aux préoccupations apologétiques ou polémiques qui jouaient un rôle si important dans les écrits des auteurs anciens qui ont écrit sur le même sujet (30).
Les traits originaux de Syméon dans sa description du phénomène de l’ivresse mystique sont bien plus importants. À vrai dire, il ne s’agit pas chez lui, à strictement parler, d’une « ivresse », qu’elle soit « sobre » ou « divine », qu’importe. Toutes ces expressions manquent chez Syméon, comme nous l’avons vu dans les textes cités plus haut. Il nous parle plutôt d’un malade qui a recouvré la santé et qui éprouve une soif insatiable. Mais cet homme est en même temps un connaisseur qui aime à déguster du vin. Il admire son goût et sa couleur au soleil et ne peut pas facilement décider ce qu’il doit préférer, le goût ou la couleur. Une telle image ne se rencontre chez aucun autre écrivain patristique. Comme Philon, qui identifie à peu près son « ivresse sobre » avec une joie extatique (31), Syméon parle aussi de la joie indicible de celui qui boit le vin. Mais tandis que chez Philon cette joie est le fruit de la gnose, chez Syméon elle est un don de l’Esprit Saint donné à celui qui se repent et implore Dieu. Syméon ajoute en plus l’image du soleil dont les rayons se reflètent dans le vin. Cette union d’images du vin et du soleil, unique aussi dans la littérature patristique, constitue la particularité la plus frappante du langage symbolique de Syméon. Il faut ajouter aussi que Syméon, tout en évitant de parler directement d’ivresse, décrit avec force et réalisme l’effet du vin qui pénètre l’homme entier et l’embrase corps et âme. C’est l’idée de la participation totale de l’homme dans la vie mystique et de sa transformation par le Saint Esprit. On peut donc dire que le mystique est comparé par Syméon à un connaisseur, qui admire le vin et le déguste « en face du soleil », mais poussé par sa soif insatiable et qui augmente toujours plus il boit, s’enivre sans s’en apercevoir. C’est un état nettement extatique où le buveur devient « l’ami du soleil et le fils aimé du vin », expressions qui montrent bien qu’il ne s’agit pas ici d’une identification « panthéistique » avec le divin, mais d’une amitié et filiation avec le Christ et le Saint Esprit, le soleil et le vin étant leurs symboles. Si cette interprétation est juste, le Christ-soleil se refléterait dans le chrétien et s’unirait avec lui par l’Esprit Saint, comme le soleil se reflète dans le vin qui pénètre entièrement celui qui le boit.
Quelle est l’origine de ces images et quelles sont les sources que Syméon aurait pu utiliser ? Il est difficile de répondre à ces questions. Syméon n’a certainement pas emprunté l’ensemble de ses images (le vin, sa couleur, le reflet du soleil dans le vin, l’hésitation du « dégustateur », etc.) chez les écrivains ecclésiastiques anciens, puisqu’elles ne se trouvent pas dans leurs écrits. Peut-être fut-il influencé par la poésie populaire byzantine (quelque chanson du peuple ?) d’où il aurait pu emprunter ces images en les transposant sur un plan spirituel et mystique (32)? Je ne pourrais répondre à cette question. Il est néanmoins bien plus probable que Syméon ait créé lui-même son langage symbolique et l’ensemble de ses images, dans le but d’exprimer son expérience mystique personnelle de l’extase et de l’union avec Dieu — une variante particulière du thème ancien de l’ivresse spirituelle. Mystique authentique et écrivain doué, il en était capable. Et innovant de la sorte ce thème traditionnel de la théologie mystique, saint Syméon aurait encore une fois justifié l’appellation de « Nouveau Théologien » qui lui a été donnée par ses contemporains.
* Exposé présenté à la IIIe Conférence patristique internationale (Oxford, 1959) et publié dans le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 35 (1960), p. 10-18.
- Une étude historique détaillée du thème de l’ivresse spirituelle a été faite par Hans Lewy dans un livre intéressant. Sobria Ebrietas. Untersuchungen zur Geschichte der antiken Mystik (« Beiheft zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche », n° 9), Giessen, 1929. Saint Syméon n’y est toutefois pas mentionné.
- Voir H. LEWY, op. cit., p. 42-54 et p. 66-72.
- Plotin en parle dans les termes suivants. « [L’intelligence] hors d’elle-même et enivrée de nectar [μεθυσθεὶς τοῦ νέκταρος], devient intelligence aimante en se simplifiant pour arriver à cet état de plénitude heureuse. et une telle ivresse vaut mieux pour elle que la sobriété [καὶ ἔστιν αὐτῷ μεθύειν βέλτιον ἢ σεμνοτέρῳ εἶναι τοιαύτης μέθης] » (Enn. VI, 7 [38] 35, 24-27, texte établi et traduit par É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1938, p. 109).
- Voir LEWY, op. cit., « Philon und die Gnosis », p. 73-103.
- Voir LEWY, op. cit., chap. 1, p. 3-41. Philon parle souvent de l’"ivresse sobre" dans ses œuvres, toujours en connexion avec des passages bibliques (1 R 1, 14-15, par exemple) qu’il interprète dans un sens allégorique.
- Voir LEWY, op. cit., p. 119-128. Les passages les plus importants sur l’ivresse divine se trouvent, chez Origène, dans son Commentaire sur saint Jean, 1, 30 (SC 120bis) ; dans son Commentaire sur l’Évangile selon Matthieu (SC 162), ainsi que dans ses Homélies sur le Lévitique (SC 286-287) et Commentaire sur le Cantique, 3 (SC 375-376).
- Voir LEWY, op. cit., p. 129-132. Eusèbe emploie cette expression dans son Commentaire sur les Psaumes, 35, 9-10 et 36, 4 (PG 23, col. 321 AB et col. 325 C).
- Voir LEWY, op. cit., p. 132-137 et Jean DANIELOU, Platonisme et théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Paris, Aubier, 1944, p. 290-302; saint Grégoire de Nysse parle de cette « ivresse » dans ses Homélies sur le Cantique des cantiques (Hom. V dans 2, 13, PG 44, col. 873 B ; Hom. X dans 5, 1, ibid., col. 989 C-992 B) et dans son Discours sur l’Ascension du Christ (PG 46, col. 692 B).
- CYRILLE DE JERUSALEM, Cat. XVII, 19 dans De Spiritu Sancto, II (PG 33, col. 989 C-992 B, sur Act. 2, 12 f.) ; voir LEWY, op. cit., p. 85, n. 4.
- Hom. adv. Ebriosos, II (PG 50, col. 435-436), voir LEWY, op. cit., p. 127, n. 7; PSEUDO-CHRYSOSTOME, In Sanctam Pentecosten, II (PG 52, col. 807-810), voir LEWY, op. cit., p. 5, n. 3.
- MACAR., Hom., VIII, 2 (PG 34, col. 529 A), voir LEWY, op. cit., p. 124, n. 2.
- Voir LEWY, op. cit., p. 138-146. CYPRIEN, Lettre 63 à Caecilius (CSEL III, 701 f.).
- Dans son hymne Spendor paternae gloriae, qui contient les mots suivants. « laeti bibamus sobriam — ebrietatem Spiritus » (PL 16, col. 1411) ; voir LEWY, op. cit., p. 146-157.
- Voir LEWY, op. cit., p. 157-164. En particulier. Ennaratio in psalmum 35 (Éd. du Cerf, 2007, p. 462-481).
- Cette catéchèse (éditée dans Catéchèses, t. III, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n°113, 1965) a dû être écrite par saint Syméon vers la fin du Xe siècle, quand il était supérieur du monastère de Saint-Mamas à Constantinople.
- Cat., XXIII, 9-12, loc. cit., p. 15.
- Cat., XXIII, 25-26, loc. cit., p. 15.
- Cat., XXIII, 36-49, loc. cit., p. 17.
- Cat., XXIII, 64-94, loc. cit., p. 19-21.
- Cat., XXIII, 95-97, loc. cit., p. 21.
- Cat., XXIII, 104-107, loc. cit., p. 21.
- Cat., XXIII, 109-117, loc. cit., p. 21-23.
- Cat., XXIII, 146-157, loc. cit., p. 25.
- Cat., XXIII, 158-170, loc. cit., p. 25-27.
- Cat., XXIII, 173-180, loc. cit., p. 27.
- Cat., XXIII, 185-192, loc. cit., p. 27.
- Cat., XXIII, 193-200, loc. cit., p. 27-29.
- Les loci classici de la Bible sur l’ivresse et le vin, qu’on interprétait souvent dans un sens spirituel, sont principalement les suivants. Gn 10, 20-21 (L’ivresse de Noé) ; 1 R 1, 14-15 (La prière d’Anne) ; Ps 22, 5 (La coupe qui enivre) ; Ps 35, 9 (« Ils s’enivrent de la graisse de ta maison ») ; Ps 103, 15 (« Le vin qui réjouit le cœur de l’homme ») ; Ct 5, 1 (« Je bois mon vin et mon lait. Mangez, amis, buvez, enivrez-vous mes bien-aimés ») ; Pr 9, 2-5 (Le banquet de la Sagesse et le cratère. « Venez, mangez mon pain et buvez le vin que j’ai dissout ») ; et dans le Nouveau Testament. Ac 2, 13 (L’ivresse des Apôtres à la Pentecôte) ; Ep 5, 18 (« Ne vous enivrez pas de vin… mais remplissez-vous de l’Esprit ») et quelques fois Mt 26, 27 (La Cène).
- Les seuls auteurs anciens qui ne partent pas de textes bibliques dans leurs passages sur l’ivresse spirituelle et ne sont pas dominés par les intérêts exégétiques sont, à notre connaissance, saint Ambroise (dans son hymne citée plus haut, voir n. 14) et le pseudo-Macaire qui dit, dans ses Homélies spirituelles, qu’un homme en extase « lorsqu’il est illuminé davantage, est incandescent dans son ivresse de l’amour de Dieu » (voir n. 12). Dans les deux cas, il s’agit avant tout de descriptions spirituelles et non d’exégèse scripturale. Saint Ambroise cependant, ne parle pas, dans le passage mentionné, d’un état mystique et extatique, mais plutôt d’une vie nouvelle et d’un état de grâce fondé sur les sacrements et commun à tous les chrétiens. Il n’est donc pas, à strictement parler, dans la lignée spirituelle de saint Syméon. On peut dire aussi que chez saint Grégoire de Nysse l’intérêt spirituel et mystique équivaut au moins à l’intérêt exégétique, bien que ses passages sur l’ivresse sobre appartiennent presque tous à ses Homélies sur le Cantique des cantiques et sont basés sur cet écrit de l’Ancien Testament. Le texte biblique, comme on le sait, servait souvent pour saint Grégoire de simple point de départ pour ses méditations théologiques et spirituelles. On pourrait donc dire que saint Syméon le Nouveau Théologien se trouve à la fin d’un développement qui commence par Grégoire de Nysse et le pseudo-Macaire et au cours duquel l’intérêt exégétique pour les passages de la Bible sur l’ivresse et le vin cède la place à une description d’un phénomène spirituel et mystique, plus ou moins indépendante de sources scripturales.
- Ces préoccupations apologétiques se rencontrent, par exemple, assez souvent chez Philon. Comme on le sait, il a composé des traités moraux contre ceux qui s’enivrent [Kατὰ μεθυόντων], inspirés, partiellement en tout cas, par des diatribes stoïciennes sur le même sujet. Or, il se trouve dans l’Ancien Testament de nombreux passages qui parlent de l’ivresse, du banquet, de la coupe, etc. (voir n. 29). Philon tâche donc de montrer dans ses traités qu’il faut comprendre ces passages bibliques dans un sens spirituel et qu’il ne s’agit pas d’une ivresse physique, mais de l’ivresse sobre, entièrement différente par sa nature et ses effets de l’ivresse ordinaire, et que par conséquent on ne peut pas justifier par la Bible un emploi excessif du vin. Saint Syméon distingue aussi le vin « physique » du vin « mystique » lorsqu’il dit que l’homme malade, qu’il décrit « buvant son vin sans plaisir, ayant la souffrance à satiété » (voir n. 18), tandis que le vin « mystique », tout en lui donnant la santé, provoque en même temps une soif insatiable. Mais Syméon argumente ainsi sans aucun souci de combattre le vice de l’ivrognerie. Il décrit simplement des états spirituels et les distingue des états ordinaires. S’il a un but moral, c’est d’attirer les hommes à la pénitence en montrant les fruits spirituels qu’elle porte (santé, joie, « ivresse », etc.). Chez saint Cyprien, au contraire c’est plutôt le souci polémique qui le fait parler de l’ivresse spirituelle. Dans sa lettre à Caecilius (voir la n. 13), il polémique contre les Aquarii qui célébraient l’Eucharistie avec de l’eau au lieu de vin. Cyprien combat leur erreur et défend l’usage eucharistique du vin en se basant (entre autres arguments) sur les passages de l’Ancien Testament concernant la coupe qui enivre, le banquet, etc., en les interprétant aussi dans un sens symbolique, comme préfigurations de l’Eucharistie et justification de l’emploi du vin dans ce sacrement. C’est seulement dans cette connexion liturgique et dans ce souci polémique que saint Cyprien parle de l’ivresse spirituelle. Quant à saint Syméon le Nouveau Théologien, il est difficile de dire si ses passages sur le vin et son action se rapportent à l’Eucharistie. Ce n’est pas exclu, c’est même probable, mais en premier lieu ils ont en vue, certainement, l’état extatique intérieur, créé par l’Esprit-Saint dans l’âme du pénitent.
- Voir LEWY, op. cit., p. 34-41.
- Dans ce cas il existerait une certaine analogie entre saint Syméon le Nouveau Théologien et Plotin qui s’inspirait davantage dans son langage mystique des poètes que des écrivains religieux. D’autre part, on ne peut pas nier qu’il existe une certaine ressemblance sur le thème de l’ivresse spirituelle entre saint Syméon et quelques poètes mystiques arabes et perses, Ibn al-Farid (1182-1235) en particulier. Voir R. A. NICHOLSON, Studies in Islamic Mysticism, Cambridge, 1921, chap. III. « The Odes of Ibnu’l-Farid », p. 162-266. Notamment les vers suivants. « La main de mon œil m’a donné à boire le vin fort de l’amour, lorsque ma coupe était la face de Celle qui transcende la beauté. Et, dans mon ivresse, par le moyen d’un regard, j’ai fait imaginer mes camarades que c’était le fait d’avoir bu à grands traits leur vin qui a réjoui mon âme intérieure. Bien que mes yeux m’ont rendu indépendant de ma coupe et mon ébriété fut dérivée des qualités d’Elle, et non de mon vin » (NICHOLSON, op. cit., p. 199). Malgré la très grande différence du style, des images et des idées, ce qui frappe chez Ibn al-Farid, comme chez Syméon, c’est cette connexion entre le fait de boire du vin et de contempler en même temps quelque chose (le reflet des rayons du soleil dans le vin chez Syméon, la face et les qualités de « Celle qui transcende la beauté » chez Ibn al-Farid). Il faut néanmoins remarquer qu’Ibn al-Farid appartient à une époque postérieure à Syméon. Donc toute possibilité de son influence sur Syméon est exclue, a priori. Une influence inverse de Syméon sur les mystiques arabes semble aussi extrêmement invraisemblable pour des raisons historiques et culturelles d’ordre général et vue la diffusion comparativement restreinte des idées et des écrits de Syméon dans l’empire byzantin, même avant le XIVe siècle. D’un autre côté, la différence dans le traitement du même thème de l’ivresse spirituelle chez Syméon et dans la mystique arabe reste très grande malgré certaines ressemblances qu’on trouve généralement entre les phénomènes mystiques. L’image du soleil, de ses rayons et de leur reflet dans le vin manque chez Ibn al-Farid. Plus important encore, les idées centrales de Syméon — la filiation et l’amitié avec le vin et le soleil —, compréhensibles dans les cadres d’une théologie chrétienne trinitaire, manquent également chez Ibn al-Farid, qui parle plutôt d’une identification avec une essence divine féminine et d’une immersion en elle. Enfin, les idées du péché comme maladie et souffrance, et de la pénitence qui donne la santé et la joie, développées par Syméon avec une telle force dramatique, ne se retrouvent non plus dans la mystique d’Ibn al-Farid. Malgré ce résultat plus ou moins négatif de la comparaison entre ces deux grands représentants de la mystique byzantine et arabe, il faut souhaiter qu’une étude comparative plus poussée de ces deux mystiques soit entreprise par une personne plus qualifiée que moi pour cette tâche…
Suite « Dieu, l’homme, l’Église » Lecture des Pères Par Basile Krivochéine Les Éditions du « CERF » Paru en. Décembre 2010, 302 pages